Intervention de Claudine Thomas

Réunion du 10 décembre 2020 à 10h30
Suppression de la possibilité de rachat par le dirigeant après le dépôt de bilan — Rejet d'une proposition de loi modifiée

Photo de Claudine ThomasClaudine Thomas :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous examinons ce matin la proposition de loi, déposée par Mme Sophie Taillé-Polian le 21 septembre dernier, visant à supprimer la possibilité offerte au dirigeant d’une entreprise de déposer une offre de rachat de celle-ci après avoir organisé son dépôt de bilan.

Elle a pour objet principal d’abroger l’article 7 de l’ordonnance du 20 mai 2020 portant adaptation des règles relatives aux difficultés des entreprises et des exploitations agricoles aux conséquences de l’épidémie de covid-19. Cette disposition assouplit temporairement la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire pour permettre aux dirigeants d’une entreprise ou à leurs parents ou alliés, ainsi qu’à ceux du débiteur personne physique, de présenter une offre d’achat partiel ou total. Ce dispositif est, je le répète temporaire : il s’appliquera jusqu’au 31 décembre 2020 seulement.

Le code de commerce interdit, en principe, au débiteur, personne physique ou morale, aux dirigeants de l’entreprise en difficulté et à leurs parents ou alliés de se porter acquéreurs dans le cadre d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.

Cette interdiction s’explique par un souci bien légitime de moralisation de la vie des affaires. Il s’agit d’éviter la fraude aux intérêts des créanciers, c’est-à-dire que le débiteur ou le dirigeant ne conserve directement ou indirectement tout ou partie des actifs de l’entreprise, alors même qu’il se serait délesté du passif. Il s’agit de prévenir aussi la fraude à l’assurance contre le risque de non-paiement des créances salariales.

En revanche, contrairement à ce que l’on entend parfois, cette interdiction n’est pas destinée à protéger les salariés eux-mêmes contre un détournement de la procédure de licenciement, car les formes prévues par le code du travail pour tout licenciement pour motif économique doivent être respectées.

Le droit commun prévoit des dérogations à cette interdiction, en faveur des exploitations agricoles, d’abord, des autres entreprises ensuite, sous réserve des conditions suivantes : le tribunal ne peut ordonner leur cession à l’un des dirigeants, un allié ou un proche de ceux-ci ou du débiteur personne physique que sur requête du ministère public, par un jugement spécialement motivé et après avis des contrôleurs. Cette dérogation est toutefois peu utilisée.

L’assouplissement prévu par l’ordonnance est d’ordre procédural : il permet au débiteur ou à l’administrateur de former lui-même une requête en vue d’une offre de rachat, sans que le ministère public soit tenu de la reprendre à son compte. Ce dispositif a suscité un grand émoi en raison d’une poignée d’affaires ayant défrayé la chronique et qui, sans doute, sont à l’origine de cette proposition de loi.

Il est toutefois très encadré : outre que le jugement doit être spécialement motivé et rendu après avis des contrôleurs, comme le droit commun l’exige, l’ordonnance rend obligatoire la présence à l’audience du ministère public, qui peut y présenter des observations et, le cas échéant, interjeter appel. En outre, comme toujours en matière de procédures collectives, l’appel du parquet est suspensif. Au surplus, les conditions de fond régissant le choix du cessionnaire par le tribunal demeurent : l’offre choisie doit être celle qui satisfait le mieux aux trois objectifs de maintien des activités, de préservation des emplois et d’apurement du passif.

Cet assouplissement a été motivé par deux raisons très pragmatiques, qu’il est difficile de contester. Sur le plan économique, d’abord, on pouvait craindre que les repreneurs potentiels ne soient beaucoup moins nombreux qu’habituellement dans un contexte économique très incertain. Du point de vue moral, ensuite, les dirigeants d’entreprises mises en difficulté par la crise sanitaire n’en portent aucunement la responsabilité : il pouvait donc paraître légitime de leur permettre de présenter plus facilement des offres de reprise.

En outre, un examen attentif de la jurisprudence montre que les tribunaux ont fait un usage prudent de cette possibilité, le plus souvent avec l’assentiment des organes de la procédure, des salariés et du parquet, et au vu de l’ensemble des circonstances de chaque espèce.

Par exemple, dans le cas de la société Camaïeu, le tribunal de commerce de Lille a retenu l’offre présentée par la Financière immobilière bordelaise plutôt que celle d’un consortium dont faisait partie le dirigeant de Camaïeu, en raison principalement de l’opposition du comité social et économique à cette dernière offre et alors même que les administrateurs, les mandataires, les contrôleurs et le parquet plaidaient en faveur de l’offre du consortium.

Dans ces conditions, la commission des lois a considéré que la disposition mise en cause ne méritait excès ni d’honneur ni d’indignité. Il ne lui a pas paru utile de l’abroger alors qu’elle n’est en vigueur que jusqu’au 31 décembre prochain. Au reste, même si nous l’adoptions, la proposition de loi n’aurait aucune chance d’entrer en vigueur, faute d’être définitivement adoptée avant cette date…

Au contraire, j’estime que prolonger l’application de cette mesure aurait pu avoir du sens, éventuellement sous une forme modifiée pour dissiper toute crainte d’abus. Par exemple, le bénéfice pourrait en être expressément subordonné à l’absence de toute faute de gestion de la part des dirigeants. Alors que les difficultés des entreprises risquent d’exploser l’année prochaine en raison de la crise sanitaire, notamment parmi les petits commerces, les TPE et les PME, ce dispositif aurait peut-être pu leur être utile. D’ailleurs, les syndicats de salariés que nous avons entendus se sont montrés plus ouverts sur un dispositif ciblé.

Telle n’est pas l’intention du Gouvernement, d’après ce que le cabinet du garde des sceaux m’a indiqué lors de mes auditions. Je forme le vœu que l’ordonnance ait au moins permis aux acteurs économiques, aux praticiens des procédures collectives et aux parquets d’être désormais pleinement sensibilisés à la nécessité de faciliter les cessions d’entreprise, y compris à leurs dirigeants si cela se révèle opportun, et d’être mieux informés des souplesses prévues par le droit commun.

Pour l’ensemble de ces raisons, mes chers collègues, la commission des lois vous recommande de ne pas adopter la présente proposition de loi.

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