Intervention de Françoise Gatel

Réunion du 10 décembre 2020 à 14h30
Préservation des biens communs pour la construction du monde d'après — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Photo de Françoise GatelFrançoise Gatel :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voulais remercier Nicole Bonnefoy de cette proposition de loi constitutionnelle qui nous oblige tout à la fois à prendre de la hauteur par rapport à notre droit et à nous interroger sur une humanité universelle et solidaire et sur son avenir.

Les références à ce qu’il convient d’appeler dans notre débat « les communs », voire, en cette période de crise sanitaire, « les très essentiels », permettent de découvrir l’œuvre d’Elinor Ostrom, qui a pu retenir l’attention du rapporteur. Prix Nobel d’économie en 2009, elle s’est essayée, dans son ouvrage de 1990 qui a fait date, à repenser la gestion collective des ressources.

Les « communs », dans votre conception, renvoient à des biens qui ne sont ni publics ni privés, relevant d’une exploitation et d’un usage collectifs. C’est un sujet qui suscite l’intérêt des économistes depuis des années et, petit à petit, celui des juristes, qui tentent d’évaluer ses limites et ses définitions dans notre droit, comme l’a fait notre rapporteur sur ce texte, et trouver ainsi une voie vers une acceptation juste et consensuelle. Cependant, dans cette effervescence de la nouveauté, il règne, comme souvent, une certaine confusion.

En effet, notre droit administratif se structure autour de notions qui construisent ce débat des « choses communes » : l’intérêt général, les services collectifs publics ou encore le domaine public. Et c’est alors que l’on prend conscience de la révolution juridique que cette notion pourrait provoquer. C’est à la lumière de cette importance pour notre droit qu’il faut qualifier, avec prudence, ces « choses communes ».

Cette proposition de loi constitutionnelle se heurte, me semble-t-il, à différents obstacles. Le premier est relatif à la nécessaire définition des « choses communes » au regard du droit existant et au-delà de son périmètre. C’est la volonté de l’article 1er.

Cependant, il existe de nombreuses catégories juridiques qui pourraient être mobilisées pour encadrer ce régime d’un partage de certaines ressources, ou du moins le partage de leur usage. Notre droit constitutionnel est d’ailleurs particulièrement bien doté depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement, qui a adossé ladite Charte à la Constitution.

Elle énumère un certain nombre de droits et de devoirs en matière de préservation de l’environnement qui permettent notamment au Conseil constitutionnel d’apprivoiser cette notion récente de biens communs. Celui-ci a avant tout reconnu une pleine valeur constitutionnelle à « l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement ».

Cette première étape a permis, par une décision de janvier 2020, de reconnaître la valeur constitutionnelle de l’objectif de protection de l’environnement en tant que « patrimoine commun des êtres humains ». La question se pose alors d’un début d’acceptation des « choses communes » par nos sages du Palais-Royal. À ce stade, notre loi fondamentale n’est-elle pas déjà assez bien faite ?

Un autre obstacle apparaît ensuite, celui de déterminer quelles conséquences emporterait la création de cette nouvelle catégorie au sein de notre droit. Notre rapporteur, Arnaud de Belenet, dont je tiens à saluer le travail extrêmement rigoureux et attentif, l’a très bien décrit : une telle inscription n’est pas sans conséquence pour les droits non seulement économiques, mais aussi immatériels, dont ceux de la propriété intellectuelle – il me semble d’ailleurs que l’étude de son impact n’est pas suffisante sur ces questions…

En outre, l’action internationale de la France se trouverait elle-même restreinte et compromise dans ses engagements internationaux au regard de cette nouvelle norme. D’où l’importance d’une définition travaillée et consensuelle, sans laquelle nous ne pouvons établir le périmètre des conséquences de cette caractérisation.

C’est ce qu’a tenté de faire Elinor Ostrom en utilisant différents critères, dont celui d’une reconnaissance minimale des droits d’organisation, qui m’a particulièrement frappée.

Dans cette conception des biens communs, les droits des « appropriateurs » – mot horrible s’il en est – d’élaborer leurs propres institutions ne sont alors pas remis en cause par des autorités gouvernementales externes. Ce point révèle la contradiction dans votre démarche, dans l’attente d’une acceptation plus globale de cette notion, notamment à l’échelle européenne, comme l’a très bien souligné notre rapporteur en ce qui concerne la politique agricole commune.

Avec la rédaction que vous proposez, nous nous retrouvons face à un dilemme : ne débattons-nous pas d’un thème qui devrait être porté, pour plus de pertinence et d’efficience, a minima au niveau européen, voire au niveau mondial, comme ont pu en témoigner les intergroupes de préparation de la conférence de Paris sur le climat, l’un d’entre eux s’étant fait l’écho de la notion de biens communs ?

L’expérience des municipalités transalpines ne peut que nous pousser à observer et à coordonner nos actions doctrinales sur cette notion dans le temps. Notre droit n’est pas figé dans son interprétation, il évolue. C’est une matière vivante, comme un arbre, disent nos amis canadiens.

Nos travaux d’aujourd’hui permettront de nourrir notre réflexion et pourront servir la doctrine. Nous devons nous en réjouir, et je remercie encore une fois l’auteure de cette proposition de loi.

Toutefois, vous l’aurez compris, la rédaction de ce texte nous paraît encore trop incertaine, trop fragile et ses conséquences encore trop peu évaluées pour que le groupe centriste le soutienne.

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