Intervention de Olivier Poivre d'Arvor

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 janvier 2021 à 9h35
Audition en commun avec la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable sur « l'arctique entre défi climatique et risques géopolitiques »

Olivier Poivre d'Arvor, ambassadeur en charge des pôles et des enjeux maritimes :

Je vous remercie de m'auditionner un mois après ma prise de fonctions. J'ai eu l'occasion de lire le travail très conséquent que vous avez réalisé sur le sujet ces dernières années, au travers notamment de la question du Groenland et des préoccupations européennes ; vous êtes très en avance sur cette réflexion. Je vous apporterai quelques lumières frappées d'une expérience d'un mois, avec le sentiment d'une urgence.

Nous nous trouvons à un moment clé puisque, au mois de mai 2021, nous allons passer d'une présidence islandaise, assez peu accomplie en raison de la crise sanitaire, qui devait s'occuper de la protection de l'environnement marin, des peuples de l'Arctique, des synergies vertes et du fonctionnement du Conseil de l'Arctique, à une présidence russe, avec des conséquences importantes pour l'Union européenne qui n'a pas les meilleures relations sur le sujet de l'Arctique avec la Russie. Celle-ci a annoncé ses priorités : les populations de l'Arctique, l'environnement, le développement économique durable et une réflexion sur la coopération au sein du Conseil de l'Arctique.

L'Arctique représente un enjeu de civilisation ont estimé Mikhaïl Gorbatchev et Michel Rocard dès 1987-1988. On a constaté cet été le record de fonte estivale : nous sommes probablement, pour l'Antarctique et l'Arctique, dans des espaces post-polaires. Il faut se projeter à vingt ans et imaginer ces espaces avec une calotte glaciaire très réduite. Il s'agit peut-être d'une vaste opportunité d'un grand marché, non pas d'un Far West, mais d'un espace régi par des règles édictées par les cinq nations arctiques : la Russie, le Canada, le Danemark, la Norvège et les États-Unis.

Vous avez évoqué la feuille de route sur l'Arctique, présentée le 14 juin 2016 par Michel Rocard à qui j'ai l'honneur de succéder. Le grand défi de l'Arctique est climatique, puisque le réchauffement du climat global et son impact sur l'environnement arctique sont à l'origine des opportunités qui se font jour dans les hautes latitudes de l'hémisphère nord. À cet égard, la France ne doit pas oublier qu'elle est le pays du premier accord universel de l'histoire des négociations climatiques, selon les mots de l'ancien président de la COP 21, Laurent Fabius. Ce leadership lui confère un certain prestige, mais lui donne aussi une responsabilité. Il faut que nous l'exercions, notamment à notre modeste place d'observateur au sein du Conseil de l'Arctique et, plus généralement, devant la communauté internationale et comme membre de l'Union européenne dont nous prendrons la présidence début 2022.

Le changement climatique en Arctique ouvre certainement des opportunités économiques importantes, mais au prix d'un défi considérable en termes d'atténuation de la perte de la biodiversité, de risque accru de pollution marine ou d'altération des modes de vie des communautés autochtones. La banquise boréale vient récemment d'atteindre un nouveau record avec la deuxième superficie la plus basse jamais enregistrée à la fin de l'été 2020.

Au plan climatique et environnemental, l'Arctique, dont la gouvernance revient aux cinq pays précités, n'en demeure pas moins un enjeu mondial. Michel Rocard estimait ainsi que l'action de la France dans l'Arctique constituait une contribution à la diplomatie mondiale.

En d'autres occasions, j'aurai l'occasion de m'exprimer sur le sujet de l'Antarctique, de la haute mer et des grands fonds marins. La France présidera la réunion consultative du traité de l'Antarctique en juin 2021 pour la première fois depuis trente ans. Les risques géopolitiques dans les espaces maritimes internationaux pourront alors être évoqués. Pour autant, il ne faut pas faire trop de politique-fiction à partir de scenarii catastrophistes. Certes, les États-Unis et la Russie ont remilitarisé certaines zones arctiques et l'ouverture de nouvelles opportunités commerciales va évidemment aiguiser l'appétence de nombreux acteurs pour l'exploitation des ressources naturelles et annonce une compétition accrue entre les États, y compris ceux qui ne sont pas des nations arctiques. Je pense notamment à la Chine, intéressée pas le passage par l'Arctique pour rejoindre l'Europe. Aussi, la ministre des armées, Florence Parly, a expliqué que la zone boréale constituait une région d'intérêt stratégique croissant et pourrait devenir à terme un espace de confrontation.

La diplomatie entre ici en jeu et la France peut agir. Le développement de nouvelles activités humaines - navigation commerciale, pêche, tourisme, extraction de matières naturelles - appelle la mise en place de nouveaux outils qui ne concernent pas uniquement les cinq États riverains de l'océan Arctique, mais également tous les usagers potentiels de cet espace émergent : les puissances maritimes, les puissances gazières et pétrolières, les pays pratiquant la pêche lointaine notamment.

Au-delà des cinq pays membres du Conseil de l'Arctique, treize États membres de l'Union européenne, la Suisse et cinq États asiatiques ont un statut d'observateur. Quelque quarante-quatre États sont parties au traité de 1920 sur le Svalbard. Enfin, soixante et une nations étaient engagées dans la dernière année polaire internationale en 2007-2008. L'intérêt scientifique, stratégique, économique, environnemental et de défense de la France pour l'Arctique est donc loin d'être une singularité au niveau international.

Ces trois dernières années ont été fructueuses en termes de nouveaux outils de gouvernance : un code polaire élaboré par l'Organisation maritime internationale (OMI), un accord international sur l'activité de pêche ratifié par l'Union européenne en mars 2019, des normes relatives aux activités extractives de pétrole et de gaz dans l'Arctique adoptées en 2017. Dans cet espace maritime émergent, certains pays limitrophes considèrent être les seuls à avoir voix au chapitre de la gouvernance. La France, puissance maritime, dotée du deuxième plus grand domaine maritime, puissance polaire avec deux bases en Arctique et en Antarctique, puissance nucléaire, membre du Conseil de sécurité, leader en matière de diplomatie climatique, se doit de participer avec davantage d'assiduité aux discussions, aux travaux des groupes de travail du Conseil de l'Arctique et aux négociations relatives à la gouvernance sectorielle de l'Arctique.

Pour nous, pour les Allemands, les Chinois, les Singapouriens et, plus généralement, pour les pays extérieurs à la zone arctique, l'enjeu consiste à veiller à l'équilibre entre les intérêts nationaux et l'intérêt général. Concrètement, il s'agit de faire contrepoids à l'influence russo-norvégienne en matière de pêche ou de veiller au respect de la liberté de navigation, principe fondamental du droit de la mer, par le Canada dans le passage du nord-ouest et par la Russie sur la route maritime du Nord.

Nos atouts sont nombreux. Même si nous sommes dépossédés de notre territoire arctique depuis 1763, nous avons, avec Saint-Pierre-et-Miquelon, une base importante, ainsi que des stations ; plusieurs directions travaillent sur le sujet au Quai d'Orsay et la qualité de l'Institut polaire français Paul-Émile-Victor (IPEV) n'est plus à démontrer. La France n'est qu'observateur, mais elle doit participer de manière beaucoup plus assidue aux groupes de travail du Conseil de l'Arctique et y nommer des scientifiques. J'y veillerai avec les ministères des affaires étrangères et de la recherche. Nous avons été quelque peu négligents ces dernières années... Notre force tient très largement à notre qualité scientifique : nous sommes une grande nation scientifique sur le sujet de l'Arctique et avons une longue tradition d'exploration.

Il faudra agir dans un cadre européen, notamment à l'occasion de la présidence française. Je me trouve actuellement à Monaco pour évoquer avec le Prince Albert le projet d'organiser, comme en 2008 lors de la précédente présidence française du Conseil de l'Union européenne, une conférence sur l'Arctique et de créer un observatoire pour relever les défis des changements climatiques et environnementaux.

L'Union européenne prépare, pour le second semestre 2021, une communication conjointe sur l'Arctique qui sera importante ; j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec l'ambassadeur Michael Mann chargé de ce sujet à Bruxelles. Les relations entre l'Europe et le Conseil de l'Arctique sont parfois difficiles et elles ne devraient pas s'améliorer sous la présidence russe, la Russie n'ayant guère apprécié les interventions de l'Union européenne sur la Crimée, de même que l'Union européenne s'est attiré les foudres des peuples autochtones sur la question de l'utilisation des produits dérivés du phoque. Il faudra néanmoins travailler à l'échelle européenne, plusieurs États membres ayant statut d'observateur au Conseil de l'Arctique comme la République tchèque ou la Suède, qui exerceront la présidence de l'Union européenne dans les années à venir.

L'année 2021 doit permettre de redonner à la France sa place d'observateur vigilant, afin qu'elle participe à la préparation de la communication européenne précitée. Face aux défis environnementaux et aux possibilités de remilitarisation de l'Arctique, il nous faut être extrêmement vigilants. Je me rendrai prochainement dans les cinq pays arctiques et dans deux pays observateurs pour rencontrer mes homologues, afin que nous puissions peser du poids non négligeable qui est le nôtre.

Dr Heïdi Sevestre, glaciologue, directrice de la communication scientifique à l'International Cryosphere Climate Initiative - Je vous remercie de me donner l'opportunité de partager avec vous les dernières connaissances scientifiques sur l'état de l'Arctique et d'évoquer ensemble les conséquences directes et indirectes des bouleversements entraînés par le dérèglement climatique.

L'Arctique est dominé par la cryosphère, qui regroupe la neige, les glaciers, les calottes polaires comme le Groenland, la banquise et le pergélisol ou permafrost. Cette zone est donc sensible à des changements minimes de température. Nous avons gagné 1,1 degré depuis l'ère préindustrielle. Si nous franchissons le seuil de 1,5 degré, nous risquons de déclencher une dynamique irréversible de fonte, même si nos émissions de GES cessent.

En Arctique, les températures augmentent 6 à 7 fois plus rapidement qu'ailleurs. La banquise agit comme un miroir en renvoyant les rayons du soleil dans l'atmosphère. En fondant, elle laisse place à un océan plus foncé, qui absorbe beaucoup plus efficacement le rayonnement solaire et réchauffe les régions environnantes. La banquise arctique, pilier de notre système climatique, est en voie de disparition. Les observations actuelles dépassent les pires scénarios envisagés dans les rapports du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), et nos modèles mathématiques ont largement sous-estimé la sensibilité de l'Arctique aux émissions de GES.

Après de nombreuses décennies d'intense réchauffement, l'été 2020 a été marqué par des records de températures, avec 38 degrés relevés au-dessus du cercle polaire au mois de juin. Des feux géants ont ravagé l'Arctique russe, émettant autant de GES qu'un pays comme l'Espagne en un an. Le permafrost dégelé devient une source d'émission de GES gigantesque. Depuis 1979, la banquise a perdu une surface équivalant à celle de l'Inde, et elle a beaucoup de mal à se reformer, l'océan étant trop chaud. L'océan glacial arctique se réchauffe et s'acidifie beaucoup plus rapidement que l'Atlantique ou le Pacifique, car le CO2 que nous émettons se dissout beaucoup mieux dans les eaux froides, menaçant l'avenir des activités de pêche.

Les conséquences de la montée des eaux sont majeures dans l'Union européenne. Une augmentation d'un mètre impliquerait la submersion d'une partie de la ville du Havre, des abords de la Seine jusqu'à Rouen, impacterait des villes comme La Rochelle et Bordeaux. Une augmentation des températures de 1,5 degré provoquerait 2 à 3 mètres d'élévation du niveau des océans, de 2 degrés, 4 à 6 mètres, mais aussi une salinisation des nappes phréatiques influant sur les cultures agricoles. Avec la disparition de la banquise dans l'Arctique, le climat en France deviendra plus imprévisible, les phénomènes météorologiques extrêmes plus intenses et fréquents. À + 1,5 degré, le permafrost va émettre autant de GES qu'un pays comme le Canada ; à + 2 degrés, autant que l'Union européenne. Une fois enclenchées, ces émissions continueront pendant plusieurs siècles.

Pour conclure, le dérèglement climatique est très clairement le plus grand défi de l'Arctique, et un Arctique qui dégèle est la plus grande menace pour la France. L'heure est très grave, mais il est encore temps d'agir. La seule solution est de réduire notre dépendance aux énergies fossiles et nos émissions de GES dès la source, le plus rapidement possible. Pour éviter des conséquences irréversibles, il faut à tout prix rester sous la barre de 1,5 degré. La cible européenne de 55 % de réduction de nos émissions pour 2030 permet de nous rapprocher de 1,5 degré, mais elle n'est pas suffisante. L'action doit commencer dès aujourd'hui : qu'allons-nous faire dès 2021 pour y parvenir ?

Enfin, tout ce que je viens de vous décrire affectant l'Arctique est également en train de toucher l'Antarctique. Si tout l'Arctique fondait, la montée des eaux atteindrait globalement 6 à 7 mètres. Ajoutez la calotte polaire antarctique, et elle s'élèverait à 65 mètres. Il est temps d'agir !

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