Merci de m'avoir désignée pour vous présenter les crédits de la mission « Outre-mer ». C'est mon premier budget et je mesure l'importance de ce rôle dans ces temps très difficiles.
S'agissant de l'évolution des crédits, comme l'indiquait mon prédécesseur Michel Magras, « je n'ai jamais vu un budget des outre-mer affiché en baisse ». Cela s'explique, en partie, par la plasticité des crédits, avec, par exemple, des enveloppes qui peuvent parfois relever de la mission « Éducation » ou de la mission « Outre-mer ». Les crédits proposés pour 2021 ne dérogent pas à cette règle avec 6,4 % de hausse pour les autorisations d'engagement et + 2,6 % en crédits de paiements.
Sur les volumes de crédits je me limiterai à deux remarques. Tout d'abord, du point de vue économique, il est assez facile de démontrer que les 2,7 milliards en AE et 2,4 milliards en CP prévus pour 2021 n'auront guère plus d'impact que la traditionnelle enveloppe de 2 milliards d'euros, à peu près constante depuis une dizaine d'années. Il y a deux explications : d'une part, depuis 2019, le différentiel de CICE, quand il a basculé en exonérations de charges, est venu gonfler de façon purement comptable la principale ligne de ce budget : 1,5 milliards d'euros sont prévus pour 2021 dont au moins 300 millions correspondent au recyclage du CICE. Pour autant, les entreprises n'y ont pas nécessairement toutes gagné au change, même si on note des mesures positives d'élargissement de ces exonérations spécifiques aux outre-mer qui se décident en loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). D'autre part, 170 millions de crédits proviennent, en quelque sorte, de la « poche » des ultramarins : en effet, le Gouvernement s'est solennellement engagé en 2019, à recycler les prélèvements supplémentaires générés par la suppression de dispositifs fiscaux qui bénéficiaient aux ménages et aux entreprises. Le bleu budgétaire affiche donc 2,4 à 2,7 milliards mais l'injection de nouvelles liquidités pour alimenter l'économie ne varie pas fondamentalement d'années en années. Une fois de plus, contrairement à certains préjugés tenaces, les outre-mer ne sont pas des budgétivores et je souligne qu'à l'inverse, le principal défi est la difficulté d'activer et de consommer ces crédits - j'y reviendrai car ce point est fondamental.
Ce maintien avec une légère augmentation correspond à la logique générale du budget de l'État qui a surtout concentré les crédits de relance dans une mission ad hoc. Sur ce point, je pars d'un constat : sur les 100 milliards d'euros du plan de relance, 1,5 milliard d'euros ont été fléchés pour les outre-mer. Ce chiffrage a soulevé des inquiétudes car les outre-mer représentent 4 % de la population de la France et, les années précédentes, 4 % du total des crédits du budget de l'État, comme le montre le document orange dit de « politique transversale ». Alors, certes, lorsque les chiffres pour 2020 seront disponibles, on constatera sans doute que le PIB des outre-mer a globalement moins baissé que la moyenne nationale : - 5 % au lieu de - 10 % selon les estimations réalisées très tôt par le réseau des CCI. Cela démontre que le secteur public administratif a joué un rôle d'amortisseur mais cela masque le risque d'effondrement de pans entiers du secteur marchand ultramarin qui ont subi le choc Covid dans une phase où ils étaient déjà très fragilisés par les crises sociales, économiques et les catastrophes naturelles des années précédentes. Si les chantiers de construction ont repris dès le mois de juillet dernier, le secteur du tourisme devrait perdre plus de 60 % de son chiffre d'affaires en 2020 par rapport à 2019, ce dont témoignent des hôtels quasiment vides à la veille d'une saison touristique qui sera décisive. Je rappelle ici qu'on peut faire le tour du monde en restant en France.
Cela dit, au cours des auditions, le ministère des outre-mer m'a assuré que l'enveloppe de relance reste ouverte et peut aller au-delà de ces 1,5 milliard. Je vous suggère cependant de formuler plusieurs recommandations sur la mise en oeuvre de ce plan dans les outre-mer. La commission, en examinant la mission relance, s'est d'ores et déjà inquiétée à juste titre de la territorialisation et de la fluidité d'accès aux aides. Pour les outre-mer, j'ajoute qu'il faudrait flécher plus précisément les crédits territoire par territoire et, simultanément, infléchir la logique de financement des projets selon la méthode du « premier arrivé, premier servi » car cela risque d'écarter ceux qui ont le plus besoin d'accompagnement mais ne disposent pas des capacités suffisantes pour mettre au point leur dossier très rapidement. Comme vous le savez, l'économie des outre-mer est constituée très majoritairement de très petites ou micro-entreprises et, par exemple, en Guyane et à Mayotte, un tiers des entreprises ignoraient l'existence des dispositifs de soutien mis en place lors du premier confinement, faute d'un accès à internet suffisant. Cela amène à une troisième recommandation : améliorer les soutiens à la numérisation, à la gestion et à la couverture numérique dans les territoires ultramarins. Il s'agit là d'un socle dont les acteurs - entreprises, salariés et consommateurs - ont besoin ne serait-ce que pour développer le télétravail, la téléformation et les capacités de communication des entreprises.
J'en viens au second grand axe de mon exposé. Si on prend en compte l'ensemble des financements de relance, dont les crédits de l'État ne sont qu'une composante, on discerne une chance historique pour les outre-mer de redynamiser le secteur de la construction et de la réhabilitation qui a un puissant effet d'entrainement sur l'ensemble des économies ultramarines.
Je rappelle que nous partons d'une situation très dégradée : on compte, dans les outre-mer un logement pour 1,8 personnes contre un logement pour 2,8 personnes en moyenne nationale. Le logement social est particulièrement insuffisant, à quoi s'ajoutent l'habitat indigne (110 000 logements) et le vieillissement du parc.
Pour répondre aux besoins, l'objectif a été fixé de façon réaliste par le Sénat au moment du vote de la loi dite égalité réelle : 15 000 logements par an construits ou réhabilités pour la période 2017-2027. Ce point de repère, introduit à l'initiative de notre commission, avait été considéré comme minimaliste par certains, mais on ne l'atteint pas et, plus inquiétant encore, on s'en éloigne. Par exemple, dans le logement social, le nombre des constructions ou réhabilitations avoisinait 9 000 par an en 2015 et 2016, il a baissé pour atteindre 6 660 en 2019. Cette baisse est d'autant plus paradoxale que les crédits de la Ligne budgétaire unique (LBU) ont été tendanciellement maintenus et n'ont été « ajustés » à la baisse que pour s'adapter à une sous-consommation qui s'observe depuis 2017. Pour 2021, les AE sont prévus en hausse (+ 8,7 % à 225 millions d'euros) et les CP en baisse (- 2,7 % à 178 millions d'euros).
Face à la complexité croissante du sujet logement - qui a donné lieu à de multiples rapports, conférences ou analyses - et certaines divergences d'appréciation entre les acteurs, les auditions budgétaires permettent de dégager deux séries de constats et de recommandations.
En premier lieu, La vue d'ensemble des financements de relance mobilisables pour le logement ultramarin permet d'envisager un bond en avant historique dans les années qui viennent. En effet, deux plans volontaires de très grande ampleur vont s'articuler avec les traditionnels crédits budgétaires (LBU) et dispositifs fiscaux.
D'une part, Action Logement a acté le 25 avril 2019, la mise en oeuvre d'un Plan d'investissement volontaire (PIV) de 9 milliards d'euros au total. Les Partenaires sociaux y ont inclus une enveloppe spécifique d'1,5 milliard d'euros dédiée aux outre-mer constituant un engagement sans précédent avec des prêts bonifiés, des fonds propres, des quasi-fonds propres et des subventions. 8 700 logements sont d'ores et déjà programmés et financés à hauteur de 300 millions d'euros.
D'autre part, le groupe CDC Habitat, dont le patrimoine représente la moitié du parc social ultramarin, mobilise 10 milliards d'euros pour un plan de relance national : s'agissant de son volet outre-mer, 6 000 projets de construction doivent se concrétiser. Les lancements de chantiers des Sociétés immobilières d'outre-mer (SIDOM) du Groupe devraient représenter au total 22 600 logements d'ici 2025. De plus, 1 500 logements sont réhabilités chaque année pour un montant de 100 millions d'euros.
Je souligne que ces plans volontaires en faveur du parc de logements ultramarin représentent des montants presque comparables aux 3,6 milliards d'euros de financements cumulés de l'État (en subventions et en dépenses fiscales) pendant 15 ans, de 2002 à 2017.
S'agissant des principales raisons du ralentissement de la construction dans les outre-mer et des recommandations efficaces, on peut retenir les points suivants :
- la Cour des comptes insiste sur le coût du foncier ainsi que sur les normes ou exigences administratives inadaptées. Elle préconise de réemployer les crédits non consommés de la LBU pour financer les opérations de réhabilitation et les fonds régionaux d'aménagement foncier et urbain. Comme le font observer les bailleurs sociaux, ces redéploiements ne doivent pas conduire à « ponctionner » les crédits de la LBU de façon structurelle ;
- l'Union sociale pour l'habitat (USH) et l'Union sociale pour l'habitat outre-mer (USHOM) soulignent la difficulté de recouvrer les loyers avec des locataires à très faibles revenus. Ils souhaitent donc plus d'aide à la pierre et de subventions pour équilibrer financièrement les projets de construction autrement que par une augmentation des loyers. Or l'administration semble s'inquiéter des coûts de construction et la LBU serait désormais censée financer chaque logement social à hauteur de 22 200 euros au lieu de 26 000 les années précédentes. Par ailleurs, la question de l'ingénierie leur parait secondaire avec un argument assez convaincant : jusqu'en 2017, leur capacité à construire a été démontrée ;
- les représentants d'Action Logement ont témoigné que les difficultés de construction, bien réelles, sont surmontables avec une approche territorialisée, concertée et pragmatique ;
- les représentants de la Caisse des dépôts Habitat, qui mettent en avant leur souci de rigueur de gestion, observent qu'on a plus de difficultés à trouver des constructeurs et des aménageurs que des financements. Pour juguler les imperfections actuelles, ils mettent l'accent sur la nécessité de constituer des filières intégrant aménageurs, constructeurs et bailleurs ;
- tous les intervenants s'accordent donc sur la nécessité de réduire le carcan normatif pour réduire les coûts de construction, utiliser des matériaux de construction locaux et adapter les logements aux besoins. Il convient donc, à ce titre, de poursuivre la mise en oeuvre des recommandations de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur ce point ;
Enfin je propose à la commission d'insister sur un point majeur : la phase de relance économique des outre-mer doit intégrer les nouvelles générations ultramarines. Face à un taux de chômage des jeunes vertigineux, et qui risque encore de s'aggraver, j'observe que les territoires ultramarins sont déjà, par exemple avec le Service militaire adapté (SMA), un laboratoire d'initiatives de formations à succès. Pour enclencher, de manière beaucoup plus globale, un cercle vertueux d'activation des crédits et de formation des jeunes, nous proposons, de mettre en avant le concept d'« entreprise formatrice » dans les outre-mer, en s'inspirant des pays les plus performants du monde. Il s'agit, en particulier, pour les secteurs bénéficiant d'aides publiques et parfois confrontés à des baisses d'activité, d'intégrer plus systématiquement la jeunesse ultramarine dans le développement d'entreprises et de filières économiques efficaces. Encore faut-il articuler ce mouvement avec un statut accordé à ces jeunes et des perspectives de carrières attractives facilitées par un niveau d'exonération de charges bien calibré.
Compte tenu de la hausse de ce budget, des engagements pour aller au-delà de 1,5 milliard dans le plan de relance, des avancées en LFSS sur les exonérations, je vous propose enfin d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission outre-mer. L'idéal aurait été de vous proposer un amendement sur le réemploi des crédits non consommés mais il n'est juridiquement pas possible d'empiéter sur ce qui relève de la compétence de l'exécutif, conformément à la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).