Je suis engagé depuis longtemps sur ce projet, puisque j'ai participé, en 2001, à une étape importante, avec le ministre Jean-Claude Gayssot, quelque temps après l'accident du tunnel du Mont-Blanc. À cette occasion, la France et l'Europe ont pris conscience du problème majeur que représentait la circulation des poids lourds dans les traversées alpines.
Il y a eu une longue période d'études, de travaux de reconnaissance et d'explorations géologiques. Certains ont trouvé cette période trop longue ; pour ma part, je pense que nous avons a eu raison de prendre le temps d'étudier la constitution de cette montagne. Une partie des délais a été due aux difficultés italiennes et aux violentes oppositions s'étant manifestées dans la vallée de Suse, qui ont obligé à reprendre le projet. On s'interrogeait encore récemment sur l'attitude de nos amis italiens, mais nous sommes maintenant entrés dans une phase définitive, à savoir le creusement du tunnel principal lui-même. En effet, nous préparons les appels d'offres pour attribuer les marchés de réalisation du tunnel. Nous sommes donc dans une phase de réalisation massive, puisque ces appels d'offres pour la réalisation du tunnel représentent 4 milliards d'euros.
Par ailleurs, pourquoi une nouvelle ligne ? Cette ligne appartient au réseau européen. L'Union européenne veut réaliser, depuis longtemps, un réseau ferroviaire de grande capacité, à l'échelle européenne, pouvant traiter tant le fret que les voyageurs. Ce réseau est structuré autour de neuf corridors ; il s'agit en l'espèce du corridor sud, dit « Méditerranée », qui va du sud de l'Espagne à l'est de l'Europe. Il passe par Montpellier, remonte vers Lyon, traverse les Alpes puis continue vers l'Italie et vers l'est.
Il existe déjà une ligne allant de Lyon à Turin, via le tunnel de Fréjus, donc pourquoi en réaliser une deuxième ? Le tunnel de Fréjus date de 1871 ; cette ligne historique ne peut pas répondre aux objectifs actuels, ce sujet doit être clos de manière claire. Il y a deux raisons à cela.
D'une part, cette ligne n'est pas adaptée au fret, puisqu'elle ne permet pas un trafic de grande capacité et à grande vitesse. En effet, s'agissant d'une ligne de montagne, il faut couper le train en deux - il ne peut peser plus de 600 tonnes - et il faut prévoir deux, voire trois locomotives. C'est donc coûteux et inefficace.
D'autre part, il s'agit d'un tunnel monotube. Or la réglementation européenne exige deux tubes pour le transport de fret sur des trains de grande capacité, comme le tunnel sous la Manche. Du reste, le tunnel que nous construisons sous les Alpes est l'équivalent de ce tunnel : deux tubes indépendants à voie unique, permettant que les trains ne se croisent pas, avec des possibilités de passage d'un tunnel à l'autre en cas d'accident.
La ligne historique peut faire passer des trains, mais en très faible quantité. Le trafic annuel est aujourd'hui d'environ 3 millions de tonnes alors qu'il était de plus de 10 millions de tonnes il y a quelques années.
Sur l'impact environnemental, commençons par l'aspect négatif : chaque fois que l'on fait des travaux dans la montagne, on produit du dioxyde de carbone, donc le bilan commence par être négatif. Toutefois, il devient ensuite positif, puisque l'on supprime les camions pour les mettre sur les trains.
Aujourd'hui, 8 % du trafic passe par le rail, et 90 % par la route. En Suisse, plus de 60 % du trafic passe par le rail. Notre objectif est d'atteindre près de 50 %. On supprimera des camions, en faisant passer un million de camions sur les trains plutôt que sur la route.
Nous allons donc produire des nuisances environnementales au début, avec le chantier, puis nous redresserons la situation en supprimant des camions. On peut discuter du nombre d'années nécessaires pour que le bilan devienne positif ; je ne suis pas expert, je ne prends pas position. Je veux néanmoins limiter au maximum les nuisances environnementales liées au chantier puis faire en sorte, une fois le tunnel ouvert, de mettre le plus vite possible les camions sur les trains.
J'en viens au calendrier. L'objectif fixé par les financeurs - l'UE, à hauteur de 40 %, l'Italie et la France - est 2030. Il a été dit que l'on n'y arriverait pas. Je ne sais pas ; ce calendrier est tendu, mais nous essayons de le tenir. La crise sanitaire nous ralentit, sans nous bloquer. Nous gardons l'objectif de 2030, car il figure dans le contrat qui nous lie à l'Europe et aux deux États impliqués. Notre devoir est de faire tout notre possible pour le respecter.
Fin 2021, nous négocierons le nouveau contrat de financement avec l'UE ; nous rediscuterons donc du calendrier. Faudra-t-il garder 2030 ou décaler le programme de deux années ? Je laisse les responsables des trois entités prendre en considération nos difficultés ; elles ne sont pas énormes, mais elles sont réelles. Il y a toutefois un arbitrage entre le coût et le calendrier ; augmenter le nombre de tunneliers permet d'aller plus vite, mais coûte plus cher.
J'en viens au budget. Le coût, estimé à 8,3 milliards d'euros, est financé à 40 % par l'Europe, à 35 % par l'Italie et à 25 % par la France. Cette estimation est la même depuis que le projet a été lancé, elle n'a pas changé. En 2012, les États se sont mis d'accord sur le processus et la création du promoteur ; en 2015 : le projet a été lancé, avec cette estimation. Tiendrons-nous jusqu'au bout ? Je ne fais pas de pronostic, nous faisons tout pour maintenir le budget, mais il n'est pas vrai que le budget ait flambé.
J'appelle votre attention sur le fait que ce montant concerne le tunnel lui-même, dont nous sommes chargés. Au-delà, il y a les accès au tunnel, du côté italien et du côté français ; ce sont deux autres projets. L'objectif est d'aménager l'ensemble de l'itinéraire Lyon-Turin, mais cette estimation ne porte que sur le tunnel.
La société binationale franco-italienne TELT, totalement publique, contrôlée à 50-50 par les deux États, est chargée du tunnel. Toutefois, il faut une coordination sur l'ensemble de l'itinéraire, parce que, dans le tunnel, les trains de voyageurs circuleront à 220 kilomètres par heure et les trains de fret à 120 kilomètres par heure. Si le tunnel est terminé, mais que les accès ne sont pas aménagés, on ne pourra pas utiliser les capacités du tunnel.
Nous soutenons donc les projets d'aménagement des voies d'accès, qui font l'objet de discussions difficiles. Faut-il commencer par Lyon, par Chambéry ? Ce n'est pas de notre compétence, mais le projet des voies d'accès doit être bien conduit.
L'Union européenne est sur la même ligne, au point qu'elle a offert une contribution pour financer les voies d'accès. Nous espérons que cela accélérera l'aménagement de ces voies. C'est déjà réglé du côté italien ; du côté français, c'est plus compliqué, plus long, plus coûteux. La France souhaitait attendre la construction du tunnel pour aménager les accès, mais cela repousserait cet aménagement à une date trop lointaine. Cela n'a pas été accepté à l'échelon européen. Nous travaillons avec SNCF Réseau pour avoir plus rapidement un programme phasé d'aménagement. D'ailleurs, la Commission a fait savoir qu'elle souhaitait augmenter de 40 % à 50 % son financement, avec un bonus de 5 %, car notre société binationale est un bon élève. Cela porterait le financement européen à 55 %, ce qui est exceptionnel ; ce projet a donc une dimension européenne forte et il a cheminé grâce à la détermination forte de l'Union.
Je connais les critiques qui nous ont été adressées, notamment celles de la Cour des comptes. En l'occurrence, la notion de rentabilité a été évaluée par huit méthodes différentes ; selon que l'on s'appuie sur une année de crise ou sur une année de croissance, nous obtenons des résultats différents. Toutefois, si l'on raisonne sur le très long terme, si l'on accepte l'idée que cet ouvrage est fait pour durer cent ans, cela ne change plus grand-chose. Je ne prends pas position dans ce débat. Ces méthodes ont été discutées et les autorités nationales et européennes ont décidé qu'il fallait se lancer dans le projet ; nous le faisons le mieux possible.
La société du TELT est considérée comme un bon élève par Bruxelles. Cette société binationale est complètement publique. C'est une condition que j'avais mise pour participer au projet ; j'ai vécu de près la construction du tunnel sous la Manche et je voyais qu'il fallait une société publique. Cela dit, cette société binationale est une organisation originale et cela demande des efforts d'adaptation culturelle entre les équipes françaises et italiennes, mais, si l'on accepte les différences, cela donne des résultats très bons, car il y a un personnel de grande qualité des deux côtés.
Du reste, les entreprises qui interviennent dans les chantiers sont presque toujours multinationales. Les groupements attributaires comptent des Français, des Italiens et souvent des Suisses ; ils associent des équipes de nationalités différentes, souvent des frontaliers, et cela fonctionne bien.
Un autre sujet qui nous importe, en dehors de l'environnement, est l'intégrité ; nous avons un mécanisme strict de contrôle pour éviter toute intrusion de la mafia.