Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous pourrions nous féliciter de l’augmentation du budget en matière de justice et nous contenter de commenter les chiffres, mais nous devons aller plus loin qu’une considération arithmétique. Étudier le budget d’une mission, ce n’est pas seulement aligner des chiffres ; c’est aussi les analyser et les mettre en perspective.
À la lecture du budget de la justice pour 2021, nous constatons, certes, une augmentation des crédits de près de 8 %. Nous notons aussi que leur montant, de 8, 2 milliards d’euros, est effectivement supérieur de 200 millions d’euros au budget voté dans le cadre de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Néanmoins, il est important de remettre ce budget en perspective.
Sur 1 000 euros de dépenses publiques, 60 euros sont consacrés aux domaines régaliens, à raison de 31 euros pour la défense, de 25 euros pour la sécurité et de 4 euros pour la justice, qui est vraiment le parent pauvre de nos budgets. À titre de comparaison, sur les mêmes 1 000 euros de dépenses publiques, 575 euros sont consacrés aux dépenses sociales et 37 euros à la charge de la dette.
Malgré l’augmentation que je viens d’indiquer, avec seulement 4 euros, la situation de la justice reste très compliquée. De plus, il convient de replacer ces chiffres dans le contexte global de sous-budgétisation chronique du service public de la justice. Si la loi de programmation prévoyait 8 milliards d’euros pour 2021, un retard de 115 millions d’euros a été enregistré en 2020. Je ne parlerai donc pas d’augmentation, mais de rattrapage budgétaire.
Je pourrais aussi évoquer longuement les 15 000 places de prison qui devaient voir le jour pendant le quinquennat. Nous recensons 2 000 places construites. Pour obtenir les 7 000 places promises par le Gouvernement, il faudra attendre 2023. Ainsi, l’objectif des 15 000 places supplémentaires promises en 2017 ne sera pas atteint, loin de là.
Au-delà du catalogue des promesses non tenues, c’est la dignité de l’accueil dans les prisons et la sécurité globale des Français qui me préoccupent aujourd’hui. En effet, comment lutter contre la récidive et le radicalisme si l’on ne construit pas de places de prison et si les agents pénitentiaires ne travaillent pas dans des conditions correctes ?
Le monde carcéral souffre : les conditions de travail des personnels pénitentiaires sont dégradées, l’application des peines pose des difficultés, notamment dans les petites structures, et les détenus subissent des mauvaises conditions de détention et la surpopulation carcérale. Force est de constater que nos prisons sont bien souvent indignes de notre pays. La construction de places de prison est essentielle dans notre dispositif de sécurité, mais aussi pour des raisons de dignité. C’est pourquoi il serait souhaitable de disposer d’un calendrier précis des constructions et des rénovations.
Par ailleurs, les quelques évolutions que l’on constate cette année apparaissent minimes au regard de ce qu’il reste encore à accomplir afin que la justice soit plus efficace, plus compréhensible et plus lisible pour nos concitoyens.
Je crois, mes chers collègues, qu’il est impératif de continuer à renforcer davantage ce budget.
La réforme de la justice des mineurs générera dans sa phase transitoire un surcroît de travail, de sorte que les besoins en personnels ne seront pas négligeables.
L’extension, à moyens constants, de l’expérimentation de la nouvelle juridiction que sont les cours criminelles accaparera elle aussi des magistrats, des greffiers et des salles, au détriment d’autres activités, dont celles des cours d’assises qu’elles sont pourtant censées désengorger.
Je rappelle d’ailleurs que près de 80 % des affaires de viol seraient requalifiées en « agressions sexuelles » – c’était l’esprit d’un texte ancien – pour rendre la justice plus rapide et désengorger les tribunaux. Dans son avis sur le viol et les agressions sexuelles publié en 2016, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes constate : « Le viol est un crime qui constitue la plus grave des violences sexuelles. Or il fait trop souvent l’objet de disqualification en agression sexuelle constitutive d’un délit. […] Si la disqualification n’a pas pour but de nuire aux intérêts des victimes, qui peuvent d’ailleurs s’opposer au renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel, elle minimise la gravité du viol et remet en cause le principe d’égalité devant la justice. »
Le désengorgement des tribunaux, notamment des cours d’assises, ne doit pas se faire au détriment des victimes. Le viol est un crime, il doit être jugé comme tel.
Enfin, la lutte contre les violences intrafamiliales, que vous avez déclarée priorité nationale, ne peut pas se contenter d’effets d’annonce. Vous savez tous que 146 femmes ont été tuées au sein de leur couple en 2019, soit vingt-cinq de plus qu’en 2018 ; vingt-sept hommes ont également été tués au sein de leur couple ; vingt-cinq enfants mineurs sont décédés, tués par un de leurs parents, dans un contexte de violences au sein du couple. Environ 143 000 enfants vivent dans un foyer où une femme a déclaré subir des formes de violence physique ou sexuelle, et des milliers d’autres ont été témoins de scènes de violence et en resteront sans doute marqués à vie.
Derrière ces chiffres, il y a une réalité, celle d’une souffrance insupportable et inacceptable. C’est pourquoi, plus que jamais, nous avons besoin de l’implication de tous. Je présenterai différents amendements sur ce sujet.
Nous devons renforcer la formation des policiers, des gendarmes et des magistrats. Interrogeons-nous encore sur l’accueil des victimes à tout moment de leur prise en charge.
Renforçons les outils judiciaires de protection, tels que l’éviction du domicile des partenaires violents, l’ordonnance de protection et le téléphone grave danger. Les comparutions immédiates existent, mais restent insuffisamment utilisées.
Améliorons le recueil des données par la justice en matière de violences conjugales : il reste beaucoup à faire dans ce domaine.
Améliorons les soins des victimes et développons les centres régionaux de psychotraumatisme. Prévoyons aussi davantage d’hébergements d’urgence et, surtout, sécurisons-les !
Enfin, donnons plus de moyens aux associations, que je veux remercier et saluer. Ces hommes et ces femmes font un travail remarquable pour les victimes.
Mes chers collègues, nous pourrons éternellement faire voter des textes sur ces travées, mais ils resteront inapplicables si les finances ne suivent pas. Le combat contre les violences conjugales et pour la protection des enfants nous commande d’agir partout où la dignité, la morale et la loi l’exigent ! Nous devons le faire sans attendre un nouveau budget.
Le temps presse, et nous connaissons une grande partie des mesures qu’il faut prendre pour lutter contre ce fléau. Nous n’avons plus le temps d’attendre. II y a urgence pour les familles et pour les enfants que ces violences détruisent.
Nous ne pouvons pas laisser plus longtemps les associations, les forces de l’ordre, les avocats et les magistrats pallier seuls les carences de notre législation. Le travail et le dévouement de ces hommes et de ces femmes forcent l’admiration et le respect. Pourtant, ils se sentent souvent livrés à eux-mêmes par manque de moyens, de temps ou de formation. Notre rôle de législateur est de les soutenir, le plus rapidement possible, avant qu’ils ne se retrouvent dépassés par l’urgence.
Au-delà des considérations budgétaires, je me permets de m’adresser à vous avec force, détermination et conviction, car être engagé dans la vie politique c’est avant tout défendre des convictions dans le cadre de l’intérêt général.
Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, portons ce message : ensemble, unissons nos efforts pour les familles, pour les enfants, qui espèrent de nous et nous obligent.