Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 10 décembre 2020 à 10h30
Suppression de la possibilité de rachat par le dirigeant après le dépôt de bilan — Rejet d'une proposition de loi modifiée

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, avant la crise sanitaire – Mme la ministre et Mme la rapporteure l’ont rappelé –, l’article L. 642-3 du code de commerce était clair : dans le cadre d’une liquidation judiciaire, « Ni le débiteur […], ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu’au deuxième degré inclusivement de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre » de reprise partielle ou totale de l’entreprise placée en liquidation judiciaire. Je cite ces dispositions très précises pour montrer combien la loi est protectrice en la matière.

L’ordonnance du 20 mai 2020, prise sur le fondement de l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire faire face à l’épidémie de covid-19, prévoit qu’une offre de reprise partielle ou totale de l’entreprise en liquidation judiciaire peut, jusqu’au 31 décembre prochain, être formée par le débiteur ou l’administrateur judiciaire.

La requête aux fins de dérogation à l’interdiction pour certaines personnes de présenter une offre de reprise pouvait être faite avant cette ordonnance, mais uniquement après une autorisation explicite du procureur de la République. Une telle requête était donc possible, mais seulement dans des conditions exceptionnelles.

Par la présente proposition de loi, Sophie Taillé-Polian met en avant les problèmes posés par cette ordonnance et ses conséquences, quelles que soient les considérations qui ont pu présider à sa mise en œuvre. Je l’en remercie chaleureusement.

En effet, il est peu contestable que cet assouplissement de la procédure a créé des effets d’aubaine. Dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, Mme Sophie Taillé-Polian indique : « En quelques semaines, certains dirigeants d’entreprise ont déjà profité de cet effet d’aubaine pour effacer une partie de leurs dettes, faciliter les licenciements des salariés, faire prendre en charge des salaires par l’Unédic puis récupérer leur entreprise ainsi allégée alors qu’elle était déjà en difficulté avant la pandémie. » Cela ne peut manquer de susciter des interrogations.

Il est incontestableque cette procédure a eu ou peut avoir des effets pervers. En effet, la possibilité ouverte par l’article 7 de l’ordonnance du 20 mai 2020 est avantageuse puisque, en cas de liquidation judiciaire, les indemnités de licenciement sont prises en charge non par l’employeur, mais par le régime de garantie des salaires, l’AGS. Elles s’élèvent alors au montant minimal prévu par la loi. Or lors d’une restructuration classique, le plan de sauvegarde de l’emploi doit faire l’objet de négociations et prévoir un accompagnement des salariés licenciés, selon des critères définis en concertation avec les organisations syndicales.

Madame la ministre, dans le cas que vous avez cité – pour ma part, je ne citerai aucune entreprise particulière –, la décision du tribunal coïncidait avec le souhait du comité social et économique représentant les salariés de l’entreprise.

Vous savez pourtant fort bien que, dans d’autres cas, l’exact inverse a pu se produire. Ainsi, alors que les membres du comité économique et social de l’entreprise réclamaient à cor et à cri qu’une offre différente fût retenue, non seulement il n’en a rien été, mais ce sont les responsables du groupe qui avaient organisé la faillite qui ont récupéré l’entreprise une fois qu’un certain nombre de charges financières ont été endossées par les autorités publiques. Pourtant, la volonté des salariés, clairement manifestée et même étayée par des rapports d’expertise, était tout autre.

Les risques de dérives et la réalité des effets d’aubaine induits doivent être pris en considération. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera donc en faveur de cette proposition de loi, même si la disposition visée prendra fin le 31 décembre. Il est important pour les parlementaires que nous sommes que le Sénat alerte fortement sur les effets pervers que peut avoir cette disposition pour les salariés, mais également pour l’entreprise.

J’observe d’ailleurs, madame la ministre, que même si le comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI), que j’ai rencontré à propos de l’une de ces entreprises, a souligné que les effets de cette disposition n’étaient pas tous négatifs – et je le reconnais –, le Gouvernement a considéré que les acteurs économiques, les praticiens des procédures collectives et les parquets étaient pleinement sensibilisés à la nécessité de faciliter les cessions d’entreprises, y compris à leurs dirigeants si cela se révèle opportun, et qu’ils étaient mieux informés désormais des souplesses prévues par le droit commun. Les dérogations qui restent toujours possibles sur l’initiative du procureur de la République suffiront donc à produire leur effet sans que cette disposition soit désormais nécessaire.

Le fait que le gouvernement auquel vous appartenez, madame la ministre, ait décidé de ne pas proroger cette mesure montre que cette proposition de loi va dans le bon sens. En effet, avant même qu’elle ne soit votée par le Sénat – et notre groupe milite pour que tel soit le cas –, vous avez pris en compte la réalité qu’elle tendait à souligner.

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