Monsieur Perrin, pour ce qui concerne la présence militaire russe, le programme de remilitarisation de la Russie a prévu la réimplantation - via la construction de nouvelles installations ou la rénovation d'infrastructures anciennes, militaires ou non - de quatorze bases, présentes sur l'ensemble de la façade arctique de ce pays, soit dans la péninsule de Kola, côté européen, jusqu'à la zone de la mer des Tchouktches et du détroit de Béring.
Les Russes sont-ils susceptibles de s'implanter militairement au Svalbard ? Ce territoire, démilitarisé, est une « no go zone ». Une telle implantation supposerait de sortir du traité, ce qui coûterait politiquement très cher. Or la Russie a besoin de « son » Arctique pour continuer à développer son modèle économique actuel. Même si ce pays fait des rodomontades, teste les limites et provoque certains États, il a besoin de stabilité en Arctique et ne peut donc pas dépasser certaines lignes rouges, comme l'implantation militaire au Svalbard. Il n'y a pas d'autres territoires contestés sur lesquels la Russie aurait vocation à s'implanter.
Les sanctions prises contre la Russie l'ont-elles conduite à se rapprocher de la Chine et quel est l'intérêt d'un rééquilibrage vers l'Europe ? Ces sanctions ont en effet eu pour conséquence un rapprochement vis-à-vis des puissances asiatiques. Par ailleurs, elles ont permis une montée en compétence de ce pays au niveau national, typiquement, notamment dans le domaine des technologies « subsea », pétrolières ou gazières. Des investissements en recherche et développement ont permis l'émergence d'une nouvelle génération d'ingénieurs russes et de solutions d'ingénierie en vue d'une exploitation de l'Arctique moins coûteuse que celle mise en place par les autres pays.
Je crois, pour ma part, qu'il existe une convergence d'intérêts provisoire et que la Russie sera conduite, à long terme - vers 2040 ou 2050, soit après deux ou trois cycles d'investissement - à se rapprocher de ses partenaires circumpolaires. M. l'Ambassadeur ne manquera pas d'observer par ailleurs, lorsqu'il se rendra à Moscou, que les élites moscovites n'ont pas envie de laisser la porte trop grande ouverte à la Chine en Arctique.
Monsieur Dantec, il est évident qu'une offre d'expertise française dans le domaine des moyens de défense incendie serait grandement appréciée par le Groenland, la Suède, l'Alaska et le Canada. Il existe au niveau du Conseil de l'Arctique et de l'Europe des dynamiques de coopération en termes de lutte contre les incendies de forêt en zone arctique. Pour autant, peut-on consacrer moins de moyens à la protection de notre façade sud, qui souffre l'été, pour protéger la façade nord ? Je laisse la question en suspens...
Vous avez raison, le sujet du Groenland est central. La position du président Trump n'était en effet pas absurde : elle visait à poser des barrières à l'égard de la Chine et de la Russie, dans une logique un peu trop expansionniste pour certains à Washington.
Depuis les années 1940, le Groenland est plutôt dans l'espace américain d'un point de vue stratégique. Quant à l'investissement consacré par l'Union européenne à ce territoire, il a été salué à Nuuk. Il s'est matérialisé, cette semaine encore, par la signature d'un nouvel accord sur les pêches entre l'Union européenne et le Groenland, au travers duquel l'Union européenne s'engage à payer plus cher pour pêcher moins... Il s'agit donc de gages, d'une main tendue, visant à ce que le Groenland ne quitte pas complètement l'espace européen.
Il y a une certaine schizophrénie : on ne peut pas, à la fois, dire que la fonte de l'Arctique est dangereuse et faire la courte échelle aux énergies fossiles. La France s'honorerait si elle proposait une offre de services aux pays de l'Arctique, lesquels portent une solution alternative - les énergies renouvelables - depuis des années, mais ont besoin de soutien technologique et d'accès aux capitaux. Certaines zones arctiques ont un gros potentiel d'hydroélectricité ou de géothermie ; dans d'autres endroits, les investissements envisagés concernent plutôt le solaire photovoltaïque et l'éolien en mer ou terrestre, ce qui pose la question du stockage et de l'hydrogène.
La Norvège investit beaucoup pour l'exploitation de son pétrole et son gaz, car cela lui permet de disposer de fonds pour investir dans les énergies renouvelables au niveau local et donc pour dépolluer son territoire, mais surtout pour devenir un leader technique, financier et politique dans les secteurs des énergies propres et de l'hydrogène. Son objectif est de remplacer sa rente pétrolière et gazière d'ici à la fin du siècle par une rente d'hydrogène vert.
Monsieur Gattolin, vous disiez que l'Occident rêvait d'Arctique depuis quatre siècles. En effet, le premier grand leader français à s'être intéressé à ce territoire était Henri IV. Dès 1609, la France a cherché le passage du Nord-Est afin d'y implanter un comptoir et un centre de taxation des navires. Les risques sont toujours importants, et un bateau, brise-glace ou non, est davantage en sécurité lorsqu'il navigue dans un pack de glace formée que dans une mer où des morceaux de glace sont dispersés un peu partout. Notre marine nationale investit donc depuis une dizaine d'années dans le remote sensing et la navigation aidée, entre autres.
Je dénonce depuis plusieurs années l'absence des acteurs français des consultations européennes, ce qui laisse libre cours à l'influence allemande. Depuis la dernière communication conjointe de 2016 sur l'Arctique au niveau européen, la France n'a été représentée dans aucune structure formelle ou informelle de dialogue créée à la suite de la publication de cette feuille de route. On observe donc des initiatives personnelles : la vôtre, Monsieur le sénateur, celles d'entreprises dans une logique de lobbying, celles d'ONG.
Concernant les moyens d'observation spatiale, outre le dispositif relatif à l'environnement que vous avez évoqué, on peut citer la composante spatiale optique de nos armées. La France pourrait à bon escient soutenir la candidature de l'Agence spatiale européenne au poste d'observateur du Conseil de l'Arctique. En 2019, les États-Unis ont mis leur veto, mais peut-être la porte se rouvrira-t-elle en 2021 ou en 2023. La question spatiale est un enjeu important tant pour la France que pour l'Italie ou la Finlande.
Madame Préville, vous avez raison, il faut inviter les pays à investir davantage le Conseil de l'Arctique et ne pas laisser la Russie faire ce qu'elle veut. À cet égard, il existe une institution locale, le Conseil économique de l'Arctique, qui existe depuis 2015 et au sein duquel aucun organisme financeur ou entreprise français n'est représenté. S'y impliquer permettrait d'accompagner la Russie vers un autre développement économique en Arctique. Dans le domaine de l'hydrogène, par exemple, la Russie s'engage tout autant que la Norvège et a proposé de lancer un programme dédié, coprésidé par ce pays, en Arctique. Les entreprises françaises du secteur de l'hydrogène ont vocation à accompagner les décideurs locaux vers cette transition.
La France est le numéro 1 mondial des croisières polaires et les précédents ambassadeurs des pôles, Michel Rocard et Ségolène Royal, ont soutenu le tourisme polaire en participant à des inaugurations et à des voyages. Le positionnement politique porté par M. l'Ambassadeur constituera un message fort en la matière.
Monsieur Le Nay, pour ce qui concerne Arctic LNG 2, le tour de table capitalistique que vous avez cité est celui de Yamal LNG. Le numéro 1 russe, Novatek, est présent à hauteur de 50,1 %, Total détenant 19 % de Novatek. Contre le projet Arctic LNG 2, vivement critiqué, une campagne a été menée notamment par les Amis de la Terre, Oxfam et Greenpeace depuis le mois de juillet, aboutissant sur le bureau du Président de la République. Va-t-il à l'encontre des engagements français vis-à-vis de l'Arctique et du climat ? Il y a une ambiguïté. Le gaz naturel est-il ou non un ami du climat ? D'un côté, cette ressource permet d'émettre 30 % de GES de moins que le pétrole et 50 % de moins que le charbon, de l'autre, elle demeure une énergie fossile. Il faudra donc faire un arbitrage. La voix de la France peut être en l'occurrence assez forte, du fait de ses garanties et de ses capacités de financement à l'export, de ses fonds d'investissement à impact, de son influence en termes de reporting extrafinancier sur les dimensions environnementales et de conditionnalité climat.
Monsieur Bigot, vous m'avez interrogé sur le positionnement des entreprises françaises en Arctique. Il existe au sein du Conseil de l'Arctique un outil peu utilisé : le groupe de travail sur le développement durable. Même si la France n'est pas membre du Conseil, elle peut tout à fait proposer un certain nombre de projets ou s'y impliquer. On peut aussi s'appuyer sur le Conseil économique de l'Arctique, sur le Conseil euroarctique de la mer de Barents, au sein duquel la France est observatrice, sur le Conseil de l'Arctique pour les régions et municipalités de la zone. Il est également possible de bâtir avec la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon des projets industriels ou de vitrine technologique. Ces vecteurs n'étaient pas mis en exergue dans la feuille de route de 2016 ; il est sans doute temps d'y remédier.
Monsieur Vaugrenard, vous demandiez s'il existait au niveau de l'ONU un dispositif pour aider les pays qui vont subir les conséquences du réchauffement climatique. La gouvernance mondiale est réclamée par les pays de l'Arctique, mais aussi par d'autres pays soumis à ces risques, au sein des différents forums internationaux. Un fonds a été créé pour soutenir le développement ainsi que la représentation politique et diplomatique des peuples autochtones locaux. De la même façon, il pourrait y avoir un fonds destiné à créer des passerelles entre les zones de l'Arctique et celles qui seront touchées par son évolution partout dans le monde. Un allié direct en la matière est Singapour, qui est impliquée dans le Conseil de l'Arctique à ce titre.
Madame de Cidrac, vous souhaitez savoir comment on peut raccrocher le sujet de l'Arctique à la politique environnementale à l'échelle européenne et française. La publication de la feuille de route européenne, sur laquelle la France n'a pas eu beaucoup d'influence, a été retardée d'un an. Il n'est pas trop tard pour parler, à Bruxelles, gaz naturel, infrastructures propres, soutien à la transition énergétique et sociétale au niveau local...
Madame Gréaume, il est vrai que la transition énergétique a un coût. Pour aider les pays les plus pauvres, on peut s'appuyer sur la Banque mondiale et sur l'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), dans laquelle on trouve des industriels des pays arctiques ou présents sur ce territoire. Voilà un autre vecteur permettant de créer des ponts.
Monsieur Gontard, vous disiez que l'Arctique renfermait 13 % des réserves de pétrole dans le monde, soit 90 milliards de barils, c'est-à-dire trois ans de consommation seulement. L'étude à laquelle vous faites référence, celle de l'Institut d'études géologiques des États-Unis (USGS) de 2008 comporte des limites, car elle prend en compte les seules ressources conventionnelles et a été faite par extrapolation, c'est-à-dire par rapprochement entre certaines régions du monde et celles de l'Arctique.
En réalité, les réserves de pétrole et de gaz en Arctique représentent 412 milliards de barils équivalent pétrole, une bonne partie de ce gaz se trouvant en Russie. Et lorsque l'on agrège toutes les publications domestiques, les chiffres approchent les 900 milliards de barils équivalent pétrole. Voilà pourquoi Michel Rocard disait que l'Arctique était un second Moyen-Orient !
Que faire de toutes ces ressources ? Les extracteurs, en Norvège, en Russie ou en Alaska, préconisent de les développer, puis d'en faire de l'hydrogène « bleu », c'est-à-dire à partir d'énergies fossiles, mais avec un dispositif permettant de capter 90 % du carbone. Quoi qu'ils en disent, ce ne sera pas de l'énergie propre... Un débat fait d'ailleurs florès en France : hydrogène « bleu » ou hydrogène « vert » ? Il sera important dans les années à venir !