Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 15 décembre 2020 à 14h30
Restitution de biens culturels au bénin et au sénégal — Question préalable

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

J’ai déjà largement dévoilé, lors de la discussion générale, les raisons qui ont conduit notre commission de la culture, de l’éducation et de la communication à décider de soumettre à la Haute Assemblée le vote d’une motion tendant à opposer la question préalable à ce projet de loi. Au préalable, il me semble utile de rappeler, comme Claudine Lepage l’a fait, que cette motion ne constitue pas une remise en cause du retour au Bénin et au Sénégal des biens concernés par ce texte.

Le Sénat a approuvé les articles 1er et 2 à l’unanimité des suffrages exprimés en première lecture. L’Assemblée nationale les a ensuite adoptés en nouvelle lecture dans la rédaction issue de nos travaux, comprenant le remplacement du verbe « remettre » par le verbe « transférer ». Cette modification sémantique rend compte du fait que le sabre a déjà été remis officiellement au Sénégal lors d’une cérémonie tenue en novembre 2019 à Dakar. Nous avions estimé que ce terme présentait l’avantage de mieux matérialiser les effets induits par la sortie des biens des collections nationales, c’est-à-dire le transfert de la propriété de ces biens respectivement au Bénin et au Sénégal et, dans le cas des objets qui font partie du trésor d’Abomey, la nécessité de leur transfert physique sur le territoire béninois.

Quoi qu’il en soit, cela signifie que les deux premiers articles ont été adoptés conformes et qu’ils ne sont plus en discussion dans le cadre de la navette parlementaire. Le nœud du problème – je ne saurais trop y insister – est les profondes divergences de fond que nous avons avec l’Assemblée nationale sur la manière d’appréhender les modalités de restitution, c’est-à-dire la méthode. Les discussions que nous avons eues au moment de la commission mixte paritaire l’ont d’ailleurs montré.

Schématiquement, d’un côté, le Sénat fait valoir la nécessité d’une procédure pérenne, transparente et démocratique – Pierre Ouzoulias l’a rappelé –, permettant un débat contradictoire auquel la communauté scientifique pourrait et même devrait publiquement prendre part et prémunissant le Parlement du risque d’être mis devant le fait accompli. De l’autre, les députés de la majorité soulignent le caractère crucial de l’analyse diplomatique des demandes de restitution et la nécessité de ne pas briser le lien de confiance avec les pays demandeurs, légitimant la validation a posteriori, comme nous l’a dit le rapporteur de l’Assemblée nationale, des décisions de l’exécutif par le Parlement.

L’Assemblée nationale a confirmé, en nouvelle lecture, qu’elle privilégiait le travail diplomatique et la rapidité à la recherche du plus large consensus national en matière de restitutions. Notre commission de la culture regrette d’autant plus cette position qu’elle considère qu’il aurait été souhaitable d’aboutir à une solution recueillant l’assentiment des deux chambres, dans la mesure où il s’agit de biens qui appartiennent à la Nation et dont seule la représentation nationale peut autoriser l’aliénation.

Pour mémoire, comme nous l’avons répété, l’Assemblée nationale a supprimé, en nouvelle lecture, l’article 3 créant le conseil national de réflexion sur la circulation et le retour de biens culturels extraeuropéens, que nous avions introduit après moult débats dans cet hémicycle. Elle a également rétabli, dans l’intitulé du projet de loi, le terme de « restitution », que nous avions remplacé par celui de « retour ». Ce rétablissement, sur l’initiative du rapporteur de l’Assemblée nationale, nous a d’autant plus surpris que celui-ci n’avait pas formellement fait part de son opposition à cette modification en CMP, confirmant, selon ses propres termes, que ces restitutions ne sont ni un acte de repentance ni un acte de contrition.

À cela s’ajoute le fait que la remise aux autorités malgaches de l’objet décoratif en forme de couronne qui surplombait le dais de la reine Ranavalona III est très largement venue perturber nos discussions sur ce texte. Nous avons eu une incompréhension totale quant au calendrier des événements.

Il ne s’agit pas, comme j’en ai précédemment exposé les raisons lors de la discussion générale, d’un dépôt classique. Le discours de l’ambassadeur et le communiqué de presse publié par notre ambassade au moment de sa remise, comme le texte de la convention de dépôt, sont explicites sur le fait que ce dépôt répond à la demande formulée par Madagascar en février dernier, mais, surtout, s’inscrit dans la perspective du retour définitif de cet objet.

Madame la ministre, sans doute nous direz-vous que cet épisode n’a rien à voir avec l’objet du texte examiné aujourd’hui. C’est partiellement vrai, mais seulement partiellement, puisque c’est la troisième fois, en l’espace d’un an, que le Gouvernement passe par la voie du dépôt dans la perspective du retour définitif de biens culturels. Comme je l’ai rappelé, cela a été le cas, pour la première fois, pour le sabre dont le présent projet de loi organise le retour au Sénégal. L’autre cas – il est passé complètement inaperçu l’été dernier – concerne les vingt-quatre crânes algériens remis à l’Algérie et inhumés dès le surlendemain. Les services de votre ministère nous ont déjà indiqué qu’il sera nécessaire que le Parlement « régularise » leur situation en les faisant sortir des collections nationales à l’occasion d’un texte législatif. C’est l’auteure de la loi de restitution de têtes maories qui vous le dit : si cette restitution était parfaitement compréhensible, pourquoi ne pas lui avoir donné un caractère officiel ? La communauté nationale aurait pu s’approprier ce geste fort de reconnaissance et de réconciliation.

Le proverbe dit « jamais deux sans trois ». Voilà pourquoi nous ne pouvons pas croire que le recours au dépôt pour donner cet objet à Madagascar soit le fruit du hasard. Il s’agit d’un véritable dévoiement, comme l’a dit Max Brisson, de la procédure de dépôt d’œuvres d’art, destinée à permettre une sortie exclusivement temporaire du territoire douanier des trésors nationaux qui en font l’objet.

Le musée de l’Armée, saisi pour élaborer un dossier scientifique et historique de l’objet, n’a pas été consulté en amont de la décision de retour pour recueillir son avis sur celle-ci. Il a encore moins eu le temps de conserver une trace de l’objet, qui aurait pu servir à la recherche scientifique ou à expliquer, aux futurs visiteurs, la démarche de restitution dans les parcours muséographiques, compte tenu de la précipitation dans laquelle ce retour par dépôt a été organisé.

La commission de la culture considère que ce procédé démontre clairement la volonté du Gouvernement de contourner systématiquement l’aval préalable du Parlement à la sortie de biens culturels des collections. Or leur caractère national exige que ce soit le pouvoir législatif, en tant que représentant de la Nation, qui soit maître de la décision de les aliéner.

La commission de la culture déplore que, ce faisant, le Gouvernement fasse prévaloir systématiquement les enjeux diplomatiques sur l’intérêt culturel, scientifique et patrimonial des biens composant les collections publiques françaises. Ces remises en catimini satisfont peut-être les intérêts de notre diplomatie à court terme, mais elles sont loin d’apparaître comme une stratégie optimale à long terme, même d’un point de vue diplomatique. Elles restreignent en effet l’opportunité, pour la communauté scientifique, de développer des échanges avec leurs homologues étrangers. Je vous renvoie à ce qui a été fait aux collections kanakes du musée du quai Branly. Tout comme la remise des crânes algériens, ces remises en catimini privent la communauté nationale d’un geste fort en toute transparence.

Y avait-il vraiment tant péril en la demeure qu’il faille répondre en six mois à la demande de restitution ? Ne faut-il pas, au contraire, faire en sorte que ces restitutions puissent être véritablement bénéfiques pour les deux parties en permettant d’initier, dès la phase préalable, des coopérations scientifiques et culturelles ou des échanges ? C’est en tout cas de cette manière que cela s’était passé pour les têtes maories. Je crois sincèrement que l’une des grandes réussites de leur restitution tenait au fait que ce n’était pas une opération sèche.

La commission de la culture estime que le recours à cette méthode par le Gouvernement renforce la pertinence du conseil national dont le Sénat avait demandé la création. Il aurait garanti un examen historique et scientifique des demandes émanant des pays tiers et éclairé la décision des autorités politiques avant le démarrage des négociations diplomatiques. Ensuite, bien sûr, le choix revient au politique.

Dans la mesure où les députés ont fait connaître leur opposition à sa création, la commission de la culture considère qu’un nouvel examen détaillé du projet de loi ne permettrait pas de rapprocher les points de vue de l’Assemblée nationale et du Sénat. Pour toutes les raisons que je viens d’indiquer, la commission propose à la Haute Assemblée d’adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable à ce texte.

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