Intervention de Julien Denormandie

Réunion du 1er décembre 2020 à 14h30
Loi de finances pour 2021 — Compte d'affectation spéciale : développement agricole et rural

Julien Denormandie :

Madame la présidente, madame, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je me présente devant vous, cet après-midi, dans un contexte singulier et particulier, marqué par la pandémie.

Ce contexte nous oblige à rendre hommage à toutes ces femmes et à tous ces hommes qui travaillent sans relâche, très tôt le matin jusque très tard le soir, qui ont permis au pays de tenir lors du premier confinement et qui continuent de le faire pendant le deuxième confinement : les agriculteurs, les éleveurs, toutes celles et tous ceux qui travaillent sur la chaîne alimentaire. J’ai la faiblesse de croire que les Français savent ce qu’ils leur doivent et que, dans l’hommage rendu par la Nation à la « première ligne », une part leur était dédiée.

Je tenais à commencer ce propos en leur rendant hommage à mon tour et en les remerciant de manière républicaine pour tout ce qu’ils font.

Ce contexte est particulier aussi parce qu’il nous impose de prendre des mesures de soutien exceptionnelles face aux conséquences de la crise de la covid, car un certain nombre de filières ont été touchées. J’entends ici ou là – M. le sénateur Duplomb en a fait état – que ces aides n’arrivent pas assez rapidement. Où en est-on aujourd’hui ?

À ce jour, toutes les mesures que nous nous étions engagés à prendre sont mises en place, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ces aides concernent les secteurs vitivinicole, de la volaille, de l’horticulture, de la pomme de terre, de la bière, du cidre, c’est-à-dire tous ceux pour lesquels mes équipes et les professionnels concernés ont dû accomplir un travail de dentelle, en vue d’élaborer ce plan de soutien.

Au moment où je vous parle, pour les seuls secteurs que j’ai cités, ces mesures représentent plus de 300 millions d’euros, dont 150 millions ont déjà été déboursés. On peut toujours dire que ces financements proviennent de telle ou telle tuyauterie… À la fin des fins, l’important est que l’argent arrive sur les comptes bancaires.

Toutes celles et tous ceux avec qui je travaille au quotidien savent à quel point mon impatience est grande et ma détermination forte pour accélérer les choses. Toutefois, je vous accorde ce point : ce n’est pas toujours évident, surtout lorsqu’il est nécessaire d’obtenir l’accord de Bruxelles ou du Conseil des ministres pour un certain nombre de dispositifs, car certains relèvent des aides d’État, vous le savez.

Reste que, depuis plusieurs mois, nous avons réussi à déplacer des murs et, en tout état de cause, à mettre toutes ces mesures de soutien sur la table. Je remercie à cet égard M. Pla d’avoir évoqué une partie de ces aides.

À ce moment exceptionnel doit répondre un budget exceptionnel. Les crédits de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » dont nous discutons viennent s’ajouter aux financements européens, qui s’élèvent à 9 milliards d’euros par an, et aux 7 milliards d’euros par an de financement fiscal et social. Le budget de la grande maison agricole et agroalimentaire est donc, en réalité, d’à peu près 20 milliards d’euros annuels.

Je le confirme, monsieur le rapporteur spécial Vincent Segouin – je l’ai d’ailleurs toujours dit, y compris lorsque j’étais ministre du précédent gouvernement –, c’est la politique qui guide le budget et non le budget qui guide la politique. Vous dites que vous ne voyez pas quelle vision je veux donner à ce ministère. Je croyais pourtant avoir été clair, mais c’est avec un grand plaisir que je réitère ce que j’ai déjà dit à cet égard, et je vous demande de bien vouloir en prendre note.

On peut me reprocher beaucoup, mais certainement pas de faire preuve d’incohérence dans les propos que je tiens. La question essentielle est la souveraineté, laquelle représente un défi immense pour le secteur de l’agroalimentaire. La crise a montré la résilience de notre système et, en même temps, a agi comme un révélateur dans ce domaine.

La souveraineté, cela signifie sortir des dépendances. Or la première dépendance dont nous souffrons est liée aux importations, par exemple de protéines sud-américaines ou de soja brésilien.

Ce matin même, conformément aux engagements que j’avais pris, l’ensemble de la filière et moi-même avons détaillé sur tous les points la mise en œuvre d’un plan Protéines végétales de 100 millions d’euros. Ce plan est souhaité par le Président de la République lui-même, afin d’augmenter de 40 % en trois ans la surface agricole des légumineuses dans notre pays.

La deuxième dépendance est liée à la question de l’eau. L’agriculture est indissociable de l’eau, tout comme le dispositif assurantiel. Vous avez voté le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) justement pour que les procédures soient plus rapides. Le week-end dernier, je notifiais aux départements qu’ils recevraient 20 millions d’euros pour financer les 20 projets les plus importants à soutenir, selon la remontée du terrain.

Avec l’eau, il s’agit, le plus souvent, non d’une question d’argent, mais bien d’une question de courage politique : il faut monter les dossiers, les faire émerger et ne jamais politiser les problèmes.

J’ai un exemple en tête. Des opposants politiques se sont rendus dans les Deux-Sèvres pour s’opposer à l’installation de bassines, alors que le projet donnait satisfaction en tout point, uniquement pour faire de la politique sur place et pour électriser les débats. Le courage politique, en face, c’est d’assumer les décisions ; c’est ce que je fais.

La troisième dépendance concerne les intrants. Il convient donc d’investir dans le domaine des agroéquipements permettant de réduire leur nombre.

Quel gouvernement, y compris du bord politique que vous représentez, monsieur le rapporteur spécial, a consacré 135 millions d’euros pour moderniser les agroéquipements, avec des taux de subvention de 40 % à 60 % – c’est de « l’argent de subvention » –, et 100 millions d’euros pour subventionner les mesures destinées à lutter contre le changement climatique, lequel entraîne d’ailleurs la quatrième dépendance ?

Nous avons aussi fait preuve d’innovation administrative – j’espère que l’histoire m’en rendra justice – en sortant de la procédure des appels à projets pour passer à celle du catalogue.

Je me souviens que Mme la présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, Sophie Primas, avait évoqué la portée de 9, 20 mètres d’un pulvérisateur… Figurez-vous que, dans le domaine des agroéquipements par exemple, nous allons sortir de l’appel à projets et retenir le système du catalogue, lequel a été défini avec la profession. Il y a aujourd’hui 600 références dans ce catalogue et il suffira de cocher les cases pour obtenir rapidement ce que l’on veut. C’est très concret. Pourtant, ce n’est pas ce que vos propos reflétaient.

Vous avez indiqué, monsieur le rapporteur spécial Patrice Joly, que l’absence d’étude d’impact du plan de relance posait problème. Je vous laisserai annoncer aux agriculteurs que l’on ne déboursera pas les crédits de 1, 2 milliard d’euros prévus dans ce plan, parce que cette analyse d’impact manque…

L’autre grand axe de la souveraineté se situe à l’échelon, européen.

Je suis désolé de vous dire, monsieur Segouin, que je n’ai jamais tenu les propos que vous m’avez prêtés. Peut-être avez-vous dit cela parce que vous n’êtes pas macroniste – je vous le concède – et que vous ne croyez pas dans le « en même temps »…

Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais dit qu’il ne fallait pas faire d’agroécologie. Au contraire, il faut l’encourager ! Reste qu’il y a une aberration dans notre système : on incite nos agriculteurs à se lancer dans l’agroécologie, alors que la France est intégrée dans un marché commun au sein duquel les autres pays ne respectent pas les mêmes règles.

La création de valeur consiste à pratiquer l’agroécologie et, en même temps, à inciter nos partenaires à respecter nos règles. C’est la grande nouveauté de l’eco-scheme : on promeut les règles écologiques, on crée de la valeur, on va dans le sens de l’histoire et, dans le même temps, on demande aux États membres de faire en sorte que ces eco-schemes soient obligatoires. Il s’agit bien là d’un « en même temps » républicain, non partisan, que tout le monde peut entendre et approuver.

Monsieur Janssens, j’entends vos critiques sur la politique européenne et ses budgets insuffisants. N’oublions jamais les référentiels, c’est-à-dire d’où l’on part !

Quel était le référentiel pour la politique agricole commune ? Quelle était la proposition de la Commission européenne ?

Nous faisons partie d’une construction européenne constituée de vingt-sept États. Au mois d’octobre 2018, la Commission européenne a proposé pour la PAC un montant de crédits de 365 milliards d’euros. La France a alors littéralement renversé la table en signifiant que cette proposition était inacceptable.

Il se disait, y compris au sein de la profession, que si l’on obtenait 375 milliards d’euros pour la PAC, on sabrerait le champagne… Or, grâce à l’action du Gouvernement et du Président de la République, on a obtenu 386 milliards d’euros ! §Si l’on ne part pas du référentiel, cela ne fait pas sens !

On peut toujours espérer davantage, mais, encore une fois, il s’agit d’une politique à vingt-sept ! La ligne rouge de la France était ce budget de la PAC. Je le répète, le montant de l’enveloppe globale de cette politique est passé de 365 milliards d’euros à 386 milliards d’euros. Oui, c’est une avancée majeure ! Comme le soulignait M. Franck Menonville, c’est une politique qui doit se mener sur le temps long.

J’en viens au troisième axe de mon action. Là encore, monsieur le rapporteur spécial, vous avez dit ne pas comprendre mes propos… J’y reviens donc : l’enjeu essentiel de notre politique agricole, au-delà de la vision politique liée à la souveraineté, est une action de court terme en faveur de la création de valeur.

Le domaine agricole a souffert depuis vingt ans de ne pas savoir comment créer de la valeur. On n’a cessé d’imposer des contraintes… Or les agriculteurs sont des entrepreneurs et le monde agricole est un monde d’entrepreneuriat. La seule question qui vaille porte donc sur la création de la valeur !

Ma seule boussole dans le cadre de cette vision politique de la souveraineté, c’est la création de valeur afin que nos agriculteurs puissent vivre de leur métier. §Plus on créera de valeur, plus rapidement on procédera aux transitions. C’est le maître-mot dans le monde agricole !

Comment créer de la valeur ? En économie, deux possibilités existent : la compétitivité coût et la compétitivité hors coût.

La première question liée à la compétitivité est le temps de travail. Qui peut sérieusement demander à un agriculteur de passer de 70 heures à 75 heures de travail par semaine ?

La seconde question est celle des charges sociales patronales. Certes, le Gouvernement les a plutôt réduites, mais, pas de chance, le monde agricole compte peu d’employés. Les mesures prises ont donc eu un faible impact de ce point de vue.

La troisième question est la fiscalité locale, sur laquelle le Gouvernement a beaucoup agi. Là encore, une difficulté se pose : les agriculteurs ne paient pas les impôts de production. Ils s’acquittent seulement de taxes locales, comme la taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFNB), qui donne d’ailleurs lieu à dégrèvement en cas de grande sécheresse durant l’été. D’ailleurs, on a recours à ce dispositif, qui est du reste très compliqué parce qu’il arrive parfois que l’agriculteur ne soit même pas propriétaire de ses terres ; c’est en effet la seule façon d’augmenter la compétitivité coût d’une exploitation agricole, à l’aune de son compte de résultat.

La raison pour laquelle je vous propose, dans ce budget, de pérenniser le dispositif TO-DE et de créer un crédit d’impôt pour accompagner les exploitations visant la certification « haute valeur environnementale » (HVE), c’est la compétitivité coût ! Au-delà de l’analyse à l’échelle du compte de résultat, que nous encourageons en vue de la répartition de la création de valeur, c’est en effet la seule manière d’aller à l’encontre de cette limite de la compétitivité coût.

La compétitivité hors coût – M. Buis l’a évoqué – revient simplement à accepter de payer ses aliments au juste prix.

Je le dis très clairement, il faut acheter frais et local, mais il faut aussi rémunérer au juste prix. Un concombre frais local produit en France dans le respect de l’environnement n’a de facto pas le même prix qu’un concombre importé, qui est de moindre qualité et produit avec d’autres substances.

J’en appelle donc à tous ceux qui ont les moyens d’acheter ces produits frais locaux – jamais je ne ferai de leçon de morale à qui que ce soit – et leur demande de réfléchir en tant que citoyen au moment de l’acte de consommation et de prendre conscience que, derrière chaque aliment, il y a une femme ou un homme qui travaille avec passion et dont le travail doit être rémunéré à sa juste valeur. Il est essentiel, quand on en a la possibilité, de faire preuve de ce patriotisme citoyen et agricole.

Il faut aller plus loin : l’État et les collectivités doivent accompagner la compétitivité hors coût en créant les chaînes de valeur à l’échelle des territoires. C’est la raison pour laquelle nous consacrons 80 millions d’euros sur deux ans aux projets alimentaires territoriaux (PAT), au lieu de 6 millions d’euros sur quatre ans jusqu’à présent. On va vingt-cinq fois plus vite !

C’est parce qu’il existe une inégalité alimentaire dans notre pays que l’on prévoit 50 millions d’euros pour les cantines : il s’agit d’aider les collectivités locales à investir dans des circuits courts et à passer, par exemple, par des légumeries. Voilà pourquoi nous encourageons la valorisation des produits frais.

En matière de compétitivité hors coût, il faut également citer la modernisation et l’investissement dans les outils de production.

Monsieur le rapporteur spécial Patrice Joly, les abattoirs sont à l’agonie, selon vous. Ce n’est pas exactement la vision que j’en ai. Là où je vous rejoins, en revanche, c’est qu’il faut investir massivement dans ces structures. J’entends que ce qui est prévu n’est pas suffisant. De mémoire de sénateur, à quand remonte un plan de modernisation des abattoirs doté de 130 millions d’euros ? A-t-il même jamais existé ? Je ne crois pas que vous ayez déjà débattu d’un tel plan !

Je suis prêt à entendre toutes les critiques du monde, mais il faut parfois mettre de l’eau dans son vin en reconnaissant les véritables avancées.

Je souhaite, à ce moment du débat, rendre hommage à la grand-mère du sénateur Olivier Rietmann, dont les propos m’ont touché. Je ne sais pas si je suis un « bon gars »

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