Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 15 décembre 2020 à 14h30
Restitution de biens culturels au bénin et au sénégal — Rejet en nouvelle lecture d'un projet de loi

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, voilà un texte qui aurait dû nous rapprocher tant nos deux chambres ont montré au cours des débats qu’elles partageaient l’envie de faire vivre l’universalisme de l’art et les droits culturels, en permettant à des œuvres qui constituent le patrimoine de l’humanité de retrouver la terre de leurs origines.

Le Sénat a souscrit, en première lecture, à l’unanimité des suffrages exprimés, à la sortie de nos collections des biens revendiqués par le Bénin et le Sénégal, saisis par les armées coloniales françaises au XIXe siècle. Il a parfaitement conscience que le retour de ces pièces répond à un enjeu tout aussi éthique que diplomatique. Il est le point de départ d’un renouveau de nos relations avec l’Afrique. Il est l’occasion pour notre pays de se réapproprier, avec le Bénin et le Sénégal, certaines pages de notre histoire commune pour envisager une coopération culturelle renouvelée.

Tout en étant favorable à ces transferts de propriété, le Sénat avait procédé à quelques modifications sémantiques qui, sans porter atteinte au retour des biens concernés, permettaient de rendre les dispositions du projet de loi plus conformes à la réalité. Ces modifications n’étaient pas un caprice, pas plus qu’elles ne répondaient à un besoin de notre part d’imprimer notre marque sur le texte. Elles s’inscrivaient dans un devoir de vigilance, dans la mesure où ce texte constitue la première traduction législative du discours de Ouagadougou, mais également le premier texte législatif faisant sortir des collections des œuvres et objets d’art.

Nous savons qu’il existe déjà des demandes pendantes et que d’autres suivront. Les enjeux de ce texte dépassent donc très largement son objet, d’où les inquiétudes que nous avions presque tous exprimées concernant les conditions dans lesquelles le débat public en matière de restitutions avait pu se tenir – si tant est que l’on puisse parler de débat, dans la mesure où les décisions ont relevé du Président de la République et du Gouvernement, sans concertation préalable et avec une simple validation de notre part a posteriori, alors même que le Parlement est seul habilité à faire sortir des biens des collections nationales.

C’est ce qui avait amené la Haute Assemblée à introduire, sur mon initiative, un article additionnel, l’article 3, créant un conseil national non de restitution, madame la ministre, mais de réflexion sur la circulation et le retour de biens culturels extraeuropéens pour qu’émerge une nouvelle méthode dans le traitement des demandes de restitutions à venir. Nous sommes en effet convaincus que le débat autour des restitutions doit d’abord être abordé sous un angle scientifique, en le faisant reposer sur une contextualisation historique. C’est le seul moyen à nos yeux de faciliter la formation d’un consensus et de garantir une continuité à cette réflexion au gré des alternances politiques.

Hélas, les députés de la majorité ont rejeté la création de cette instance dédiée, suivant la position que vous aviez défendue au nom du Gouvernement en première lecture. Ils ont avancé à cet effet deux arguments.

Le premier, c’est qu’elle compromettrait l’objectif de simplification des procédures administratives et allongerait les délais de réponse des autorités françaises aux demandes de restitution présentées par des pays tiers. Vous comprendrez que nous ne trouvions pas cet argument convaincant, compte tenu des délais de la procédure parlementaire qui, en droit, doivent être respectés avant d’envisager le transfert, y compris physique, des biens dans les pays demandeurs.

Le second argument, c’est que la mission du conseil national serait redondante avec le travail conduit par l’administration et le personnel des musées au moment de l’examen des demandes. Pour avoir entendu le personnel de ces musées, nous considérons cet argument comme fallacieux, puisque les musées n’ont jamais été consultés sur ce qu’ils pensaient de ces éventuelles restitutions ; on leur a seulement demandé de faire la lumière sur la provenance des objets revendiqués. S’ils ont émis un avis sans y avoir été invités, celui-ci n’a, en tout état de cause, pas été pris en compte.

J’ajoute que le conseil national n’est pas incompatible avec un traitement au cas par cas des demandes. Même si sa formation est restreinte, impliquant qu’il n’aura pas toujours parmi ses membres les compétences nécessaires pour juger du cas d’espèce, nous proposions qu’il puisse entendre des spécialistes avant de rendre son avis, comme le font les commissions parlementaires. À cette occasion, il pourra tout à fait entendre le personnel des musées concernés par les demandes.

Le rapporteur de l’Assemblée nationale a tenté de nous rassurer sur la bonne prise en compte des intérêts culturels et scientifiques au moment de l’examen des demandes de restitution, en nous promettant la création prochaine d’une cellule interministérielle réunissant le ministère de la culture, le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation et le ministère des affaires étrangères. J’ignore où en est la constitution de cette cellule, mais, quoi qu’il en soit, elle ne répond pas aux préoccupations exprimées par le Sénat. D’une part, elle continue de faire reposer la décision exclusivement sur le Gouvernement. D’autre part, elle ne présente aucune garantie de pérennité de la réflexion en matière de gestion éthique des collections au gré des fluctuations des majorités politiques, ce que le conseil national aurait permis. D’où l’échec de la commission mixte paritaire sur ce texte, malgré le soutien globalement apporté par les députés de l’opposition à notre approche.

La commission a été très déçue de découvrir que l’Assemblée nationale était revenue, en nouvelle lecture, non seulement sur l’article 3, qu’elle a supprimé, mais également sur la modification sémantique à laquelle nous avions procédé dans l’intitulé du projet de loi, rétablissant le terme de « restitution ». Vous vous souvenez que le Sénat lui avait préféré le terme de « retour » pour rendre compte de la légalité de la propriété française sur ce bien et pour ne pas véhiculer l’idée que ce texte s’inscrirait dans une démarche de repentance ou commettre l’erreur de juger des événements passés à l’aune des valeurs d’aujourd’hui. La commission de la culture y voit le signe que l’Assemblée nationale n’est pas disposée à parvenir à un compromis sur ce texte.

À cela s’ajoute l’épisode de la remise de l’élément décoratif en forme de couronne qui surplombait le dais de la dernière reine de Madagascar, Ranavalona III, aux autorités malgaches, sans information ni consultation préalable du Parlement, le 5 novembre dernier, soit le lendemain même du jour où nous adoptions ce projet de loi en première lecture.

Même si cette remise s’est faite dans le cadre d’un dépôt, elle s’inscrit clairement dans la perspective du retour définitif de ce bien à Madagascar, qui en a demandé la restitution en février dernier. C’est ce qu’indique clairement la convention de dépôt conclue par le ministère des armées français avec le ministère de la culture malgache. Elle stipule même l’engagement de la France à « initier dans les meilleurs délais les mesures préalables à la procédure législative pouvant permettre [son] transfert de propriété définitif ». Si cela ne s’appelle pas une « restitution »…

Si la date de cette remise constitue sans doute un fâcheux concours de circonstances, nous ne pouvons plus croire désormais au fait qu’il s’agisse d’un simple prêt. Reconnaissez, madame la ministre, vous qui avez été longtemps députée, que cela envoie un très mauvais signal à la représentation nationale sur la considération qu’a pour elle le pouvoir exécutif.

Passe pour le sabre, dont on pouvait penser que la remise, avant l’autorisation en bonne et due forme par le Parlement, pouvait s’expliquer par le fait qu’il était déjà sur place, prêté pour l’inauguration du musée des civilisations noires de Dakar avant que le Sénégal ne formule sa demande de restitution. Mais, avec « l’affaire de la couronne », il est de plus en plus clair que le Gouvernement est dans une volonté systématique de contourner l’aval préalable du Parlement à la sortie des biens des collections.

La commission juge cette méthode inacceptable. Elle relègue le Parlement au rôle de chambre d’enregistrement, au mépris de ses prérogatives propres en matière de sortie des biens des collections. Elle fait prévaloir systématiquement les enjeux diplomatiques sur l’intérêt culturel, scientifique et patrimonial des biens composant les collections publiques françaises.

La commission considère que les modalités de remise de cet objet renforcent encore plus la pertinence du conseil national de réflexion que le Sénat avait proposé en première lecture. Il s’agit d’un vrai garde-fou pour garantir un examen scientifique des demandes émanant des pays tiers et éclairer la décision des autorités politiques avant l’engagement de toute négociation diplomatique.

Nous sommes sans illusion sur la position de l’Assemblée nationale. Sa majorité ne perçoit manifestement pas le danger lié au fait que l’exécutif décide tout en la matière, aujourd’hui comme demain, quelle que soit la majorité en place. C’est la raison pour laquelle la commission estime qu’il n’y a pas lieu de débattre davantage de ce texte sur lequel nous ne parviendrons pas à nous mettre d’accord. Elle présentera donc dans quelques instants une motion tendant à opposer la question préalable.

Il n’empêche que la question des restitutions reste aiguë et que notre pays ne peut pas l’éluder, comme je le dis depuis dix ans. J’avais d’ailleurs proposé, dès la fin de l’année 2019, à la commission de la culture de dresser le bilan de l’action de notre pays sur ce sujet, sur lequel le Sénat a toujours joué un rôle moteur, ainsi qu’en témoignent les deux précédentes lois de restitution, celle dite de la « Vénus hottentote », qui émanait de notre ancien collègue centriste Nicolas About, et celle dite « des têtes maories », prise sur mon initiative.

Crise de la covid oblige, nos travaux ont pris du retard. La commission de la culture examinera demain matin le rapport rédigé par Max Brisson et Pierre Ouzoulias, présentant les conclusions de la mission d’information que j’ai l’honneur de présider. Vous verrez alors que nous avons une vision très claire des choses ainsi que plusieurs propositions concrètes à formuler pour faire avancer le débat de manière dynamique.

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