Cet état de fait se combine tendanciellement avec une libéralisation commerciale délétère – libéralisation des importations, suppression des taxes à l’exportation, élimination des subventions aux exportations, etc.
Comme le constate l’économiste Ndongo Samba Sylla, « le système CFA empêche toute politique de mobilisation interne : le freinage de la création monétaire décourage l’activité économique et donc la formation d’une épargne nationale consistante ; le libre transfert favorise la sortie de l’épargne nationale et le rapatriement des profits des entreprises qui ne sont pas tenues de réinvestir sur place ».
Ce sous-financement des économies et du secteur productif est d’autant plus paradoxal, insupportable et absurde qu’il s’inscrit – tout le monde le sait – dans un contexte de surliquidité, constituée par les réserves que les banques commerciales doivent déposer auprès de leurs banques centrales.
Même le pouvoir d’achat que procure cette monnaie, surtout pour les élites locales, est à relativiser. En effet, la Banque mondiale constatait déjà dans une étude en 1990 que les pays de la zone franc payaient leurs importations en provenance de France 20 % à 30 % plus chères que les prix mondiaux et que les prix des produits de la zone franc payés par la France et ses entreprises étaient en majorité bien plus bas que les prix mondiaux.
Là encore, le franc CFA continue de remplir le rôle qui est le sien depuis la colonisation : il est un instrument de l’économie de traite !
L’exemple – il est peu glorieux et nous ne pouvons pas en être fiers ! – du projet de train urbain d’Abidjan confié à un consortium d’entreprises françaises pour un coût dix fois supérieur à l’évaluation initiale du Bureau national d’études techniques et de développement ivoirien §confirme jusqu’à la caricature cette logique.
L’ensemble de ce processus a des conséquences concrètes. Ainsi, au sein de la zone franc, onze pays sur quatorze sont classés par l’ONU parmi les pays les moins avancés. Par exemple, le PIB réel par habitant de la Côte d’Ivoire, qui ne fait pas partie de cette dernière catégorie, est inférieur en 2016 de plus d’un tiers à celui des années 1970. Par ailleurs, en termes d’indice de développement humain, ce pays se classe au 162e rang en 2019 parmi 189 pays et territoires dans le monde.
De plus, selon l’International Trade Centre, le commerce intra-Cédéao est faible : seules 15 % des exportations se font vers les pays membres et 5 % des importations depuis les pays membres.
Par ailleurs, depuis 1993, donc à l’approche de la dévaluation de 1994, les francs CFA de l’UMOA et ceux de la Commission économique et monétaire d’Afrique centrale ne sont plus convertibles entre eux à un taux de change fixe et les flux de capitaux entre ces deux zones sont soumis à des restrictions, bien qu’elles appartiennent théoriquement à la même zone monétaire.
En un mot comme en cent, le système CFA permet de servir dans ces pays tous les intérêts extravertis, que ce soit ceux des multinationales ou ceux des classes supérieures locales. Or cette classe très aisée est ultraminoritaire – chacun le sait.
Il est aussi à noter que, pour les raisons déjà évoquées, ce système monétaire entretient une sorte d’irresponsabilité des dirigeants politiques, qui ne favorise pas le renforcement de pratiques démocratiques et de logiques de développement. Ainsi, ce système participe fortement de ce que l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo appelle « une aliénation sucrée » de ces élites, à laquelle certaines d’entre elles ne sont pas pressées de renoncer.
Venons-en au contenu de l’accord. C’est un texte à fort enjeu pour le Président de la République et son gouvernement, puisqu’ils ont dépêché notre collègue Richard Yung pour le défendre coûte que coûte…
Pour résumer, ce texte prévoit la possibilité pour la BCEAO de déposer ses réserves de change ailleurs qu’auprès du Trésor français, l’absence – affichée – de Français dans la gouvernance de la zone monétaire – nous verrons que c’est bien plus compliqué que cela –, ainsi qu’un changement de nom – historique…
Du fait de la fin de l’obligation de dépôt des réserves de change auprès du Trésor, le compte d’opérations sera supprimé, mais il sera en fait remplacé par une convention de garantie qui doit être négociée dans la plus grande opacité et sur laquelle ni le Parlement français ni les parlements africains – encore moins ! – n’auront leur mot à dire. La seule chose qui transparaît des auditions de représentants du Trésor français est que cette convention visera à ce que la suppression du compte d’opérations n’induise aucun changement par rapport à la situation actuelle, et ce au moyen d’une surveillance et d’un reporting renforcés et les plus précis possible.
Certes, l’accord prévoit l’absence de Français dans la gouvernance de la zone monétaire, mais si le pouvoir français sort par la porte, c’est pour mieux revenir par la fenêtre, monsieur le ministre. En effet, l’article 4 dispose qu’une personnalité indépendante et qualifiée sera nommée par le conseil des ministres de l’UMOA, en concertation avec la France, pour siéger au comité de politique monétaire de la BCEAO et l’article 8 pose le principe du retour, pour la durée nécessaire à la gestion d’une éventuelle crise, d’un représentant de la République française au comité de politique monétaire de la BCEAO, avec voix délibérative.
Quant au changement de nom, il s’agit d’une réappropriation malhonnête – et je pèse mes mots ! En effet, « eco » est le nom du projet de monnaie unique de la Cédéao et son utilisation révèle les intentions réelles de cette fausse réforme engagée par le Président Macron : couper l’herbe sous le pied des mobilisations populaires qui se sont fait jour contre le franc CFA et saborder la mise en place de l’eco de la Cédéao, dont le calendrier commençait à se préciser.
Les réactions ne se sont pas fait attendre : face à l’OPA hostile sur l’eco de la Cédéao, le président du Nigéria a évoqué ouvertement l’éclatement de la zone et plusieurs autres pays ont officiellement condamné l’initiative française, qui nuit au multilatéralisme africain et pourrait aggraver le chaos dans une région qui n’en a vraiment pas besoin.
En lieu et place de cette gouvernance par le chaos, une tout autre politique doit être menée. C’est aux citoyens africains seuls de décider des conditions de leur essor économique et industriel afin de favoriser une amélioration pérenne et une sécurisation de leurs conditions de vie. Or le présent projet de loi ne va pas dans ce sens.
Monsieur le ministre, je ne doute pas de la sincérité de votre propos, mais il faut le qualifier politiquement. Vous avez parlé d’un « nouveau partenariat » : où est-il ? Vous souhaitez « réinventer les liens de confiance et de solidarité », vous évoquez « des gestes de refondation » : cette réforme, qui nous a déjà été présentée, n’est en fait qu’un copier-coller… Chaque fois, on commence par nous dire ce qui ne va pas changer ! On voit bien qu’il y a des éléments de continuité. On peut les partager, et, si j’ai bien compris, c’est le cas d’un grand nombre de mes collègues, ici, dans l’hémicycle.