Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, quarante-six ans après l’adoption de la loi Veil, à laquelle j’associe Gisèle Halimi – le premier Panthéon dans lequel nous pourrions faire entrer Gisèle Halimi pourrait être celui de nos mémoires, en appelant « Halimi-Veil » ou « Veil-Halimi » la loi de 1975… –, l’interruption volontaire de grossesse reste un droit fondamental, dont l’effectivité en tout point du territoire n’est toujours pas acquise.
Dans une dizaine de départements en 2019, au moins un tiers des avortements n’ont pas pu être réalisés sur place. Six des treize régions métropolitaines sont en tension pour l’accès à l’IVG, avec des délais moyens supérieurs au délai moyen national. Signe de cet appauvrissement de l’offre d’orthogénie sur certains territoires, au cours des quinze dernières années, le nombre d’établissements réalisant une IVG a diminué de 22 %.
Je me souviens des débats que nous avions eus ici à l’occasion de l’examen des diverses lois d’organisation du système de santé, durant lesquels nous faisions observer aux ministres que chaque fermeture d’une maternité entraînait la fermeture d’un centre d’IVG ou que le cahier des charges pour la construction d’un hôpital de proximité aurait dû prévoir la création d’un centre d’orthogénie. Malheureusement, ces recommandations n’ont pas été suivies.
L’amélioration de l’accès à l’IVG ne se limite donc pas aux mesures contenues dans la proposition de loi que nous examinons. Elle nécessite également des réponses d’ordre structurel dans le pilotage et l’organisation de notre offre de soins en orthogénie.
C’est cette complémentarité que préconise mon groupe entre le renforcement des droits et protections des femmes dans la loi, d’une part, et la revalorisation de l’activité d’IVG et, plus largement, de la santé sexuelle et reproductive comme priorité de santé publique, d’autre part.
Avant d’aborder le cœur de la proposition de loi, permettez-moi de noter que l’actualité internationale nous donne des raisons de nous réjouir. M. le secrétaire d’État a mentionné le recul des droits dans certains pays, évoquons plutôt les bonnes nouvelles : l’Argentine a adopté en décembre dernier une loi qui dépénalise enfin l’IVG et l’intègre même dans le cadre plus large d’une politique nationale de santé sexuelle et reproductive ambitieuse, qui pourrait d’ailleurs nous inspirer.
La proposition de loi soulève deux questions majeures dont nous avons déjà eu l’occasion de débattre : l’allongement de deux semaines du délai légal d’accès à l’IVG et la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG. Ces deux mesures ont été plusieurs fois écartées par le Gouvernement ou la majorité sénatoriale, au motif que le véhicule législatif ne s’y prêtait pas et que nous n’en avions pas assez débattu.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, vous en conviendrez, les conditions sont désormais réunies pour nous prononcer en toute connaissance de cause sur ces questions.
Nous examinons une proposition de loi dédiée à l’accès à l’IVG – je salue la présence dans les tribunes de son auteure, la députée Albane Gaillot, qui avait déposé ce texte avec les membres de son groupe –, qui fait suite à un rapport d’information très fourni de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale et qui est éclairée par un avis du CCNE publié en décembre dernier.
L’article 1er tend à allonger de deux semaines le délai légal de l’IVG, pour l’étendre à la fin de la quatorzième semaine de grossesse.
Comme de nombreux collègues ont salué par des tweets l’événement qu’a constitué l’adoption de la loi en Argentine, je relève que ce pays a justement retenu le délai de quatorze semaines dont nous discutons aujourd’hui. L’allongement du délai vise à répondre à des situations certes limitées dans leur nombre, mais auxquelles notre système de soins n’offre aucune réponse satisfaisante.
Certains nous opposeront que seulement 5 % des IVG sont réalisées entre la dixième et la douzième semaine. Tant mieux ! Il est heureux que cette proportion reste limitée, car c’est notre souhait à tous que la prise en charge des IVG soit la plus précoce possible.
Toutefois, ces 5 % d’IVG ne sont qu’un chiffre et ne reflètent pas la situation des femmes qui n’ont pas été en mesure d’avorter avant douze semaines et dont le nombre ne doit pas être sous-estimé.
Bien souvent, il s’agit de femmes qui n’ont découvert leur grossesse que tardivement, en raison de cycles menstruels irréguliers ou de l’absence de signes cliniques de grossesse. N’oublions pas par ailleurs que, près de trois fois sur quatre, l’IVG est pratiquée pour des femmes sous contraception : le temps pour comprendre que l’on est enceinte est plus long dans ce cas.
À ces situations s’ajoutent les changements qui peuvent intervenir dans la situation matérielle, sociale ou affective d’une femme et peuvent légitimement l’amener à ne pas souhaiter poursuivre la grossesse.
Si une femme formule sa demande d’IVG juste avant la douzième semaine, elle peut se voir proposer un rendez-vous trop tardif pour respecter le délai légal, soit parce que l’offre d’orthogénie est insuffisante, soit parce que les services d’IVG ne traitent pas ces demandes avec la priorité absolue qui devrait s’imposer, soit, tout simplement, parce que c’est l’été, que les médecins sont en vacances et les services désorganisés.
Une fois passé le délai de douze semaines, quelles solutions se présentent alors à elles ? En réalité, aucune qui respecte véritablement leur autonomie.
Un certain nombre d’entre elles – 2 000 selon le CCNE – se rend à l’étranger. Des associations ont avancé d’autres chiffres plus élevés. Peu importe ! Sachons simplement que, pour au moins 2 000 femmes, cette situation est source d’inégalités, puisque c’est à elles de prendre en charge l’ensemble des frais – la sécurité sociale ne les remboursant pas. Je ne puis m’empêcher de relever l’hypocrisie consistant à compter sur les pays voisins pour faire ce que nous ne voulons pas faire.
D’autres se résignent à demander une interruption médicale de grossesse pour motif de détresse psychosociale. Outre que cette procédure est contraignante, elle prive la femme de son autonomie, puisqu’il faut l’accord préalable d’un collège de médecins.
Enfin, n’oublions pas, parce qu’elles échappent à toutes les statistiques, toutes celles qui ont été contraintes de poursuivre une grossesse dont elles ne voulaient pas.
J’évoquerai les conclusions du CCNE : après avoir rappelé qu’il n’existe que peu, voire pas, de différence entre douze et quatorze semaines de grossesse en termes de complications, celui-ci a estimé qu’il n’y avait pas d’objection éthique à allonger le délai d’accès à l’IVG de deux semaines.
L’autre sujet essentiel abordé par cette proposition de loi est la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, que l’on appelle également « double clause de conscience ». Il s’agissait de l’un des éléments de compromis ayant permis l’adoption de la loi Veil en 1975 face à une majorité hostile à la dépénalisation de l’IVG.
À l’heure où nous devons œuvrer pour une revalorisation de l’activité d’IVG, aussi marginalisée dans la pratique de gynécologie-obstétrique que dans la psychologie globale, cette double clause de conscience ne fait que maintenir l’IVG dans un cadre médical distinct de tous les autres actes liés à la santé reproductive. Elle n’apporte en réalité aucune protection supplémentaire aux professionnels de santé par rapport à leur clause de conscience générale et ne fait qu’entretenir la stigmatisation de l’IVG comme un acte culpabilisant pour les femmes.
On dit souvent que l’on ne pourrait pas obliger un médecin à pratiquer une IVG s’il ne le veut pas. La clause de conscience générale qui protège les soignants et qui figure dans le code de déontologie permet en effet déjà à tout soignant de refuser de pratiquer tout acte qu’il estimerait contraire à son éthique ou à sa morale, ou même à un choix médical qui ne serait pas le sien. La double cause de conscience n’apporte donc aucune protection supplémentaire aux soignants qui ne voudraient pas pratiquer d’IVG.
Le Sénat comme l’Assemblée nationale ont d’ailleurs écarté, dans le projet de loi relatif à la bioéthique, l’inscription dans la loi d’une clause de conscience spécifique à l’interruption médicale de grossesse.
En effet, nous avons collectivement considéré qu’il existait déjà une clause de conscience générale permettant aux médecins de refuser de pratiquer une interruption médicale de grossesse, l’IMG. La proposition de loi est donc cohérente avec notre vote sur l’IMG. Je le répète avant que la discussion générale ne s’ouvre, même sans double clause de conscience les professionnels de santé ne sont pas obligés de réaliser une IVG : ils ont la possibilité de refuser de pratiquer cet acte.
Enfin, une troisième mesure a suscité des débats au sein de notre commission : l’extension aux sages-femmes de la pratique de l’IVG instrumentale. Cette disposition a été très largement satisfaite par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, et c’est sans doute aux auteurs de la proposition de loi que nous examinons que nous devons cette nouvelle mesure.
J’ai pris la peine au début de mon propos de décrire l’état des lieux et les carences de l’orthogénie. La présente proposition de loi, j’en ai conscience, n’apporte que des réponses partielles.
La santé sexuelle et reproductive demeure un angle mort de notre politique sanitaire. On n’en parle que lorsque les associations, et particulièrement le planning familial, que je salue, tirent la sonnette d’alarme. La préoccupation du maillage du territoire et de l’accessibilité de l’IVG est soumise à l’aléa des engagements personnels des ARS, des directeurs départementaux, des directions d’hôpitaux et des équipes médicales.
L’IVG est un droit, tout comme le choix de la technique d’IVG devrait l’être aussi. Ni l’un ni l’autre de ces droits n’est respecté. On ne cesse de nous répéter que ce n’est pas grave s’il n’y a pas de maternité ou de centre d’orthogénie : on fera des IVG médicamenteuses, voire en téléconsultation… Les femmes ne choisissent donc pas systématiquement la technique d’IVG à laquelle elles veulent recourir.
Nous avons besoin d’un pilotage national, et pas seulement de statistiques annuelles – comme c’est le cas –, pour établir notre politique sanitaire et de santé sexuelle et reproductive, pour veiller à l’information dans les lycées et les collègues, qui est si défaillante, et pour lutter contre l’absence, que nous constatons tous les cinq ans, d’éducation à la vie sexuelle et affective dans les établissements scolaires.
Pour terminer, je souhaite, monsieur le secrétaire d’État, que nous puissions travailler ensemble pour rendre effectif l’accès à l’IVG, en tout point du territoire et dans un délai raisonnable, et laisser aux femmes le choix de la technique utilisée, notamment en définissant les contours d’un pilotage national et proactif de notre offre de soins en orthogénie.
Plus largement, en nous inspirant de l’Institut national du cancer, nous pourrions créer un Institut national de la santé sexuelle et reproductive.