Intervention de Émilie Vayre

Délégation aux entreprises — Réunion du 4 février 2021 à 9h45
Table ronde sur « l'impact des nouveaux modes de travail et de management sur la santé »

Émilie Vayre, secrétaire générale de l'Association française de psychologie du travail et des organisations (AFPTO), et professeure en Psychologie du travail et des organisations à l'université Lumière Lyon 2 :

Je tiens avant tout à remercier les membres de la Délégation aux entreprises pour leur invitation. J'interviens aujourd'hui en premier lieu en tant que membre du conseil d'administration de l'AFPTO, qui fédère des praticiens et des chercheurs en psychologie du travail et des organisations, mais aussi des associations nationales ou locales de praticiens. J'interviens également en tant que professeure en psychologie du travail et des organisations, puisque je mène depuis dix ans des travaux sur les enjeux psychosociaux de la digitalisation du travail, sur les incidences du travail médiatisé et distant, du télétravail formel et parfois informel, sur les salariés et leur entourage professionnel et personnel.

En matière de risques pour la santé associés aux usages des technologies et au télétravail, on peut citer tout d'abord les troubles liés au travail prolongé sur écran (fatigue visuelle, maux de tête) ainsi que les troubles musculo-squelettiques (TMS), qui se manifestent sous forme de douleurs à la nuque, aux épaules, au dos, aux poignets, aux mains. Les télétravailleurs y sont davantage exposés car ils sont moins interrompus, prennent moins de pauses, de moins longue durée, et se déplacent peu lorsqu'ils travaillent depuis leur domicile. Ces risques sont bien connus et font l'objet d'attentions particulières de la part des entreprises.

Mais il y a aussi les risques psychiques, moins visibles, plus insidieux, qui ne se manifestent pas nécessairement dans l'immédiat. Avant la pandémie, les travaux de recherche internationaux, y compris les nôtres, révélaient déjà depuis plusieurs années que l'usage des technologies mobiles favorise le prolongement de l'activité professionnelle au domicile et l'expansion du travail au-delà des espaces-temps qui sont traditionnellement dédiés au travail, aboutissant à un accroissement de la charge de travail et au renforcement de formes d'addiction : addiction au travail comme addiction aux technologies.

L'étude du télétravail montre que celui-ci est associé à une intensification, une densification et une expansion du travail. Autrement dit, les télétravailleurs et les télétravailleuses travaillent plus, plus longuement, et mobilisent plus de ressources pour s'acquitter de leurs tâches. En résultent une charge de travail excessive, un sentiment de stress et de pression, tant du point de vue professionnel que du point de vue personnel, qui peuvent conduire les télétravailleurs au sur-travail jusqu'à l'épuisement professionnel.

À cet accroissement de la charge mentale et temporelle du travail s'ajoute une perturbation de leur organisation spatiale et temporelle du travail, qui conduit bien souvent à la disparition des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, un envahissement de la sphère privée domestique, possible source de tensions et de conflits au sein de la cellule familiale. Or on sait déjà depuis plus de cinquante ans, dans nos champs de recherche, que la perception de conflits entre vie professionnelle et vie privée est génératrice de troubles de la santé physique et mentale, d'absentéisme et de turn-over.

Parmi les facteurs qui expliquent le sur-engagement des télétravailleurs, plusieurs approches insistent sur l'importance des représentations du télétravail. Certains salariés peuvent en effet se sentir redevables vis-à-vis de leur entreprise, qui leur accorde un privilège auquel tout le monde n'a pas accès, et fourniraient davantage d'effort pour s'acquitter de cette dette. Mais ils sont aussi susceptibles d'éprouver une forme de culpabilité intériorisée lorsqu'ils se comparent à d'autres, considérant qu'ils ont la chance de pouvoir télétravailler en échappant à certaines contraintes, en évitant les trajets et les transports en commun, en s'extirpant d'environnements de travail jugés parfois délétères, ou encore plus récemment en étant moins exposés au risque de contamination, puisque travaillant depuis chez eux. Ce sentiment de culpabilité peut générer une forme de pression et les pousser à vouloir faire plus, faire mieux, à travailler sans limite, jusqu'à l'usure.

Il y a aussi la manière dont le télétravail est perçu et jugé par les autres, avec :

· un risque d'opposition entre ceux qui vont « au front » et ceux qui n'y vont pas ; ceux qui se mettent en danger et ceux qui restent à l'abri ;

· le risque d'activation de préjugés et de comportements discriminatoires au sein des équipes et entre les équipes, source de fragilisation de la cohésion sociale ;

· le risque de division entre ceux qui font et ceux qui ne feraient pas, associé à la crainte de perdre la reconnaissance de ses pairs et de l'encadrement ;

· la nécessité de devoir faire ou refaire ses preuves, de rendre visible le travail.

Ce sur-engagement est susceptible d'être renforcé par les pratiques managériales. Si l'on s'accorde sur l'idée que le télétravail est propice au développement de modes de management par objectif, il ne doit pas signifier que l'on laisse pour autant les salariés livrés à eux-mêmes, sans repères sociaux ou temporels pour s'organiser, sans savoir comment s'y prendre ni par où commencer, car ceci génère de l'anxiété et du stress.

À l'image des constats issus des recherches scientifiques internationales, de grandes enquêtes nationales menées avant la pandémie ont observé un lien significatif entre développement du télétravail et exposition aux risques psychosociaux dans diverses organisations, en termes d'horaires imprévisibles, de perception de charge de travail et de tensions avec l'entourage professionnel.

C'est sur ce dernier point que réside le risque majeur du travail à distance : risque de fragmentation des collectifs, de dégradation de la qualité des relations, de restriction du nombre de personnes que l'on côtoie, de diminution des échanges informels et de moments de convivialité pourtant indispensables à la construction des savoirs et des savoir-faire, au partage de valeurs, à l'épanouissement professionnel, mais aussi et surtout indispensables à la construction de la santé au travail.

En effet, la cohésion au sein des collectifs, la qualité des relations, l'instauration de formes de soutiens sociaux sont reconnues comme protégeant les salariés des effets délétères de conditions de travail dégradées et des facteurs de risques psychosociaux. À cela s'ajoute l'absence de relations sociales au cours de la journée de télétravail, qui est liée à l'accroissement de la sédentarité propre au télétravail au domicile et qui vient renforcer le sentiment d'isolement, voire d'exclusion professionnelle et sociale, qui fragilise les télétravailleurs et télétravailleuses.

On comprend dès lors à quel point le rôle des managers de proximité est essentiel dans la manière dont ils animeront, coordonneront, porteront les collectifs. C'est en partie sur eux que réside la réussite des modes d'organisation du travail, mais en partie seulement.

Si l'on considère les modes de management et leurs effets sur la santé. Les travaux de recherche menés depuis plus de vingt ans, et qui ont d'ailleurs été confortés par ceux réalisés pendant la période de pandémie, montre que les mécanismes à l'oeuvre sont relativement similaires que l'on soit en présentiel ou en distanciel, et mettent en lumière les conditions de performance et de santé des travailleurs. Ils montrent que les managers qui valorisent le travail réalisé par les salariés, qui portent de l'intérêt à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font, qui montrent leur satisfaction du travail accompli, qui font preuve de soutien en termes d'aide, d'information et de conseils apportés, mais aussi qui encouragent, qui sont à l'écoute, qui font preuve d'empathie, qui laissent des marges de manoeuvre et confèrent de l'autonomie, qui apprennent à déléguer et accordent leur confiance, par leurs pratiques et les postures qu'ils adoptent, favorisent la santé des salariés et les protègent de l'érosion professionnelle.

En revanche, les salariés sont plus susceptibles de ressentir du stress, de se sentir pressurisés et d'être débordés, et avec le temps de s'épuiser professionnellement lorsque :

· les orientations et politiques managériales, qui sont propres aux organisations et souvent relayées malgré eux par les managers de proximité, conduisent les salariés à se sentir sous pression ;

· on cherche à contrôler étroitement l'avancée du travail des salariés, la nature des tâches qu'ils accomplissent et la manière dont ils les accomplissent ;

· on exige d'eux d'exécuter des tâches dans des délais réduits, voire intenables ;

· on les sollicite dans l'urgence, tout en exigeant des réponses immédiates ;

· on les mobilise de manière intrusive, en dehors des temporalités en principe dédiées à la vie hors travail.

Les études menées auprès des télétravailleurs ont, qui plus est, démontré que ceux qui sont les plus performants, les plus proactifs, les plus impliqués, les plus satisfaits sont aussi ceux qui sont moins contrôlés et les plus soutenus par leurs managers. Ils bénéficient aussi d'appuis techniques et matériels, ainsi que de dispositifs d'accompagnement et de soutien au sein de l'organisation actés et reconnus par les instances de direction.

Bien avant la pandémie, les managers, et en particulier les managers de proximité, ont traversé une crise identitaire. Ils ont été pris en étau et se sont progressivement éloignés de leur coeur de métier pour répondre aux exigences bureaucratiques (toujours plus de procédures, de traçage et de reporting). Ils sont sommés de rendre des comptes tout en étant dans l'impossibilité de faire remonter le réel du travail pourtant indispensable au fonctionnement du travail et à son organisation. Mais ils ont depuis plusieurs mois, et plus que jamais, joué un rôle essentiel. L'expérience inédite du travail en période de pandémie peut être l'occasion de transformer les anciens modèles, de dessiner de nouvelles directions et d'expérimenter de nouveaux possibles.

Si l'on considère les risques identifiés, si l'on se donne les moyens de les réduire, de les enrayer, de mieux les prévenir, il n'est pas exclu que les nouveaux modes d'organisation du travail, à condition qu'ils soient étayés, débattus et pensés collectivement, réévalués de manière continue, autrement dit à condition qu'ils soient co-construits et ancrés dans le travail réel et soient l'occasion de retisser du lien social au sein des organisations, permettent de favoriser le bien-être et la qualité de vie des managers et des salariés et de fait, de gagner en performance.

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