Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du 10 décembre 2020 à 10h30
Suppression de la possibilité de rachat par le dirigeant après le dépôt de bilan — Rejet d'une proposition de loi modifiée

Photo de Sophie Taillé-PolianSophie Taillé-Polian :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, avant la crise sanitaire, l’article L. 642-3 du code de commerce était clair : dans le cadre d’une liquidation judiciaire, ni le débiteur, ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu’au deuxième degré de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure n’étaient admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre de reprise, partielle ou totale, de l’entreprise placée en liquidation judiciaire.

Ça, c’était avant. Avant que le Gouvernement ne décide de déroger à ce principe – déjà assoupli, au demeurant, par la possibilité d’une reprise à la requête du ministère public, quand l’intérêt général le commandait –, pour garantir le maintien de l’emploi.

Ainsi, l’ordonnance n° 2020-596 du 20 mai dernier, prise sur le fondement du d du 1° du I de l’article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, prévoit qu’une offre de reprise partielle ou totale de l’entreprise en liquidation judiciaire peut, jusqu’au 31 décembre de cette année, être formée par le débiteur ou l’administrateur judiciaire.

Cette disposition prise dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a rapidement été intégrée par un certain nombre d’entreprises : les exemples n’ont pas tardé à venir illustrer la dérive que l’on pouvait craindre, sous la forme de certains effets d’aubaine, lesquels suscitent des interrogations.

La présente proposition de loi est née du constat de ces dérives, qui se sont manifestées très rapidement, dès le début de l’été. Elle est née de l’indignation suscitée par ces situations, dont ont fait état bon nombre de journaux, mais aussi d’une seconde indignation, de forme. De fait, il nous est nécessaire, pour proposer l’abrogation de cette disposition, d’en proposer d’abord la ratification… N’est-il pas baroque de constater à quel point notre procédure parlementaire est mise à mal par l’inflation et la banalisation des ordonnances, et plus encore par l’absence de ratifications ?

Certes, le Parlement a joué son rôle. Alors que le nombre d’ordonnances prévu en mars dernier par le Gouvernement lors de l’instauration de l’état d’urgence sanitaire était de trente-trois, il l’a ramené à vingt-cinq. Toujours est-il que, dans le cadre de cette crise sanitaire et bien au-delà, au cours de cette législature comme des précédentes, on observe une inflation des ordonnances – sans compter les habilitations furtives demandées par voie d’amendement…

Ce procédé est source d’insécurité juridique et nuit à la qualité de la réglementation. Il met le Parlement – il faut le dire – à l’index !

Dans la situation actuelle, mes chers collègues, nous devons nous interroger très fortement sur le rôle du Parlement et sur les moyens d’action et de procédure. Car l’exception tend à devenir la règle, sans même que la procédure soit respectée jusqu’au bout, puisque, bien souvent, le projet de loi de ratification, s’il est déposé, n’est pas débattu. Le même phénomène s’observe d’ailleurs avec la procédure d’urgence : d’exceptionnelle, elle est devenue la règle puisqu’elle est appliquée dans 90 % des cas – pour ne pas dire plus.

C’est là une préoccupation majeure, partagée, je crois, par l’ensemble du Sénat. À cet égard, je salue la création par le président Larcher d’un comité de réforme et d’adaptation des procédures sénatoriales, dont l’un des objets sera le suivi des ordonnances.

En l’occurrence, une ratification aurait permis de procéder à une première évaluation de la mesure prise et de constater si, oui ou non, elle produit des effets bénéfiques.

Sur le fond, quels résultats cette disposition a-t-elle produits ? En septembre, au moment du dépôt de cette proposition de loi, les cas d’application dont la presse se faisait l’écho se sont multipliés.

L’assouplissement permet aux propriétaires ou anciens propriétaires d’une entreprise placée en liquidation ou en redressement judiciaire de présenter une offre de reprise. De fait, il entraîne des effets d’aubaine, du moins une grande incompréhension sociale, quand il permet à un gestionnaire qui n’a pas fait preuve des meilleures qualités de gestion de s’en tirer à bon compte.

Effet d’aubaine, oui, pour un certain nombre de grands groupes. On pourrait même parler de grandes familles : sixième fortune de France, la famille Mulliez a eu recours immédiatement à cette ordonnance pour deux de ses entreprises, Phildar et Alinéa.

Effet d’aubaine, oui, pour ces grandes entreprises toujours si bien conseillées, toujours à la pointe de la connaissance des avancées juridiques et des assouplissements bénéficiant aux entreprises. Pendant ce temps, les petites entreprises ont-elles la même capacité à accéder à cette information ?

Il est étonnant de constater que, dans certains cas où cet assouplissement a été mis en œuvre, les offres de reprise n’étaient pas les mieux-disantes du point de vue de l’emploi. Ce qui est source d’une grande incompréhension sociale : on peut donc créer des dettes, se mettre en redressement judiciaire et revenir en supprimant de l’emploi…

Cette incompréhension est plus grande encore lorsque les difficultés de l’entreprise préexistaient à la crise, conséquences notamment de choix stratégiques d’investissements qui n’avaient pas fait l’unanimité.

Ainsi, on peut s’interroger sur les choix effectués par la direction d’Orchestra. Or que voient les salariés ? La suppression de 400 emplois ! Quand un salarié commet une faute, ma foi, il est licencié… Eh bien, avec une telle mesure, on donne à penser qu’un dirigeant qui a commis des erreurs stratégiques majeures peut tout de même revenir, comme si de rien n’était, en supprimant des emplois.

Dans la période actuelle, si nous devons chercher avant tout à conserver l’emploi et l’activité dans notre pays, il faut le faire par des mesures dont chacun puisse comprendre qu’elles servent l’intérêt général. Dans cet esprit, nous proposons de revenir à la situation antérieure : les anciens propriétaires pouvaient reprendre l’entreprise, mais uniquement sur requête du ministère public, qui représente cet intérêt général.

Ces incompréhensions nombreuses, ce sentiment d’injustice sociale qui gagnent dans notre pays donnent à penser à nos concitoyens que tout est permis à certains, quand on s’efforce sans cesse de surveiller les autres – parfois même de les culpabiliser dans le discours. Ainsi, dans le projet de loi de finances pour 2021, nous avons pris des dispositions pour que les agents de Pôle emploi aient davantage de moyens pour lutter contre la fraude ; mais ils en manquent tellement pour aider les personnes les plus éloignées de l’emploi à en retrouver un…

Contrôle social de plus en plus fort pour les uns, assouplissements pour les autres : de ce double discours découle un sentiment d’injustice sociale majeur. C’est pourquoi je propose le retour au régime antérieur, qui permet, je le répète, la présentation d’une offre de reprise par d’anciens propriétaires, mais à la requête du ministère public, donc au nom de l’intérêt général.

Mme la rapporteure m’a indiqué que le Gouvernement n’envisageait pas de prolonger cette disposition ; Mme la ministre pourra, je l’espère, nous dire précisément ce qu’il en est, en nous apportant des garanties !

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