Intervention de Arnaud de Belenet

Réunion du 10 décembre 2020 à 14h30
Préservation des biens communs pour la construction du monde d'après — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Photo de Arnaud de BelenetArnaud de Belenet :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, effectivement, la commission des lois invite le Sénat à ne pas reprendre à son compte le texte en l’état de sa rédaction et du fait de ses effets juridiques trop incertains.

Néanmoins, cette proposition de loi constitutionnelle ouvre un débat très riche – ce n’est pas seulement une formule – en n’hésitant pas à ébranler certains piliers de notre ordre juridique interne et international. Ce débat doit se poursuivre, afin que nous puissions nous entendre sur un diagnostic, sur des objectifs à déterminer et sur les moyens les plus appropriés pour les atteindre. Le législateur est, sans conteste, le plus légitime pour cela.

Les questions abordées me semblent fondamentales pour l’avenir de notre société, comme le travail prospectif sur les évolutions souhaitables de notre droit.

Pour toutes ces raisons, je souhaite remercier chaleureusement Nicole Bonnefoy et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain pour leur initiative et leur travail ainsi que le président de la commission des lois pour sa confiance.

Nicole Bonnefoy constate – elle vient de le faire de nouveau avec fougue, passion et ténacité – les impasses de notre modèle de développement, révélées par les crises écologique et sanitaire, par la progression des inégalités sociales et un niveau de chômage élevé depuis quarante ans.

Elle constate également l’affaiblissement de la coopération internationale, au moment même où sont plus évidentes l’interdépendance des nations et la nécessité d’une réponse globale à des problèmes mondiaux.

Pour répondre à ces différents constats, Nicole Bonnefoy nous propose plusieurs modifications de la Constitution française, questionnant, d’une part, le droit de propriété et la liberté d’entreprendre à des fins d’intérêt général et, d’autre part, la notion de souveraineté étatique.

L’un des moyens envisagés consisterait à inscrire dans notre loi fondamentale la notion de « biens communs » dont la « préservation » ou le « respect » seraient ainsi constitutionnellement garantis.

Seraient consacrés, par ailleurs, de nouveaux objectifs de valeur constitutionnelle tenant à la protection du sol, à la sécurité et à l’autonomie alimentaires, ainsi qu’un principe de conciliation entre le « respect des biens communs », d’une part, le droit de propriété et la liberté d’entreprendre, d’autre part.

J’ai rappelé, dans mon rapport, la notion de « bien commun » dans la théorie économique classique – ces ressources à la fois « non exclusives » et « rivales », accessibles à tous, mais insuffisantes pour tous –, la référence aux anciens commons, les anciens « communaux », comme la thèse de la « tragédie des communs ».

Cette dernière thèse a été battue en brèche, à partir des années 1980, par les travaux de l’Américaine Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2008. Elle a montré comment des communautés de taille limitée parviennent à organiser la gestion de ressources communes, de manière à ce que tous les membres de la communauté y accèdent sans que la ressource s’épuise pour autant. Cette gestion repose sur la mise en place, par les utilisateurs eux-mêmes, d’un système de règles socialement sanctionnées.

Notons que la réflexion théorique sur les « communs de la connaissance », engagée dans les années 1990 a débouché sur des mouvements économiques et sociaux, tels que ceux des « logiciels libres » ou des « semences libres ». Plus largement, la notion de « biens communs » a été fortement mobilisée, depuis une vingtaine d’années, par ceux qui combattent les effets de politiques d’inspiration libérale, ou présentées comme telles.

La question est de savoir quelle traduction juridique donner à ces aspirations. La notion de « bien commun » n’existe pas en droit français. Celui-ci connaît, en revanche, toutes sortes d’institutions permettant d’organiser l’appropriation ou l’usage collectif de certaines ressources ou leur protection sur la longue durée.

Je pense, par exemple, à la propriété des personnes publiques, à l’usage de prérogatives de puissance publique pour limiter l’exercice de la propriété, aux différentes formes de propriété privée collective – l’indivision, la copropriété, la communauté de biens des époux, la propriété des personnes morales – ou encore à de nouvelles formes contractuelles permettant de conférer, à toutes les personnes qui le souhaitent, sous certaines conditions, des droits d’usage ou de jouissance sur certaines choses.

Consacrer, dans notre droit constitutionnel, la notion de « bien commun » supposerait, évidemment, de la définir préalablement et de préciser son articulation avec les catégories juridiques existantes. La tâche n’est pas impossible. Nous pourrions nous inspirer, à cette fin, des travaux menés en Italie par la commission Rodotà qui avait proposé d’inscrire dans le code civil italien la notion de beni comuni.

Par ailleurs, il nous faudrait avoir les idées très claires sur les effets juridiques que l’on voudrait produire en inscrivant dans la Constitution le principe de préservation des « biens communs ». Pour les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle, il s’agirait d’abord de contrebalancer le poids excessif accordé, aujourd’hui, aux droits et libertés économiques dans nos textes et dans la jurisprudence constitutionnelle. Je ne suis pas sûr de les suivre sur ce point.

Le droit de propriété, la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle, protégés par la Constitution, ne jouissent d’aucune prépondérance par rapport aux autres principes et objectifs constitutionnels.

Le législateur conserve un large pouvoir d’appréciation pour décider si des atteintes aux droits et libertés économiques se justifient, au regard d’autres exigences de valeur constitutionnelle – comme le droit à l’emploi, le droit à un logement décent, la lutte contre la fraude fiscale –, ou même par de simples objectifs d’intérêt général.

Un examen attentif de quelques décisions du Conseil constitutionnel, souvent critiquées – à mon avis, à tort –, confirme ce constat. Ces décisions portent respectivement sur la contribution carbone, le reporting fiscal, pays par pays, des grandes entreprises, le droit de préemption des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) et le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre.

Les auteurs du texte considèrent, en particulier, que le droit de propriété et la liberté d’entreprendre doivent pouvoir céder aux exigences liées à la protection de l’environnement. Or de fortes garanties sont offertes, à cet égard, par le bloc de constitutionnalité, surtout depuis l’entrée en vigueur de la Charte de l’environnement de 2004, qui consacre aussi bien des principes substantiels que des droits procéduraux.

En revanche, quelques points restent effectivement en suspens depuis l’entrée en vigueur de la Charte, qu’il s’agisse de la portée du principe de précaution ou encore de l’existence d’un principe de non-régression en matière de protection de l’environnement. En la matière, le présent texte aurait une portée symbolique non négligeable, puisqu’il permettrait d’inscrire le principe de préservation de l’environnement dans le corps même de la Constitution et de mentionner expressément l’exigence de protection du climat.

Outre l’objectif consistant à rééquilibrer la jurisprudence constitutionnelle relative aux droits et libertés économiques, nos collègues souhaitent, grâce à la consécration constitutionnelle de la notion de « biens communs mondiaux », contribuer à l’édification d’un nouveau modèle de gouvernance mondiale fondé sur la « souveraineté solidaire », voire sur « un État de droit opposable aux États ». Cet objectif est louable et, sans doute, largement partagé. Toutefois, le moyen employé est-il pertinent ?

À l’évidence, le renforcement de la coopération internationale, l’accroissement des obligations des États, la consolidation de leur responsabilité juridique internationale, voire la mise en place de nouveaux mécanismes de décision au niveau mondial n’impliquant pas l’unanimité des États, reposent, avant tout, sur la négociation et la conclusion de nouvelles conventions internationales, et non pas sur une modification de nos textes de droit interne.

Néanmoins, une révision de la Constitution française ne serait pas dénuée de tout effet juridique à cet égard. De nouvelles exigences de fond relatives à l’action de la France dans le monde pourraient servir de base au contrôle de constitutionnalité de nos engagements internationaux. Elles pourraient, également, être opposables aux actes de droit interne, dans la mesure où ceux-ci ont des conséquences globales dans la lignée de la décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020, qui a validé l’interdiction d’exportation, hors de l’Union européenne, de produits phytosanitaires qui n’y sont pas autorisés, au nom de la protection de l’environnement en tant que « patrimoine commun des êtres humains ».

Toutefois, pour produire de tels effets juridiques, les nouvelles dispositions constitutionnelles devraient avoir un contenu suffisamment clair et précis.

Sur mon rapport, la commission a estimé que, en l’espèce, tel n’est pas le cas. Néanmoins, et bien au contraire, elle ne s’oppose pas à une réflexion appelée par les enjeux contemporains, l’opinion publique et le mouvement du Conseil constitutionnel.

Permettez-moi d’esquisser trois interrogations pour la réflexion à venir.

Premièrement, le législateur souhaite-t-il en affirmant, par exemple dans le préambule de la Constitution, que « le Peuple français reconnaît qu’il partage une communauté de destin avec les autres peuples, qu’il contribue à la protection des biens communs mondiaux et favorise l’accès de tous à ces mêmes biens », fixer une ligne de conduite régissant l’action internationale de la France ? Il empêcherait la ratification ou l’approbation de conventions internationales contraires à ces principes sans, pour autant, soumettre la conduite des relations internationales de la France à un contrôle juridictionnel.

Le législateur souhaite-t-il s’autoriser à prendre en compte plus largement les effets des règles de droit interne sur la protection et l’accessibilité des « biens communs mondiaux » ?

Deuxièmement, le législateur souhaite-t-il affirmer lui-même l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, déjà consacré par la Charte de l’environnement, ajouter explicitement le climat parmi les composantes de l’environnement, consacrer le principe de non-régression en matière environnementale, non encore dégagé par la jurisprudence constitutionnelle ?

Troisièmement, le législateur souhaite-t-il définir lui-même les biens communs et leur régime juridique en s’inspirant, éventuellement, de la commission Rodotà et en s’intéressant, tout particulièrement, au domaine législatif et à l’article 34 de la Constitution ?

Voilà quelques esquisses de pistes pouvant prolonger l’initiative de nos collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion