Madame la Présidente, mes chers collègues, le 14 novembre dernier, 101 maires de banlieues de toutes les couleurs politiques publiaient une Lettre ouverte au Président de la République pour l'égalité républicaine de nos quartiers prioritaires. Au regard des espoirs créés par le discours d'Emmanuel Macron à Tourcoing, trois ans auparavant, et de son ambition de « changer le visage de nos quartiers d'ici la fin du quinquennat », le constat est amer. Le Rapport Borloo, qui avait été justement lancé à Tourcoing, est resté lettre morte, loin des 70 % de mesures mises en oeuvre annoncées le 2 octobre dernier dans le discours du Président de la République prononcé aux Mureaux. Selon ces maires, « seules quelques mesures éparses, bien souvent portées par les villes ont pu être engagées, dont quatre seulement avec le portage de l'État ! ». Ce rapport préconisait un changement radical de méthode : « il faut mettre en mouvement chacun des programmes en même temps afin de provoquer un effet de blast et une dynamique extrêmement puissante. C'est un plan de réconciliation nationale ». Ce changement de méthode n'a pas vu le jour, la réconciliation nationale non plus.
C'est la parole de l'exécutif qui est décrédibilisée. Dans le discours du 23 mai 2018, Emmanuel Macron enterrait le Rapport Borloo et annonçait la concrétisation d'ici à juillet 2018 d'une initiative « coeur de quartier » à l'exemple du Programme Action coeur de ville. Elle n'a jamais vu le jour. Quand les maires en ont parlé au Premier ministre lundi dernier, personne ne savait de quoi il s'agissait.
C'est dans ce contexte alarmant qu'il nous faut ce matin examiner les crédits de la politique de la ville, inscrits au programme 147, au sein de la mission de cohésion des territoires du projet de loi de finances pour 2021.
L'analyse de ce budget m'inspire trois idées principales. Tout d'abord, les quartiers dits « prioritaires » sont en réalité les oubliés du plan de relance. Ensuite, l'absence de choix est le signe d'un manque de vision. Et enfin, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, l'ANRU, a redémarré, mais le Gouvernement est resté sur le bord de la route...
À travers ce projet de budget, on constate donc tout d'abord que les quartiers dits « prioritaires » sont en réalité les oubliés du plan de relance. Comment cette occultation a-t-elle pu se produire ? Il y a en fait trois temps.
Le premier est le respect formel des engagements pris par le Président de la République de sanctuariser les crédits de la politique de ville. En effet, après avoir rejeté le Rapport Borloo, Emmanuel Macron a toutefois annoncé une augmentation de 80 millions d'euros par an des crédits sur le quinquennat et un doublement du nouveau programme de renouvellement urbain, le NPNRU. J'y reviendrai.
Concernant les crédits, effectivement, en 2021, les crédits du programme 147 dépasseront 515 millions d'euros, soit une augmentation de 3,4 % par rapport à l'année dernière et 87 millions de plus qu'en 2018. L'engagement est tenu, dont acte.
La ministre de la ville va même plus loin, elle présente un budget en forte augmentation, mais en trompe-l'oeil, c'est le second temps de l'occultation. Elle annonce en effet une augmentation de 46 millions d'euros soit une hausse de 9,8 %, mais il s'agit d'autorisations d'engagement. Les crédits de paiement n'augmentent, eux, que de 21 millions d'euros. La différence s'explique par le fait que, d'un côté, on a inscrit plus 15 millions d'euros en autorisations d'engagement en faveur de l'ANRU, et que, de l'autre côté, on constate une baisse de 10 millions d'euros de crédits de paiement en défaveur de l'ANRU. C'est une sorte de « tour de passe-passe » budgétaire. En fait, ces nouvelles autorisations d'engagement ne sont pas utiles puisque les 200 millions d'euros promis sur le quinquennat ont déjà été inscrits en 2018 et 2019 et n'ont pas été décaissés !
Du respect formel des engagements à l'illusion d'une forte augmentation, on passe au troisième temps, celui de l'oubli des quartiers populaires dans le plan de relance alors qu'ils sont en plein désarroi.
Que nous disent les 101 maires - plus de 180 maintenant - que nous avons reçus lundi dernier ? Partout sur le terrain, les signaux sont au rouge. Les quartiers populaires sont deux fois plus infectés par la Covid-19 en raison de l'exiguïté des logements. C'est ce qu'a montré l'enquête de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, l'INSERM, dans l'étude EpiCov (épidémiologie et conditions de vie) publiée le 9 octobre dernier.
De plus, la crise sanitaire a provoqué une très grave crise économique et sociale. Les demandes d'aide alimentaire explosent. À Mantes, le nombre de tickets alimentaires distribués a doublé entre 2019 et 2020. Les demandes de RSA progressent massivement. D'octobre 2019 à octobre 2020, le nombre de bénéficiaires a augmenté de 20 % à Grigny dans l'Essonne. Il a doublé à Arras dans le Pas-de-Calais. Le chômage augmente : + 13 % à Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines. Il aurait doublé à Reims.
Or, les maires dénoncent aujourd'hui une véritable « non-assistance à territoires en danger ». Selon eux, un virus bien plus dangereux que la Covid-19 se répand dans les quartiers, celui du « décrochage de la République ». « En dépit des alertes, les quartiers populaires restent un angle mort du plan de relance, aucune mesure ambitieuse n'a été prise ».
Déjà, dans le rapport d'Annie Guillemot et Dominique Estrosi Sassone sur la crise sanitaire et les mesures de relance rendu au nom de notre commission, le bon diagnostic avait été posé. Nos collègues alertaient sur les conséquences du confinement dans ces territoires fragilisés et elles demandaient la mise en oeuvre d'une politique très ambitieuse à la fois de médiation sociale en direction de la jeunesse et de construction à travers l'ANRU. Elles soulignaient en outre qu'après la crise de 2008, les quartiers avaient fait l'objet d'une attention toute particulière.
Face aux critiques à propos de l'absence de dispositions spécifiques dans le plan de relance, Nadia Hai déclarait : « Pourquoi se contenter d'une enveloppe quand on peut prétendre à l'ensemble du plan de relance ? ». Pourtant, « C'est n'être nulle part que d'être partout » écrivait Sénèque avec la sagesse de l'ancien monde que ne renieraient pas les élus de terrain !
Les maires de banlieues demandent aujourd'hui 1 % du plan de relance, soit un milliard d'euros dont la moitié pour financer de l'aide d'urgence pour les associations de jeunesse, les distributions alimentaires et l'action sanitaire. L'autre moitié viserait à mobiliser les acteurs de la formation professionnelle et de l'emploi ainsi qu'à recruter massivement des médiateurs.
Suite, à la rencontre que nous avons eue avec eux, nous avons décidé de proposer un plan de 500 millions d'euros dès 2021, ce qui rend possible d'atteindre un milliard sur le plan de relance. Cela comprend : la création d'un Fonds spécifique de 200 millions d'euros dédié à ces communes pour leur permettre de disposer des moyens financiers afin de pallier l'urgence de la situation économique et sociale et lancer des projets qui pourront recréer une dynamique ; des moyens en faveur de l'emploi à hauteur de 89 millions d'euros à travers les parcours emploi compétences et les cités de l'emploi, de l'éducation à hauteur de 51 millions d'euros autour du programme de réussite éducative et des cités éducatives, et de la santé à hauteur de 15 millions d'euros pour déployer des actions spécifiques alors que ces quartiers ont été les plus touchés par la crise sanitaire ; les fonds nécessaires pour que l'État tienne ses engagements et de donner une nouvelle impulsion au NPNRU à hauteur de 145 millions d'euros ; et enfin la création du Conseil national des solutions inspiré du Rapport Borloo.
Les amendements portant sur le plan de relance ont été déposés hier et je les ai proposés à votre cosignature. Les amendements portant sur le programme 147 vont être débattus tout à l'heure.
Si la politique de la ville a été oubliée dans le plan de relance, c'est sans doute parce que le Gouvernement manque d'une vision sur le sujet. C'est le deuxième volet que je voudrais mettre en avant dans cet avis budgétaire sous trois aspects : la poursuite ou l'amplification de dispositifs peu ou mal évalués, la pérennisation de mesures d'urgence peu structurantes, et l'absence de promotion d'une vision positive et dynamique de ces quartiers.
On constate donc tout d'abord dans ce budget la poursuite ou l'amplification de dispositifs peu, mal ou négativement évalués. Je voudrais en donner deux exemples.
Le premier est le dispositif des zones franches urbaines - territoires d'entrepreneurs (ZFU-TE). Il arrivait à son terme le 31 décembre. Par amendement, le Gouvernement l'a fait prolonger de deux ans par l'Assemblée nationale. Pourtant, au premier semestre 2020, un rapport d'inspection, promis mais toujours pas communiqué au Parlement, a conclu que cette mesure d'exonération d'impôt sur les sociétés ou les revenus, qui coûte 201 millions d'euros, n'avait pas démontré son efficacité en matière de création d'entreprises et d'emplois. Le Gouvernement motive son amendement par le caractère symbolique de la mesure et la nécessité d'ouvrir une concertation pour imaginer une alternative.
Le second exemple, ce sont les emplois francs. Ils sont en dehors du périmètre budgétaire du programme 147. Mais il faut s'y arrêter un instant car c'était une des grandes promesses présidentielles lors de la campagne de 2017 et, dans le plan de relance, il a été décidé de renforcer les aides à hauteur de 8,1 millions d'euros pour 3 100 jeunes bénéficiaires potentiels... Les emplois francs sont une aide de 5 000 euros par an sur trois ans pour l'embauche en CDI d'une personne issue des quartiers quel que soit son âge. Environ 30 000 contrats ont été signés mais c'est très loin de l'ambition initiale puisque seulement 10 à 15 % de l'enveloppe budgétaire est consommée.
A contrario, l'EPIDE, l'Établissement pour l'insertion dans l'emploi, dispositif éprouvé de formation et de réinsertion de jeunes via une vie en collectivité structurée, est doté de 4 millions d'euros supplémentaires pour appuyer l'ouverture d'un nouveau centre en Seine-Saint-Denis et pourrait être plus amplement soutenu.
On assiste ensuite à la pérennisation de mesures d'urgence peu structurantes. Le principal exemple est le dispositif Vacances apprenantes, qui, en 2020, a coûté 283 millions d'euros dont 86,5 sur la mission cohésion des territoires. Cette mesure qui visait à combler le décrochage scolaire en raison du premier confinement et de la reprise partielle de l'école avait aussi une finalité « occupationnelle » et sociale non dissimulée. 1 514 nouveaux adultes relais ont également été recrutés à cet effet. Leur prolongation en 2021 est chiffrée à 10 millions d'euros. En revanche, la pérennisation des Vacances apprenantes, annoncée par le Président de la République aux Mureaux, le 2 octobre dernier, n'est toujours pas budgétée, soit un manque de 85 millions d'euros sur un budget total de 515 millions, je le rappelle.
Face à cette absence inquiétante de vision au regard des enjeux des quartiers, je voudrais esquisser deux pistes en me fondant sur des travaux de think tank ou de recherche. Elles ne sont naturellement pas exhaustives mais elles permettent de sortir, sans angélisme, d'une vision exclusivement communautaire, pour ne pas dire religieuse, et sécuritaire de ces quartiers. Car si leur fragilité est indéniable une réelle dynamique économique et entrepreneuriale les anime, comme l'avait rappelé le Rapport Borloo. J'ai la conviction que c'est en partie grâce à elle que se comblera le fossé avec le reste de la société.
Première piste, en octobre 2020, l'Institut Montaigne a publié un rapport intitulé « Les quartiers pauvres ont un avenir ». Que dit-il ? Qu'il faut d'abord abandonner les préjugés. La Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, est pourtant le 8e contributeur au financement de la protection sociale et celui qui en reçoit le moins par habitant. Il compte aussi pour 29 % de l'augmentation de la masse salariale en France entre 2007 et 2018. Pour l'Institut Montaigne, il s'agit donc de jouer sur les atouts de ces quartiers : la jeunesse, la mobilité et une réelle compétitivité foncière dans les métropoles. Le rapport plaide pour une « ANRU des habitants » à côté de « L'ANRU des bâtiments » d'autant que ces quartiers sont plus des sas que des trappes à pauvreté. Il plaide également pour une sorte de « loi SRU à l'envers », c'est-à-dire un plafonnement des logements sociaux dans ces communes.
La seconde piste, c'est une étude de l'Institut national de la statistique et des études économiques, l'INSEE, et de l'Institut Paris Région, de juillet 2020, qui me la suggère. Que dit ce travail sur « Les trajectoires résidentielles des habitants des QPV » ? Tout d'abord qu'ils sont tout autant mobiles que les autres, c'est-à-dire qu'environ 10 % des habitants des QPV déménagent chaque année. Dans plus de la moitié des cas, ils quittent la géographie prioritaire. Dans plus de 40 % des cas ils changent de statut d'occupation et 31 % d'entre eux accèdent à la propriété. Il y a donc une réelle trajectoire d'émancipation et d'ascension sociale. C'est le premier point important. Le second, pour nous législateurs, c'est que cette trajectoire se réalise à proximité immédiate des quartiers pour ne pas perdre l'ancrage amical et familial. Dans 30 % des cas, les habitants des QPV s'installent dans la bande des 300 mètres entourant le quartier et bénéficiant d'un taux de TVA réduit pour le logement neuf intermédiaire. Dans cette même zone, plus de 40 % des primo-accédants ont un revenu inférieur à 30 000 €, deux fois plus qu'ailleurs. C'est la raison pour laquelle, j'ai proposé un amendement en première partie, qui a été adopté, pour revenir au périmètre de 500 mètres, tel que voulu en 2003 par Jean-Louis Borloo, car cela fonctionne. Cette bande à proximité des quartiers est une zone dynamique et de mixité effective qui facilite l'insertion des QPV rénovés dans leur environnement urbain et social plus large.
J'en viens au troisième et dernier volet de mon analyse : l'ANRU a redémarré mais le Gouvernement est resté sur le bord de la route.
L'Agence nationale pour la rénovation urbaine a été critiquée pour son immobilisme au cours de ces dernières années. Mais aujourd'hui, l'ANRU a redémarré. Entre juillet 2018, après la confirmation du doublement du programme à hauteur de 10 milliards d'euros - dont un milliard financé par l'État initié dès 2016 par François Hollande - et mars 2020, l'ANRU a validé à marche forcée les projets de plus de 400 quartiers sur les 450 concernés par le nouveau programme national de renouvellement urbain, le NPNRU. Ce sont l'essentiel des moyens qui sont désormais engagés, plus de 85 % des projets sont validés. Ils doivent entraîner plus de 33 milliards d'euros de travaux, tous financeurs confondus, sur la durée du programme.
Déjà 290 opérations concernant 10 000 logements sont achevées. 600 sont actuellement en chantier. Par rapport à l'objectif fixé par le Premier ministre de 300 quartiers en travaux à la fin de 2021, en octobre 2020, les chantiers ont démarré dans 230 quartiers.
Mais le Gouvernement n'est pas au rendez-vous de ce redémarrage. Comme je l'ai déjà indiqué, il doit apporter un milliard sur la durée du programme, 200 millions sur la durée du quinquennat. En termes d'autorisations d'engagement, 15 puis 185 millions d'euros ont été inscrits en 2018 et 2019. En termes de crédits de paiement, en revanche, le compte n'y est pas. Entre 2018 et 2021, l'État versera 80 millions d'euros. Il aurait dû payer 125 millions d'euros. Il manque donc 45 millions d'euros par rapport à la programmation annoncée. Comment croire que ce sera rattrapé l'an prochain ou au cours du prochain quinquennat ?
Je vous propose donc un amendement pour rétablir les crédits prévus.
Dans ce contexte, le discours du Président de la République aux Mureaux frise le déni de réalité. Le 2 octobre, le budget venant d'être présenté un mois après le plan de relance, il annonce une augmentation des moyens de l'ANRU alors que justement dans le budget, les moyens de l'État en faveur de l'ANRU diminuent et qu'il n'y a rien dans le plan de relance !
Dès lors, comment aider l'ANRU à accélérer et à répondre aux demandes supplémentaires qui lui sont faites à la fois pour tenir compte de la COVID mais aussi tout simplement parce que les besoins sont grands ?
À cet égard, le plan de relance et le budget 2021 sont une triple occasion manquée : occasion manquée pour l'État d'avancer le décaissement du milliard d'euros promis sur l'ensemble du NPNRU ; occasion manquée pour l'État d'amorcer une dotation supplémentaire et de solliciter une contribution du principal financeur du programme, Action Logement. Au contraire, il ponctionne un milliard pour financer les aides au logement et non l'investissement. Occasion manquée enfin de solliciter les bailleurs sociaux qui financent également l'ANRU, en allégeant ou supprimant la réduction de loyer de solidarité qui pèse pour 1,3 milliard d'euros sur leurs comptes. Cela aurait également un impact sur l'ensemble du secteur du logement social et de la construction.
En conclusion, madame la Présidente, mes chers collègues, je crois que ce budget est doublement inquiétant. Il est inquiétant parce que le Gouvernement a oublié les quartiers prioritaires. Je me suis donc efforcée, dans la limite qui est la nôtre du fait de l'article 40, de redresser cette trajectoire.
Il est inquiétant ensuite par l'absence de perspectives qu'il dessine. Prenons garde que nos craintes et nos manières de les combattre ne deviennent des prophéties auto-réalisatrices. Au contraire, comme l'avait impulsé Jean-Louis Borloo et les très nombreuses personnes qui ont participé à son travail dont la plupart des maires signataires de l'appel du 14 novembre dernier : « Nous sommes capables de traiter l'essentiel de ces problèmes en quittant les angoisses de notre histoire, les dispositifs accumulés, entassés, sédimentés, inefficaces, contradictoires, éparpillés, abandonnés où l'annonce du chiffre tient lieu de politique. Redevenons une puissance d'action ».
Ceci étant et compte tenu des importants amendements que la commission va porter et que je souhaite voir aboutir, je propose un avis favorable sur ces crédits. Je vous remercie.