La proposition de loi de notre collègue Olivier Jacquin - que je salue également -, a pour objet d'instaurer une contribution exceptionnelle, acquittée par les assureurs, assise sur la hausse de leur résultat d'exploitation en cas d'application de l'état d'urgence sanitaire. Elle s'inscrit dans la continuité des réflexions engagées depuis le début de la crise sanitaire, qui visent à faire participer les assureurs à l'effort national de soutien de notre tissu économique. Lors de l'examen des projets de loi de finances rectificative pour 2020 et du projet de loi de finances pour 2021, le Sénat a déjà eu l'occasion, à plusieurs reprises, de débattre de ce sujet, et de définir sa position. Le dispositif de la présente proposition de loi ne nous est d'ailleurs pas inconnu puisqu'il a été présenté, dans une rédaction différente, lors de l'examen du deuxième projet de loi de finances rectificative, puis, dans cette rédaction, lors de la discussion des troisième et quatrième projets de loi de finances rectificative pour 2020.
Contrairement aux autres dispositifs fiscaux prévoyant de taxer le secteur assurantiel que nous avons examinés au cours des derniers mois, celui-ci présente une certaine originalité en ce qu'il établit un lien causal entre l'application de l'état d'urgence sanitaire et la taxation du résultat d'exploitation des assureurs.
En effet, aux termes de l'article unique de cette proposition de loi, les assurances non-vie opérant en France sont assujetties à une contribution exceptionnelle au titre de tout exercice au cours duquel l'état d'urgence sanitaire est appliqué sur tout ou partie du territoire. Cette contribution est assise sur la hausse du résultat d'exploitation constaté au cours de l'exercice par rapport à la moyenne des trois derniers exercices clos. L'objectif est clair : taxer les « sur-bénéfices » réalisés au cours de l'état d'urgence sanitaire. Le taux de cette contribution s'élève à 80 %.
Ainsi, ce dispositif est établi sur deux présupposés : d'une part, un lien « automatique » entre l'application de l'état d'urgence sanitaire et une variation du résultat d'exploitation des assurances non-vie ; et, d'autre part, une évidente profitabilité de la crise sanitaire pour ces compagnies. Or, les auditions que j'ai menées ont conforté l'idée d'une très grande fragilité de ces deux postulats. Cela m'a conduit à conclure que le dispositif proposé est peu opérant.
Premièrement, l'idée d'un lien direct entre l'état d'urgence sanitaire et le résultat d'exploitation des assurances non-vie n'apparaît pas fondée.
Certes, en choisissant d'assujettir les assurances à cette taxe en raison de l'application de l'état d'urgence sanitaire, les auteurs de la proposition de loi ont évidemment souhaité instaurer une taxe qui ne serait appliquée qu'en cas de crise sanitaire grave. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l'état d'urgence sanitaire peut entraîner des conséquences économiques et sociales variables selon l'ampleur et la durée des mesures administratives prises. En effet, l'état d'urgence sanitaire est une « boîte à outils » de nature à permettre au pouvoir exécutif de prendre des mesures face à une catastrophe sanitaire. Le deuxième confinement en constitue d'ailleurs une illustration parfaite : les mesures prises pour endiguer l'épidémie étant moins strictes, leurs effets sur l'activité économique sont moindres qu'au cours du premier semestre.
Ce constat est renforcé par le fait que le dispositif proposé ne prévoit aucune durée ni ampleur géographique minimales de l'état d'urgence sanitaire. Ainsi, un état d'urgence circonscrit localement, et pour une durée brève, un mois par exemple, entraînerait d'office un assujettissement de l'ensemble des assurances non-vie à cette contribution.
De la même façon, le résultat des assurances non-vie peut se dégrader au cours de l'application de l'état d'urgence sanitaire, sans aucun lien avec celui-ci. Ainsi, en mai et avril derniers, les sinistres payés au titre des catastrophes naturelles ont augmenté de 43 % par rapport à la même période en 2019.
Compte tenu de ces éléments, je ne partage pas l'idée selon laquelle les premières expériences liées à l'application de l'état d'urgence sanitaire puissent fonder une nouvelle « doctrine » fiscale. Je suis très réservé sur le principe d'instaurer une disposition fiscale pérenne, alors que chaque état d'urgence sanitaire a ses propres caractéristiques.
Deuxièmement, le dispositif proposé repose sur un second postulat, à savoir l'idée d'une profitabilité de la crise sanitaire pour les assureurs non-vie. La question d'un possible « effet d'aubaine » de cette crise a jalonné nos débats depuis le début de l'épidémie, en raison de la baisse de la sinistralité. Ce contexte a d'ailleurs justifié que le Parlement demande un rapport au Gouvernement, dans le cadre de la deuxième loi de finances rectificative, sur l'évolution de la sinistralité par rapport à 2019.
Ce rapport, qui a été remis en juillet dernier, se fonde sur une enquête statistique partielle pilotée par la direction générale du Trésor (DGT). Le constat de cette première enquête est très clair : en avril et mai 2020, on observe une baisse de 25 % des sinistres payés, toutes catégories d'assurances non-vie confondues, ce qui correspond à une réduction de 1,9 milliard d'euros du montant des prestations payées. Néanmoins, les auditions que j'ai menées m'ont encouragé à la plus grande prudence dans l'interprétation de ces premières données.
En effet, lors de son audition, la DGT a souligné que l'appréciation de l'évolution de la sinistralité pour 2020 ne pourra être menée qu'ex post, lorsque les données définitives pour l'ensemble des assurances non-vie seront connues, soit en avril 2021.
De son côté, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), entité de supervision du secteur assurantiel, a confirmé une tendance inverse par rapport aux données publiées dans le rapport du Gouvernement et relatives aux sinistres payés en avril et mai dernier. Avec les précautions d'usage nécessaires pour l'interprétation de données trimestrielles intermédiaires, l'ACPR a indiqué que, à la fin du troisième trimestre de cette année, il n'était pas observé de décrue substantielle de la charge des sinistres en assurance non-vie, à l'exception de l'assurance santé. En effet, cette dernière fait figure d'exception en raison de l'important report de soins observé ces derniers mois.
Ce constat s'explique notamment par des disparités entre les branches assurantielles. Par exemple, l'ACPR a fait état d'une hausse significative des sinistres couverts par les contrats d'assurance de « pertes pécuniaires diverses », qui enregistrent les sinistres payés en matière d'annulation d'événements et d'indemnisation des pertes d'exploitation, qu'il s'agisse d'une indemnisation à titre contractuel ou volontaire.
Enfin, la Fédération française de l'assurance (FFA) a dressé un état des lieux similaire lors de son audition. Dans une note réalisée la semaine dernière, elle évalue la hausse du montant des sinistres payés en 2020 à près de 2 milliards d'euros, nette des économies réalisées sur les sinistres de la branche automobile. Cette estimation doit toutefois être reçue avec prudence, étant donné qu'il s'agit d'une prévision sur l'ensemble de l'année 2020.
Au-delà de la sinistralité au cours de l'année 2020, les sinistres en matière d'assurance non-vie pourraient également être en hausse l'année prochaine, en raison d'une augmentation du taux de défaillance des entreprises. En effet, selon le principe dit de « portabilité », les contrats d'assurance santé collectifs font obligation aux assureurs de continuer à honorer la couverture des sinistres pendant les douze mois suivant la fin du contrat de travail, alors même qu'ils ne reçoivent plus de cotisations. Cet exemple montre bien la difficulté du dispositif proposé : les conséquences économiques de la crise sanitaire ont un effet bien plus direct sur le résultat des assurances que l'application de l'état d'urgence sanitaire en elle-même.
Aussi, je suis opposé au principe d'une taxation systématique d'un prétendu effet d'aubaine qui pourrait donner lieu, chaque année, à des revendications sectorielles éparses. Allons-nous proposer de taxer les fabricants de parapluies lorsqu'une année est marquée par un record de pluviométrie, ou encore les fabricants de crème glacée en cas de canicule ?...
Au-delà de la question du caractère opportun du dispositif proposé, il me semble indispensable d'apprécier toute proposition de contribution au regard des engagements déjà pris par le secteur des assurances depuis le début de la crise sanitaire.
Certes, nous nous souvenons tous que ces engagements ont été pris dans un contexte particulier, marqué par une forte défiance des assurés envers les assureurs, dès lors qu'il est apparu que la plupart des garanties « pertes d'exploitation » souscrites par les entreprises ne donnerait pas lieu à une indemnisation. Cependant, nous ne pouvons ignorer l'ensemble des gestes commerciaux consentis par le secteur.
Par ailleurs, les auditions ont été particulièrement éclairantes quant aux perspectives du secteur assurantiel. En effet, la solvabilité est un facteur essentiel. L'année 2020 a été marquée par une dégradation de la solvabilité des assureurs, même si celle-ci reste nettement au-dessus des ratios prudentiels exigés. Ainsi, au cours du premier semestre, les fonds propres des assureurs ont baissé de 40 milliards d'euros en raison du repli des marchés financiers et de la réduction de la valorisation des portefeuilles d'actifs des assureurs.
Au-delà de cette question conjoncturelle, l'ACPR fait état d'une baisse tendancielle de la profitabilité de l'assurance non-vie depuis plusieurs années. En effet, la persistance d'un environnement de taux bas réduit les marges de manoeuvre dont disposent les assureurs pour équilibrer leurs bilans grâce à leur portefeuille de valeurs mobilières. Or, les revenus des placements financiers permettent d'équilibrer des branches qui sont déjà sous tension, à l'image de l'assurance automobile obligatoire pour laquelle le coût des sinistres ne cesse d'augmenter.
Pour l'ensemble de ces raisons, le dispositif proposé ne semble pas de nature à garantir une mobilisation pertinente du secteur assurantiel en cas de crise sanitaire.
Pour l'avenir, il est évident que nous devons tirer les leçons de la crise sanitaire en organisant de façon pragmatique et pérenne la participation des assureurs au soutien de l'économie. Cette participation doit reposer, j'en suis convaincu, sur le coeur de métier des assureurs, à savoir l'indemnisation d'un risque prévue contractuellement.
La prise en charge limitée, ou même inexistante la plupart du temps, des pertes d'exploitation des entreprises a entretenu l'idée que les assureurs n'ont pas joué correctement leur rôle de garant contre la mauvaise fortune. Dans cette perspective, la proposition de loi adoptée le 2 juin dernier, à l'initiative du rapporteur général, constitue une première réponse adéquate.
À court terme, et dans l'attente de l'instauration d'un tel dispositif, il est certain que la question de la participation financière des assureurs n'est pas complètement épuisée, notamment en raison de la seconde vague que nous connaissons et de la prorogation du fonds de solidarité. Sur ce point, le Sénat a clairement exprimé sa position lors de l'examen de la première partie du projet de loi de finances pour 2021, en adoptant une taxe ponctuelle de 2 %, uniquement au titre des primes perçues au cours de l'année 2020, ce qui représente 1,2 milliard d'euros. De plus, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), le Gouvernement a prévu une taxe sur les complémentaires santé à hauteur de 1 milliard d'euros en 2020 et de 500 000 euros en 2021.
Aussi, je vous recommande de ne pas adopter la présente proposition de loi ; la discussion en séance publique porterait ainsi sur le texte initial.
En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution adopté par la Conférence des présidents, en vue du dépôt des amendements de séance, je vous propose de considérer qu'entrent dans le périmètre de la proposition de loi toutes dispositions fiscales visant à définir les redevables, l'assiette, le taux, les modalités de recouvrement, et autres modalités d'application d'une contribution acquittée par le secteur assurantiel en lien avec une crise sanitaire majeure.