Cette année plus encore que d'ordinaire, l'industrie est au centre des débats sur la politique économique de la France. En marquant un coup d'arrêt brutal à l'activité des entreprises industrielles, en interrompant les échanges commerciaux et les chaînes d'approvisionnement traditionnelles, la crise liée à la pandémie de coronavirus a mis en évidence les conséquences de plusieurs décennies de désindustrialisation et de délocalisation.
À l'heure où se pose désormais la question de la reprise, mais surtout de la relance, il est plus que jamais urgent de se doter d'une politique industrielle claire, structurée et conquérante. Comment remédier aux faiblesses structurelles de notre tissu productif ? Comment réinvestir des pans d'activité que nous avions délaissés au profit d'importations moins coûteuses ? Quel plan d'action pour se positionner sur les produits et technologies d'avenir ? Et plus généralement, quelle sera la place de l'industrie et des emplois industriels dans notre société ? Un rapport de la Fabrique de l'Industrie paru il y a quelques jours à peine rappelle à ce titre que les entreprises industrielles tirent vers le haut la productivité et la capacité d'innovation de notre pays, mais sont aussi fortement pourvoyeuses d'emploi : elles sont donc un pilier de notre tissu économique. Et ce, même si le poids de l'industrie dans l'économie n'est aujourd'hui plus que de 13 %, contre 21 % en Allemagne...
C'est dans cette optique que j'ai examiné le budget proposé par le Gouvernement pour l'année 2021, année charnière pour la relance.
Laissez-moi dire d'entrée que si mon avis « Industrie » porte formellement sur les crédits de la mission « Économie », il eut été cette année impossible d'y limiter mon analyse. De budget en budget, notre commission constate que les crédits dédiés à l'industrie dans la mission « Économie » se réduisent à peau de chagrin. En 2021, ils se limitent quasiment à une seule sous-action : la « compensation carbone » des sites électro-intensifs, pour 400 millions d'euros environ. Les crédits de l'industrie se retrouvent aux quatre coins du budget, à la façon d'un puzzle : une approche panoramique est donc nécessaire.
Il faut inclure dans notre analyse les crédits exceptionnels mobilisés depuis l'été en réponse à la crise. Selon mes calculs, depuis le 3e PLFR, ce sont au total près de 2,2 milliards d'euros du budget général qui ont été mobilisés pour l'industrie. Dans la mission « Plan de relance » du budget pour 2021, il est prévu près de 7,4 milliards d'euros pour l'industrie, dont 2,6 milliards dès 2021. En un an et demi, la politique industrielle devrait ainsi recevoir près de 15 fois plus de moyens qu'elle n'en reçoit d'habitude chaque année. Vous comprendrez donc que mon avis « Industrie » dépasse, cette année, le champ de la seule mission « Économie ».
Comment évaluer la pertinence et le ciblage de ces moyens colossaux déployés pour la relance et la transformation de l'industrie ? D'abord, en rappelant brièvement l'impact de la crise liée à la pandémie de coronavirus, et les priorités qui doivent être les nôtres.
Mon rapport démontre que le choc économique subi en mars, plus brutal et plus durable qu'ailleurs en Europe, a eu pour conséquence d'exacerber les faiblesses structurelles de notre industrie, à au moins quatre niveaux.
Premièrement, il a conduit à une forte hausse de l'endettement. Si le recours au prêt garanti par l'État (PGE) a permis de soutenir la trésorerie et d'éviter une vague de faillites à court terme, il est venu s'ajouter à l'important stock de dettes de nos entreprises industrielles. En septembre, l'encours total de la dette de l'industrie est de 147 milliards d'euros - soit 1,5 fois le plan de relance... - dont 20 milliards d'euros de PGE. Cela représente une hausse de 13 % en une année seulement. Cette hausse est principalement portée par les PME. L'endettement accru est d'autant plus problématique que les entreprises industrielles françaises se caractérisent par la faiblesse de leurs fonds propres.
Deuxièmement, l'investissement a chuté de 14 % par rapport à 2019, en raison des trésoreries asséchées et des pertes d'exploitation. Or, la France accuse déjà un important retard en matière de modernisation de l'outil industriel : à 19 ans d'âge moyen, il est deux fois plus ancien qu'en Allemagne, et bien moins robotisé et numérisé. Il souffre d'une certaine inertie : il est difficile de susciter les décisions d'investissement, surtout en conjoncture défavorable. Ce n'est pas qu'un problème de compétitivité, mais aussi un problème environnemental : on estime que 40 % de l'énergie consommée par l'industrie en France est le fait d'équipements de plus de trente ans d'ancienneté, aux mauvaises performances énergétiques. Le manque d'investissement est aussi un frein à l'innovation et à la montée en gamme.
Troisièmement, la crise a révélé l'importante dépendance de la France à certains grands secteurs exportateurs. L'aéronautique, moteur de l'export, a été touchée de plein fouet ainsi que le secteur automobile, dans une moindre mesure. Ces deux secteurs représentent le quart des exportations industrielles de la France. Les exportations aéronautiques ont baissé de 60 % au premier semestre 2020 et sont toujours aujourd'hui à - 35 % environ de leur niveau normal. En conséquence, le déficit de la balance commerciale française devrait se creuser de près de 22 milliards en 2020, atteignant - 79 milliards selon une estimation d'avant le reconfinement. Au-delà du seul déficit, le risque est que nous perdions durablement des parts de marchés à l'international.
Quatrièmement, l'emploi industriel renoue avec une trajectoire à la baisse. Pour l'instant, l'activité partielle, largement mobilisée dans l'industrie, a permis de limiter l'impact ; mais près de 53 000 emplois industriels auraient été détruits en 2020, alors que des créations nettes avaient été enregistrées au cours des dernières années. De nombreux groupes ont déjà annoncé des plans sociaux : Renault, Airbus, ou encore Vallourec et Daher ; mais les PME aussi ont stoppé les embauches. Des capacités et compétences industrielles clefs pourraient être perdues, sans parler de l'impact sur les territoires, qui sera répercuté sur les autres secteurs économiques (moindre consommation, moindre attractivité, moindre ressources fiscales pour les collectivités territoriales...).
Comment le budget pour 2021 répond-il à ces enjeux ? Du point de vue structurel, il me semble qu'il identifie bien les principaux leviers de transformation à long terme de l'industrie, même si certaines actions doivent être approfondies. En revanche, je pense qu'il sous-estime les défis à court terme, en particulier la faiblesse de la demande et le mur de la dette. À cet égard, il doit être renforcé.
Concernant la transformation à long terme, les actions du plan de relance s'organisent autour de trois axes.
Le premier axe est l'aide à la modernisation. Je me félicite que le Gouvernement ait enfin fait droit aux demandes du Sénat. Notre commission a proposé dès juin de contemporanéiser les aides à la robotisation et à la numérisation des PME : c'est désormais chose faite. Le suramortissement a été transformé en aide forfaitaire. Pour les secteurs automobile et aéronautique plus spécifiquement, deux fonds ont été mis en place pour près de 1,2 milliard sur quatre ans. J'estime toutefois qu'il faut renforcer ces efforts, d'abord en offrant aux dispositifs une meilleure visibilité en les prolongeant. Ensuite, j'ai déposé un amendement visant à prévoir une enveloppe de 20 millions d'euros en AE et 10 millions d'euros en CP, dédiée au soutien des applications industrielles de la 5G en France. Cette technologie de rupture sera une part intégrante de « l'Industrie du Futur », et la France ne doit pas prendre de retard. Les usines allemandes la déploient par exemple déjà.
Le deuxième axe est le soutien à la transition énergétique. Là aussi, le Gouvernement a partiellement fait droit à des demandes de longue date de notre commission. Un crédit d'impôt couvrant une partie des dépenses des TPE et PME pour leur rénovation énergétique a été inséré à l'Assemblée nationale, tardivement, mais c'est une bonne chose. J'ai déposé un amendement pour le compléter, en faisant entrer dans son champ les dépenses d'audit énergétique, coûteux préalable aux travaux de rénovation. Si le plan de relance prévoit une enveloppe de 1,2 milliard d'euros pour la décarbonation de l'industrie, seuls 290 millions devraient être débloqués dès 2021. L'effort me paraît trop tardif. Je fais le même constat pour les actions relatives à l'économie circulaire, avec seulement 84 millions d'euros en 2021 sur 500 millions d'euros. J'ai déposé un amendement renforçant dès 2021 ce volet, en mobilisant 50 millions d'euros d'aides visant spécifiquement l'écoconception et la réduction des déchets industriels. La rénovation énergétique est une chose, mais il faut aussi accompagner la transformation des procédés de production eux-mêmes.
Enfin, le troisième axe de long terme est la « relocalisation ». Le Gouvernement entretient la confusion entre relocalisation et ce qui s'apparente en réalité davantage à de la réindustrialisation, c'est-à-dire l'implantation de nouvelles activités. Environ 400 millions d'euros devraient y être dédiés en 2021 et une trentaine de projets ont déjà été validés. Il me semble que le volet « territorial » de cette enveloppe devra faire l'objet d'une attention particulière pour assurer que l'ensemble des territoires y aient bien accès : les financements passent par le programme « Territoires d'Industrie », or l'éligibilité y est basée sur une approche géographique et la gouvernance de ce programme est difficile.
Enfin, je pense que les orientations stratégiques de la réindustrialisation du pays devraient faire l'objet d'un dialogue avec les filières, d'une part, et le Parlement de l'autre. Il nous faut établir une feuille de route stratégique partagée, qui traduise notre politique industrielle. Cette coordination des efforts passera aussi par l'échelle européenne, souvent la plus pertinente pour investir dans de nouvelles filières et pour massifier la demande.
Pour que la transformation de notre industrie réussisse, et que les dispositifs de relance que j'ai cité fonctionnent bien, il me semble en outre qu'un effort particulier de suivi et d'accompagnement devra être déployé. Avec l'affaiblissement des réseaux consulaires, la charge importante confiée aux collectivités territoriales et la réduction des services déconcentrés de l'État, nous devrons nous assurer que les entreprises trouvent bien écoute et conseil, sous peine d'être laissées au bord du chemin, comme nos auditions l'ont mis en évidence. En outre, au vu des montants colossaux en jeu, l'évaluation des politiques publiques sera centrale : nous devons exiger du Gouvernement la mise en place d'indicateurs transparents et cohérents, en matière d'emplois et de performance environnementale notamment, déclinés à l'échelle de chaque action. Je note avec surprise que le principal indicateur de performance prévu pour le plan de relance est la rapidité de consommation des crédits, et que les indicateurs de verdissement sont bien frustes... Il y a là un enjeu de responsabilité démocratique et de bonne gestion des dépenses publiques.
Si les orientations de long terme du budget me paraissent les bonnes, il me semble en revanche qu'il présente des carences à court terme.
D'abord, un soutien plus conséquent à la demande sera nécessaire. Des efforts ont été faits pour la filière automobile et l'aéronautique, mais la crise de demande qui se profile déjà fera des dégâts dans l'ensemble de l'industrie. Plusieurs leviers existent. D'abord, le soutien à des secteurs oubliés du plan de relance, comme la construction neuve, qui soutient la production métallurgique par exemple. Ensuite, la commande publique, en tirant profit des assouplissements récents - mais encore faudrait-il que les collectivités, qui représentent 60 % de l'investissement, disposent des ressources nécessaires - or le plan de relance ne soutient pas assez l'investissement local. Enfin, la réouverture des commerces est également un impératif pour l'industrie. Elle offre des débouchés indispensables pour l'industrie cosmétique et chimique, l'agroalimentaire, l'habillement ou l'ameublement et permettra de mobiliser l'épargne importante accumulée par les Français pendant la crise - angle trop peu traité par le budget pour 2021.
Ensuite, le Gouvernement ne semble pas bien prendre la mesure du mur de la dette que j'ai évoqué tout à l'heure, qui s'élève aujourd'hui à près de 150 milliards d'euros dans l'industrie. Le budget pour 2021 prévoit certes de renforcer les capacités de financement par Bpifrance, et prévoit des aides et incitations à l'investissement. Mais cela ne suffira pas à déclencher l'investissement s'il implique encore davantage de dette... La solution des prêts participatifs garantis par l'État, créés par le PLF 2021, est intéressante, car elle permet de renforcer les fonds propres. Son montant apparaît en revanche bien insuffisant - j'estime qu'il faudrait au moins le doubler - et il n'est pas certain que les investisseurs s'en saisissent... Il faut étudier d'autres solutions, en lien avec l'Union européenne, comme le cantonnement de la « dette Covid » ; la mise en place d'un PGE « de relais », au remboursement à long terme, permettant de rembourser la dette privée plus urgente ou de plus fortes incitations à l'investissement en fonds propres.
En conclusion, mes chers collègues, il me semble que la relance offre une opportunité longtemps attendue de penser une politique industrielle ambitieuse et réaliste, qui utilise tous les leviers de transformation de notre industrie. Le budget pour 2021 mobilise des montants très conséquents, sans commune mesure avec les crédits habituels de la mission « Économie », dans l'objectif de mener de nombreuses nouvelles actions de soutien. Le plan de relance identifie bien les enjeux de long terme (modernisation - transition environnementale - réindustrialisation), mais doit être renforcé à court terme pour pallier à une crise de la demande et au problème de l'endettement.
Au vu de ces conclusions, je rends un avis favorable à la mission « Économie », bien qu'elle ne soit plus cette année le véhicule budgétaire principal des crédits dédiés à l'industrie. J'ai aussi déposé plusieurs amendements à la mission « Plan de relance », qui traduisent les recommandations de mon rapport.