Intervention de Marta de Cidrac

Réunion du 10 décembre 2020 à 14h30
Préservation des biens communs pour la construction du monde d'après — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Photo de Marta de CidracMarta de Cidrac :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de remercier le groupe socialiste, et singulièrement Nicole Bonnefoy, d’avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée.

« Le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant. » Ces mots, prononcés par le Président de la République en mars dernier, à l’annonce du confinement, sont forts. Ils doivent maintenant se concrétiser au sein de l’ensemble de nos politiques publiques, bien au-delà d’un plan de relance de 100 milliards d’euros.

Cette crise sanitaire nous oblige. Elle nous oblige à repenser totalement nos sociétés. Notre mode de vie, nos modes de production et de consommation doivent être réfléchis à l’aune des grands défis du siècle et des défis écologiques.

Le monde d’après doit plus que jamais prendre en compte l’environnement et la finitude de certaines ressources naturelles. Cette prise de conscience est urgente. Elle doit être française, mais elle doit être aussi mondiale. C’est ce qu’ambitionne le texte dont nous discutons aujourd’hui et dont nous partageons l’objectif.

Les biens communs sont une notion économique popularisée par le prix Nobel Elinor Ostrom. Elle vise à inventer une nouvelle gouvernance pour des ressources qui peuvent se dégrader du fait de leur consommation. C’est le cas des données ouvertes, mais aussi, et surtout de l’environnement, de l’air, de la biodiversité, de l’alimentation ou des sols.

Ces sujets sont d’une grande envergure. L’ensemble de ces thématiques doit être traité. Les nombreux rapports du Sénat et les propositions de loi sont des preuves de cette nécessité d’agir.

Cependant, cette proposition de loi appelle des remarques de fond et de forme.

En ce qui concerne la forme, le vecteur de la révision constitutionnelle semble inadapté au regard des objectifs fixés. Notre droit constitutionnel est déjà pleinement armé pour la préservation de l’environnement et des ressources naturelles, notamment grâce à l’intégration de la Charte de l’environnement à notre bloc de constitutionnalité depuis la révision constitutionnelle opérée sous Jacques Chirac, en 2005.

C’est un texte essentiel, mais aussi précurseur, car peu d’États à l’époque avaient saisi ce sujet avec autant de force. Cette charte est aujourd’hui pleinement opérationnelle, puisque le Conseil constitutionnel l’invoque à de nombreuses reprises pour bâtir une véritable jurisprudence constitutionnelle sur les questions écologiques.

Trois grands principes sont entrés dans notre bloc de constitutionnalité : le principe de prévention, le principe de précaution et le principe pollueur-payeur. L’environnement et les ressources naturelles se retrouvent ainsi grandement protégés dans notre loi fondamentale.

Verdir la Constitution, alors que la protection de l’environnement y est déjà inscrite, est inefficace. Ce désir de modifier sans cesse notre texte fondamental doit nous interroger sur la valeur que nous lui donnons. La Constitution ne peut être l’objet d’effets d’affichage sans que rien de concret soit entrepris.

Mais c’est surtout sur le fond que cette proposition de loi interroge.

En effet, les biens communs ont le défaut de ne pouvoir être définis juridiquement de manière précise.

Vous procédez à une énumération, avant d’évoquer les « autres biens communs », ce qui n’est pas sans poser des questions relatives à la clarté de la loi et peut faire peser des risques juridiques sur de nombreuses activités économiques et sociales.

La notion de « biens communs » est aujourd’hui un objet juridique et constitutionnel non identifié. Son aspect évasif donnerait une grande latitude d’interprétation, dont il est difficile d’imaginer les limites et les conséquences.

C’est une donnée que doit prendre en compte le Sénat, en tant que pouvoir constituant.

Il faut également souligner que les différentes gestions communes décrites par Elinor Ostrom se font à l’échelle de communautés de taille limitée, entre 50 et 15 000 personnes, et non pas à l’échelle d’un pays, comme vous le proposez aujourd’hui. D’ailleurs, elle étudie des cas où cette entreprise de gestion commune réussit et des cas où elle échoue. Comment pourrait-on inscrire dans notre texte fondamental une gestion des ressources susceptible d’échouer ?

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le fait que ces ressources ne sont pas infinies. L’air, l’eau, les sols : chacun est conscient de la finitude de ces ressources et de la nécessité de les protéger, fort heureusement. Il conviendra sûrement de légiférer sur ces sujets dans les années à venir.

Aussi, il ne s’agit pas de contester les biens communs en tant que théorie économique, mais de souligner que la traduction juridique que vous en proposez n’est pas satisfaisante.

Par ailleurs, vous le savez, nous disposons déjà d’outils juridiques pour protéger certains des biens communs que vous mentionnez. L’air et l’atmosphère sont ainsi considérés comme des choses communes, protégées dans le code civil comme des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. La puissance publique elle-même dispose d’outils qui favorisent la gestion commune des ressources, à des fins d’intérêt général : on peut mentionner à cet égard le droit d’expropriation ou le droit de préemption. Nous ne partons donc pas de nulle part en la matière.

Surtout, cette proposition de loi, dans son article 3, vise à encadrer le droit de propriété et la liberté d’entreprendre.

Quand on aborde le sujet des droits fondamentaux, il convient de légiférer d’une main tremblante, pour paraphraser Montesquieu.

C’est particulièrement vrai quand une proposition de loi vise à encadrer des libertés. Limiter aujourd’hui des droits et libertés dans la Constitution peut avoir des conséquences considérables.

Si la propriété et la liberté d’entreprendre sont constitutionnellement protégées, la liberté individuelle n’empêche pas d’agir collectivement pour faire face aux plus grandes menaces qui pèsent sur notre pays. Elle protège tous les citoyens, notamment les plus faibles.

Aussi, la prise de conscience écologique ne peut se faire au détriment du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre.

La liberté d’entreprendre n’est pas un frein à la transition écologique. Le Conseil constitutionnel a lui-même reconnu en début d’année que la protection de l’environnement peut justifier des atteintes à la liberté d’entreprendre. Cette décision donne une véritable valeur constitutionnelle à la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains », comme le titre le préambule de la Charte.

Cette dernière jouant pleinement son rôle, il semble donc inopportun d’alourdir notre texte constitutionnel.

Au contraire, on peut même attendre de notre liberté d’entreprendre des innovations qui marqueront notre réussite écologique. En effet, que serait la transition écologique sans les innovations dans le secteur nucléaire, qui permettront le développement de réacteurs recyclant une partie des déchets radioactifs ?

Que serait la transition écologique sans les nouveaux outils technologiques et numériques permettant un tri optimal des déchets ?

Que serait la transition écologique sans entreprises innovantes développant des enzymes permettant la biodégradation ou le recyclage à l’infini des plastiques ?

La liberté d’entreprendre n’est pas un problème pour la transition écologique ; c’est au contraire une partie de la solution.

L’équilibre entre écologie et économie est certes complexe, mais il ne passe pas par une modification constitutionnelle.

Il passe par des lois, des réglementations, des initiatives, des actions rapides et efficaces pour la préservation de l’environnement.

Nous constatons déjà les premiers effets de la finitude de ressources naturelles. D’autres devraient être perceptibles dans les années à venir.

Il convient donc d’agir de manière concrète, dans le cadre de l’ensemble de nos politiques, pour faire progresser encore et toujours la transition écologique.

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