La réunion est ouverte à 9 h 45.
Mesdames et Messieurs, Mes cher(e)s collègues,
Nous sommes aujourd'hui réunis pour la deuxième table ronde consacrée à la mission sur les nouveaux modes de travail et de management, et leur impact sur la santé au travail. Je rappelle que les rapporteurs de cette mission sont Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay.
Les travaux qu'ils ont acceptés de conduire s'inscrivent dans une problématique de fond que nous avons décidé d'aborder parallèlement aux sujets d'actualité liés à la crise économique. Les débats de la semaine dernière ont été passionnants et ont mis en évidence une évolution très forte de l'organisation du travail avec certaines ruptures liées à la crise sanitaire ayant débuté voici un an.
Parmi les points marquants évoqués la semaine dernière je citerai :
- Le rôle des managers de proximité qui ont dû et su s'affranchir -(je cite l'un de nos interlocuteurs)- du « fatras bureaucratique des entreprises » pour garantir la survie de l'activité et s'occuper de leurs collaborateurs, notamment de leur santé ;
- La remise en cause du modèle fordien du code du travail avec le développement soudain et massif du télétravail.
Après cette séquence liée aux enjeux de droit du travail, nous allons aujourd'hui nous attarder sur la dimension de la santé au travail de notre mission.
À cette fin, nous sommes heureux d'entendre :
- Mme Émilie Vayre, secrétaire générale de l'Association française de psychologie du travail et des organisations (AFPTO), et professeure en Psychologie du travail et des organisations à l'université Lumière Lyon 2,
- M. Marc-Éric Bobillier-Chaumon, membre du conseil d'administration de l'Association internationale de psychologie du travail de langue française (AIPTLF) et professeur - titulaire de la Chaire de Psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) de Paris,
- M. Stéphane Pimbert, directeur général de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ;
- et le professeur Jean-Dominique Dewitte, président de la Société française de médecine du travail (SFMT).
Vous avez reçu un questionnaire qui vous donne une première idée de la nature de nos interrogations. Sans y répondre point par point (c'est davantage l'exercice attendu des contributions écrites que nous vous demanderons de nous envoyer dans les prochains jours), je vous propose de vous appuyer sur cette trame pour aborder les sujets qui sont, de votre point de vue et au regard de votre expertise, les plus marquants. Vous disposerez pour cela d'environ 10 minutes chacun au cours d'un premier tour de table.
Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs puis aux autres collègues membres de la délégation pour vous poser des questions.
Je rappelle en effet que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat et d'autres en visioconférence.
Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.
Je tiens avant tout à remercier les membres de la Délégation aux entreprises pour leur invitation. J'interviens aujourd'hui en premier lieu en tant que membre du conseil d'administration de l'AFPTO, qui fédère des praticiens et des chercheurs en psychologie du travail et des organisations, mais aussi des associations nationales ou locales de praticiens. J'interviens également en tant que professeure en psychologie du travail et des organisations, puisque je mène depuis dix ans des travaux sur les enjeux psychosociaux de la digitalisation du travail, sur les incidences du travail médiatisé et distant, du télétravail formel et parfois informel, sur les salariés et leur entourage professionnel et personnel.
En matière de risques pour la santé associés aux usages des technologies et au télétravail, on peut citer tout d'abord les troubles liés au travail prolongé sur écran (fatigue visuelle, maux de tête) ainsi que les troubles musculo-squelettiques (TMS), qui se manifestent sous forme de douleurs à la nuque, aux épaules, au dos, aux poignets, aux mains. Les télétravailleurs y sont davantage exposés car ils sont moins interrompus, prennent moins de pauses, de moins longue durée, et se déplacent peu lorsqu'ils travaillent depuis leur domicile. Ces risques sont bien connus et font l'objet d'attentions particulières de la part des entreprises.
Mais il y a aussi les risques psychiques, moins visibles, plus insidieux, qui ne se manifestent pas nécessairement dans l'immédiat. Avant la pandémie, les travaux de recherche internationaux, y compris les nôtres, révélaient déjà depuis plusieurs années que l'usage des technologies mobiles favorise le prolongement de l'activité professionnelle au domicile et l'expansion du travail au-delà des espaces-temps qui sont traditionnellement dédiés au travail, aboutissant à un accroissement de la charge de travail et au renforcement de formes d'addiction : addiction au travail comme addiction aux technologies.
L'étude du télétravail montre que celui-ci est associé à une intensification, une densification et une expansion du travail. Autrement dit, les télétravailleurs et les télétravailleuses travaillent plus, plus longuement, et mobilisent plus de ressources pour s'acquitter de leurs tâches. En résultent une charge de travail excessive, un sentiment de stress et de pression, tant du point de vue professionnel que du point de vue personnel, qui peuvent conduire les télétravailleurs au sur-travail jusqu'à l'épuisement professionnel.
À cet accroissement de la charge mentale et temporelle du travail s'ajoute une perturbation de leur organisation spatiale et temporelle du travail, qui conduit bien souvent à la disparition des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, un envahissement de la sphère privée domestique, possible source de tensions et de conflits au sein de la cellule familiale. Or on sait déjà depuis plus de cinquante ans, dans nos champs de recherche, que la perception de conflits entre vie professionnelle et vie privée est génératrice de troubles de la santé physique et mentale, d'absentéisme et de turn-over.
Parmi les facteurs qui expliquent le sur-engagement des télétravailleurs, plusieurs approches insistent sur l'importance des représentations du télétravail. Certains salariés peuvent en effet se sentir redevables vis-à-vis de leur entreprise, qui leur accorde un privilège auquel tout le monde n'a pas accès, et fourniraient davantage d'effort pour s'acquitter de cette dette. Mais ils sont aussi susceptibles d'éprouver une forme de culpabilité intériorisée lorsqu'ils se comparent à d'autres, considérant qu'ils ont la chance de pouvoir télétravailler en échappant à certaines contraintes, en évitant les trajets et les transports en commun, en s'extirpant d'environnements de travail jugés parfois délétères, ou encore plus récemment en étant moins exposés au risque de contamination, puisque travaillant depuis chez eux. Ce sentiment de culpabilité peut générer une forme de pression et les pousser à vouloir faire plus, faire mieux, à travailler sans limite, jusqu'à l'usure.
Il y a aussi la manière dont le télétravail est perçu et jugé par les autres, avec :
· un risque d'opposition entre ceux qui vont « au front » et ceux qui n'y vont pas ; ceux qui se mettent en danger et ceux qui restent à l'abri ;
· le risque d'activation de préjugés et de comportements discriminatoires au sein des équipes et entre les équipes, source de fragilisation de la cohésion sociale ;
· le risque de division entre ceux qui font et ceux qui ne feraient pas, associé à la crainte de perdre la reconnaissance de ses pairs et de l'encadrement ;
· la nécessité de devoir faire ou refaire ses preuves, de rendre visible le travail.
Ce sur-engagement est susceptible d'être renforcé par les pratiques managériales. Si l'on s'accorde sur l'idée que le télétravail est propice au développement de modes de management par objectif, il ne doit pas signifier que l'on laisse pour autant les salariés livrés à eux-mêmes, sans repères sociaux ou temporels pour s'organiser, sans savoir comment s'y prendre ni par où commencer, car ceci génère de l'anxiété et du stress.
À l'image des constats issus des recherches scientifiques internationales, de grandes enquêtes nationales menées avant la pandémie ont observé un lien significatif entre développement du télétravail et exposition aux risques psychosociaux dans diverses organisations, en termes d'horaires imprévisibles, de perception de charge de travail et de tensions avec l'entourage professionnel.
C'est sur ce dernier point que réside le risque majeur du travail à distance : risque de fragmentation des collectifs, de dégradation de la qualité des relations, de restriction du nombre de personnes que l'on côtoie, de diminution des échanges informels et de moments de convivialité pourtant indispensables à la construction des savoirs et des savoir-faire, au partage de valeurs, à l'épanouissement professionnel, mais aussi et surtout indispensables à la construction de la santé au travail.
En effet, la cohésion au sein des collectifs, la qualité des relations, l'instauration de formes de soutiens sociaux sont reconnues comme protégeant les salariés des effets délétères de conditions de travail dégradées et des facteurs de risques psychosociaux. À cela s'ajoute l'absence de relations sociales au cours de la journée de télétravail, qui est liée à l'accroissement de la sédentarité propre au télétravail au domicile et qui vient renforcer le sentiment d'isolement, voire d'exclusion professionnelle et sociale, qui fragilise les télétravailleurs et télétravailleuses.
On comprend dès lors à quel point le rôle des managers de proximité est essentiel dans la manière dont ils animeront, coordonneront, porteront les collectifs. C'est en partie sur eux que réside la réussite des modes d'organisation du travail, mais en partie seulement.
Si l'on considère les modes de management et leurs effets sur la santé. Les travaux de recherche menés depuis plus de vingt ans, et qui ont d'ailleurs été confortés par ceux réalisés pendant la période de pandémie, montre que les mécanismes à l'oeuvre sont relativement similaires que l'on soit en présentiel ou en distanciel, et mettent en lumière les conditions de performance et de santé des travailleurs. Ils montrent que les managers qui valorisent le travail réalisé par les salariés, qui portent de l'intérêt à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font, qui montrent leur satisfaction du travail accompli, qui font preuve de soutien en termes d'aide, d'information et de conseils apportés, mais aussi qui encouragent, qui sont à l'écoute, qui font preuve d'empathie, qui laissent des marges de manoeuvre et confèrent de l'autonomie, qui apprennent à déléguer et accordent leur confiance, par leurs pratiques et les postures qu'ils adoptent, favorisent la santé des salariés et les protègent de l'érosion professionnelle.
En revanche, les salariés sont plus susceptibles de ressentir du stress, de se sentir pressurisés et d'être débordés, et avec le temps de s'épuiser professionnellement lorsque :
· les orientations et politiques managériales, qui sont propres aux organisations et souvent relayées malgré eux par les managers de proximité, conduisent les salariés à se sentir sous pression ;
· on cherche à contrôler étroitement l'avancée du travail des salariés, la nature des tâches qu'ils accomplissent et la manière dont ils les accomplissent ;
· on exige d'eux d'exécuter des tâches dans des délais réduits, voire intenables ;
· on les sollicite dans l'urgence, tout en exigeant des réponses immédiates ;
· on les mobilise de manière intrusive, en dehors des temporalités en principe dédiées à la vie hors travail.
Les études menées auprès des télétravailleurs ont, qui plus est, démontré que ceux qui sont les plus performants, les plus proactifs, les plus impliqués, les plus satisfaits sont aussi ceux qui sont moins contrôlés et les plus soutenus par leurs managers. Ils bénéficient aussi d'appuis techniques et matériels, ainsi que de dispositifs d'accompagnement et de soutien au sein de l'organisation actés et reconnus par les instances de direction.
Bien avant la pandémie, les managers, et en particulier les managers de proximité, ont traversé une crise identitaire. Ils ont été pris en étau et se sont progressivement éloignés de leur coeur de métier pour répondre aux exigences bureaucratiques (toujours plus de procédures, de traçage et de reporting). Ils sont sommés de rendre des comptes tout en étant dans l'impossibilité de faire remonter le réel du travail pourtant indispensable au fonctionnement du travail et à son organisation. Mais ils ont depuis plusieurs mois, et plus que jamais, joué un rôle essentiel. L'expérience inédite du travail en période de pandémie peut être l'occasion de transformer les anciens modèles, de dessiner de nouvelles directions et d'expérimenter de nouveaux possibles.
Si l'on considère les risques identifiés, si l'on se donne les moyens de les réduire, de les enrayer, de mieux les prévenir, il n'est pas exclu que les nouveaux modes d'organisation du travail, à condition qu'ils soient étayés, débattus et pensés collectivement, réévalués de manière continue, autrement dit à condition qu'ils soient co-construits et ancrés dans le travail réel et soient l'occasion de retisser du lien social au sein des organisations, permettent de favoriser le bien-être et la qualité de vie des managers et des salariés et de fait, de gagner en performance.
Bonjour Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la Délégation. Je suis membre du conseil d'administration de l'Association internationale de psychologie du travail de langue française, coordinateur du réseau de recherche des psychologues du travail en France et titulaire de la Chaire de Psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) de Paris. Mes travaux portent sur les incidences des transformations digitales sur le travail et la santé au travail, dont les effets de la connexion et de la sur-connexion, ainsi que ceux de l'activité à distance. J'essaie de travailler sur l'acceptation des technologies émergentes, dont celles qui sont liées à l'intelligence artificielle, les robots ou la réalité immersive, que ce soit en laboratoire ou avec des start-ups. Je détecte les nouvelles formes de travail ou d'activité induites par les technologies, afin de mieux accompagner les évolutions du travail qu'elles impliquent, dont certaines, comme le télétravail, paraissent inéluctables. Il s'agit sinon de faire accepter ces modes travail, de les rendre acceptables.
En complément de l'intervention d'Émilie Vayre, je rappellerai que la psychologie du travail consiste non pas à freiner les individus, mais à freiner le travail, pour permettre aux personnes de développer leur capacité d'action et leurs compétences, d'obtenir de la reconnaissance par leur activité, de s'exprimer et se reconnaître dans ce qu'ils font. Sur le plan de la santé, nous ne concevons pas l'individu comme intrinsèquement défaillant ou fragile : ce sont les conditions de travail qui le rendent fragile ou défaillant.
Dans l'urgence à déployer les nouveaux modes de travail et les technologies qui les accompagnent, dont ce que j'appelle le travail médiatisé à distance., il s'agit d'un travail mobile, nomade, éclaté entre les individus mais aussi entre des hommes et des machines, dématérialisé, digitalisé, insaisissable, invisible, de sorte que le travailleur peine à s'y reconnaître. Alors que les collègues, les clients, l'objet de travail se sont éloignés et que les processus sont toujours plus complexes, on ne sait pas ce que l'on fait, on ne sait pas ce que l'on produit et on a du mal à se faire reconnaître pour ce que l'on apporte. Or le sentiment de reconnaissance et d'utilité est l'armature de la santé psychique et de l'identité professionnelle.
Avec la crise sanitaire, on a maintenu des exigences de travail ordinaires (contrainte sédentaire, présentielle) dans un contexte extraordinaire (distant, éclaté, avec des exigences nouvelles) et cela sur fond de méfiance, voire une défiance vis-à-vis du salarié, en multipliant les outils et les environnements pour contrôler et superviser. On a aussi imposé l'autonomie, conformément à ce que j'appelle la « prescription de la subjectivité ». On encourage les individus à être plus innovants, créatifs et autonomes, alors qu'ils n'en n'ont pas les compétences et qu'ils n'ont pas été formés et accompagnés pour prendre les responsabilités afférentes.
En matière de contrôle à distance, les outils de time tracking permettent d'identifier non seulement si des individus sont face à leur écran, mais aussi la fréquence de leurs interventions lors des réunions à distance. Il en résulte des évaluations quantitatives sans rapport avec le travail effectif attendu, dans lesquelles l'individu ne se reconnaît pas. D'où l'importance de trouver des indicateurs de suivi donnant du sens à l'activité. Des outils inadaptés ou inutiles par rapport au projet du travail génèrent de la souffrance, au point que les individus doivent les détourner pour pouvoir atteindre leurs objectifs, au risque qu'on les sanctionne pour l'avoir fait.
Il arrive aussi que les outils ne soient pas adaptés à l'individu en termes de confort d'utilisation, ce qui l'oblige à faire un effort cognitif pour pouvoir les utiliser. Enfin, certains outils obligent à des actions contraires aux règles du métier, aux critères de qualité et aux valeurs professionnelles de ceux qui les utilisent. On peut ainsi demander à un professeur de mesurer le taux d'accès des étudiants au cours à distance et de les noter en partie sur cette base, indépendamment de la qualité de leurs interventions.
L'isolement et la solitude sont évidemment des risques associés au télétravail. Le premier caractérise celui qui est seul chez lui et qui n'arrive pas à se raccorder ou à s'accorder avec les autres, ce que la présence physique favorisait grâce à la « conscience mutualisée », qui permet de s'ajuster naturellement par rapport aux autres dans les open spaces ou à la machine à café, plutôt que de le faire artificiellement à distance, par de la transmission d'informations. Quant à la solitude, c'est un sentiment de déréliction et d'abandon : l'individu a le sentiment qu'il ne peut plus s'appuyer sur les autres et partager des difficultés au travail. À cet égard, le management ne doit pas seulement recréer un espace pour se re-coordonner et s'ajuster à distance, mais aussi faire en sorte que les collaborateurs puissent parler du travail qui va mal et qui fait mal, pour trouver des solutions ensemble.
Je remercie la Délégation sénatoriale aux entreprises et son président de m'avoir invité pour cette table ronde. Je vous rappelle que l'INRS est l'Institut national pour la Recherche et la Sécurité. Cette structure créée en 1947 sous l'égide de la CNAM a pour objet la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Son budget provient notamment du fonds national des accidents du travail. Notre action s'adresse aux entreprises et aux salariés ainsi qu'aux médecins du travail et aux préventeurs.
Je tiens tout d'abord à souligner que le télétravail avait été imaginé avant la crise sanitaire comme pouvant être exercé une ou deux journées par semaine, dans des conditions fixées par accord d'entreprise sans rapport avec celles de salariés auxquels la pandémie interdit de venir dans l'entreprise pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Le télétravail intensif que l'on vit actuellement conduit à un appauvrissement du collectif de travail. Le rôle du management de proximité, auparavant centré sur la préparation des activités et leur contrôle, s'est distendu. De plus, la démarcation entre la vie personnelle et la vie professionnelle est complètement brouillée, sous l'effet d'une sur-sollicitation des collaborateurs, souvent en dehors des horaires de travail de référence.
Le télétravail intensif est aussi problématique pour l'intégration des nouveaux salariés et du point de vue de la charge mentale des salariés. S'y ajoute, cela a été dit, une plus grande exposition aux troubles musculo-squelettiques, aux maladies liées à l'inactivité physique et aux troubles oculaires liés au travail sur écran.
Quant aux risques psychosociaux liés au télétravail, ils résultent de multiples facteurs :
· une absence de régulation par le collectif ;
· une mauvaise évaluation de la charge de travail ;
· l'accroissement des risques de violences verbales ou écrites ;
· l'isolement ;
· un manque de démarcation entre la vie professionnelle et la vie personnelle ;
· la perte de repères dans un métier impacté par la digitalisation ;
· un sentiment d'exclusion lié à une mauvaise maîtrise des outils de travail ;
· une perte du sens du travail.
La prévention de ces risques passe beaucoup par l'encadrement de proximité, auquel il incombe, en période de crise sanitaire, de faire vivre le collectif de travail sans présence physique. Le manager de proximité doit être à l'écoute de chacun des membres de son équipe, ce qui fait peser sur lui une lourde charge mentale, alors qu'il ne dispose pas toujours de la formation et des moyens techniques requis. Car un management par objectif diffère d'un management en présentiel basé sur le suivi continu de la performance des collaborateurs, par le biais d'interactions directes. Il nécessite une formation des managers comme des salariés.
Les directions, qui ont été souvent favorables à la signature d'accords d'entreprise sur le télétravail, ont fréquemment une impression de déconnexion des équipes, lesquelles seraient plus attachées au travail prescrit qu'au travail réel. Or le maintien du collectif de travail, qui est un rouage essentiel de la santé mentale, est déséquilibré. De plus, le télétravail à 100 % conduit à ce que les salariés ne se rencontrent plus dans les lieux de convivialité de l'entreprise. Un manager charismatique en présentiel le devient beaucoup moins en cas de télétravail intensif. La valeur ajoutée issue dans des conditions ordinaires de l'échange entre les salariés a tendance à disparaître très largement.
L'employeur doit se préoccuper des risques psychosociaux et physiques occasionnés par le télétravail, car il en est responsable. Le document unique d'évaluation des risques (DUER) doit en rendre compte et se traduire sous la forme d'un plan d'actions annuel. C'est le socle de la prévention dans l'entreprise.
Professeur Jean-Dominique Dewitte, président de la Société française de médecine du travail (SFMT). - La Société française de médecine du travail que je préside a été créée il y a 35 ans et s'est préoccupée des nouveaux modes de travail, à propos desquels elle a émis des recommandations. À cet égard, le télétravail n'est qu'une des nouvelles organisations du travail, à côté par exemple du travail en open space qui est, lui aussi, très problématique. Force est de constater que la plupart se traduisent par une intensification du travail et une forme de déshumanisation. Il suffit pour s'en convaincre d'analyser les méthodes d'un des géants mondiaux de la distribution de biens à domicile, où les salariés portent des lunettes connectées qui pilotent chaque geste des opérateurs.
En tant que médecins du travail, nous sommes en charge essentiellement de la prévention primaire, bien que nos missions devraient intégrer, à la suite de l'ANI et d'une proposition de loi en préparation, la prévention de la désinsertion. Dans le cas du télétravail, la prévention est évidemment compliquée par le fait que l'exercice de l'activité professionnelle se fait à domicile.
Étant aussi président d'une commission régionale de reconnaissance des maladies professionnelles, j'ai participé au débat sur la justification d'une reconnaissance éventuelle du burn-out comme maladie professionnelle, celui-ci étant jusqu'à présent davantage analysé comme une collection de symptômes ou de syndromes plutôt qu'une maladie à part entière. Le dernier rapport de gestion de la CNAM, publié en décembre 2020, fait cependant apparaître une augmentation constante et considérable des déclarations et des reconnaissances de maladies professionnelles depuis 2013, sous l'effet d'une modification des critères de reconnaissance intégrant les RPS (risques psycho-sociaux), avec toutefois des disparités régionales. On enregistre notamment en 2019 une proportion considérable de syndromes dépressifs déclarés et reconnus, ce qui tend à attester la souffrance psychique au travail évoquée par mes collègues psychologues du travail. C'est un phénomène majeur.
En tant qu'experts, nous sommes inquiets de l'effacement progressif de la fonction de médecin du travail que devrait entraîner la mise en place des praticiens correspondants, qui seront des médecins généralistes n'ayant pas reçu de formation particulière. Alors que les médecins du travail ont déjà des difficultés à donner des préconisations sur l'environnement de travail (ergonomique et matériel) au domicile des salariés qui télétravaillent, cette réforme va tendre à accroître encore leur éloignement de la réalité quotidienne de ceux-ci. Cela met en cause l'avenir même de notre profession.
Des recommandations portant sur les conditions matérielles d'installation des salariés à domicile sont en cours d'élaboration. Le fait que le document unique d'évaluation des risques doive prendre en compte les risques associés au télétravail a amené beaucoup d'entreprises à mettre à jour le leur en 2020. Quel est, selon vous le nombre de jours idéal à ne pas dépasser pour le télétravail ? Voyez-vous une différence d'adaptation aux nouveaux modes de travail selon les tranches d'âge, que ce soit pour les managers ou les salariés ?
Professeur Jean-Dominique Dewitte. - La société française de médecine du travail n'a pas encore fait de recommandation en matière d'installation physique des salariés, car cet aspect concerne plutôt les ergonomes. Nous avons cependant publié le 15 avril 2020 un avis sur les conditions à réunir pour réaliser une consultation de médecine du travail à distance, à commencer bien sûr par une bonne connexion au réseau internet. L'essentiel de nos réflexions porte sur la gestion de l'épidémie.
Comme je l'ai dit, les entreprises ont adapté leur document unique d'évaluation des risques à la crise sanitaire, tant en ce qui concerne l'épidémie elle-même que le télétravail, conformément aux préconisations du protocole sanitaire du ministère du Travail. Il en découle des actions de prévention. La difficulté réside plutôt dans le fait que seulement 50 % des entreprises établissent un DUER, dont une partie uniquement par crainte de l'Inspection du travail, et sans toujours écrire les plans d'actions qui devaient y être associés.
Je pense que l'on ne peut pas imposer un nombre de jours de télétravail de manière unilatérale et verticale. En revanche, il est nécessaire de garantir aux salariés une possibilité de revenir sur leur lieu de travail pour qu'ils aient un sentiment d'appartenance, de protection et de reconnaissance. Le nombre de journées de télétravail devrait être adapté à l'activité, car certains métiers nécessitent une concertation et une réflexion collective qu'appauvrit le télétravail.
L'expérience prouve que les modes hybrides de travail, qui associent, comme c'est le cas pour cette table ronde, du présentiel et du distanciel ne sont pas très positifs en termes de dynamique et d'échanges car chacun évolue dans un mode social propre. Il n'est pas aisé, dans ces conditions, de recréer un espace commun.
Je confirme qu'il n'existe pas de nombre idéal de jours de télétravail, car il dépend :
- de la manière dont il est accompagné et déployé ;
- de la culture de l'entreprise, mais aussi et surtout :
· de contraintes de l'organisation du travail ;
· de la nature de la tâche à réaliser ;
· des besoins et contraintes de chaque salarié ;
· des besoins des équipes (le télétravail est rarement pensé au niveau de l'équipe ou du service) ;
· les conditions de travail quand on n'est pas en télétravail, car les télétravailleurs expliquent qu'ils sont plus productifs en télétravail, en raison de l'absence des nuisances sonores et du stress qui les environnent au bureau (open space, flex-office,...).
Il est à noter que le télétravail ne s'exerce pas uniquement au domicile, mais souvent dans un tiers lieu dédié, comme des bureaux satellites.
Existe-t-il un risque de mise à l'écart, voire de licenciement, des salariés proches de la retraite qui ne sont pas toujours à l'aise avec les technologies collaboratives à distance ?
Comment évaluez-vous le risque de RPS associé au télétravail ? Celui-ci expose-t-il à des risques addictifs du fait d'un moindre contrôle social à domicile ?
Le développement des espaces de co-working me semble être une solution pour lutter contre l'isolement.
Le télétravailleur salarié ne risque-t-il pas d'être associé à un sous-traitant autonome ?
Faut-il légiférer pour mieux cadrer les risques inhérents aux nouveaux modes de travail, ou le devoir de prévention des employeurs offre-t-il un cadre suffisant pour les prendre en compte ?
Le développement du numérique va-t-il entraîner un déplacement du lieu de vie de nos concitoyens, en les éloignant notamment des grandes métropoles, au bénéfice de territoires souvent délaissés ?
Parmi les risques d'addiction associés au télétravail, il existe celui de l'addiction au travail. Pour s'en prémunir les entreprises doivent fixer des règles d'usage des technologies sur lesquelles repose le télétravail. Cette démarche ne doit pas être arbitraire mais adaptée à la réalité du travail, sans quoi on s'expose à un échec, à l'instar de nombreuses initiatives prises pour garantir le droit à la déconnexion, consistant par exemple à couper la messagerie après une certaine heure.
Le déploiement du télétravail présente des effets bénéfiques, à propos desquels nous avons sans doute été trop succincts. Une meilleure conciliation de la vie personnelle et de la vie professionnelle est possible, en choisissant par exemple de travailler à des moments différents. Cela suppose une concertation sur la question des espaces et des temps avec l'entourage professionnel et familial. Une solution doit être trouvée pour que les enfants en bas âge ne viennent pas déranger la personne qui travaille.
Un autre bénéfice du télétravail tient effectivement à la possibilité de travailler depuis partout sur le territoire, et donc de gagner en qualité de vie par le biais d'une forme de mise au vert. La réduction des déplacements dans les métropoles est aussi un avantage du télétravail très valorisé par les salariés.
Des différences d'appétence pour le numérique dépendent aussi bien de l'âge que des expériences professionnelles. Des séniors peuvent se sentir moins efficaces et moins acclimatées aux nouvelles technologies, mais leur expérience permet aussi qu'une fois formés ils puissent mieux les exploiter ou les détourner que leurs jeunes collègues. En effet, il ne suffit pas d'utiliser intensément les nouvelles technologies comme le font beaucoup de jeunes pour être capable de les mettre à profit efficacement dans le contexte professionnel.
Une étude que nous avons réalisée à l'Association internationale de psychologie du travail au niveau européen et avec les principaux partenaires sociaux a montré que l'on considère généralement dans le monde l'entreprise qu'un salarié de plus de 50 ans n'est plus apte à faire face aux nouveaux modes de travail, et qu'il n'est plus rentable d'investir dans la mise à jour de ses compétences. Cette opinion est entretenue par l'accélération et la brutalité des vagues de progrès technologique. Tout ce passe comme si l'expérience professionnelle des séniors n'avait aucune valeur.
Les sauts technologiques instaurent ainsi une forme de précarité professionnelle, dont il résulte une souffrance au travail souvent très difficile à exprimer car elle n'est pas jugée digne de cadres supposés être les premiers à promouvoir le progrès technologique. Ce n'est que lors de l'analyse a posteriori du résultat d'une activité que l'on identifie des points de blocage. Pour ma part, j'ai constaté que les séniors sont ceux qui gèrent le mieux l'afflux de mails, sans doute grâce à leur capacité à juger de leur utilité réelle au regard de leur activité propre et de leur connaissance informelle de l'entreprise, alors que les jeunes ont plutôt tendance à tout lire. Les entreprises auraient tort de se priver de telles compétences.
Carl Benedict et Michaël Osborne, deux chercheurs d'Oxford, ont prédit en 2014 que 43 % des emplois allaient disparaître en raison de l'avènement des technologies émergentes. Depuis, cette vision a été très critiquée et aujourd'hui l'OCDE et le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE) ont ramené ce chiffre à entre 9 et 14 %, mais une chose est sûre : tous les emplois seront affectés, d'une manière ou d'une autre, par l'arrivée des nouvelles technologies. L'important pour la santé au travail, c'est de veiller à ce que les individus ne soient pas dépossédés par la technologie du sens de leur métier, au point de devenir l'assistant de la technique. Une forme de déterminisme technologique estimant que la technologie va nécessairement apporter un progrès justifie qu'on l'impose aux travailleurs sans concertation. Dans cette vision, il incombe aux individus de s'adapter aux technologies, et non l'inverse, quitte à ce qu'ils soient contraints d'agir en contradiction avec leurs valeurs.
Le DUER, qui a été créé en 2001, est rendu obligatoire par les articles R.41-21 et suivants du code du travail. Encore faut-il que les entreprises prennent conscience du fait qu'il ne s'agit pas seulement d'un document administratif, mais d'une base pour mettre en oeuvre des actions de prévention adaptées à des risques identifiés. À cet égard, une nouvelle loi sur l'évaluation des risques ne semble pas nécessaire, étant entendu que les RPS figurent déjà dans le code du travail.
La cellule de prospective de l'INRS commence à voir apparaître une évolution dans le rapport des entreprises avec leurs employés en lien avec le travail à distance, au point de considérer parfois que ceux-ci n'avaient plus ni besoin d'être salariés ni besoin d'exercer depuis la France.
Si les séniors peuvent être mis en difficulté par le télétravail c'est aussi le cas des managers. Ceux-ci peinent à évaluer la charge de travail de leurs collaborateurs mais aussi à animer leurs équipes.
Les questions relatives à l'équipement du télétravailleur et à ses conditions de travail à domicile constituent aussi un facteur discriminant.
Que pensez-vous de la suppression des CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ? On nous dit qu'ils n'ont pas été supprimés mais fusionnés avec le CSE, mais l'on sait qu'en pratique les questions relatives à la santé, la sécurité et les conditions de travail sont souvent renvoyées en fin de réunion d'instance, et de ce fait négligées.
Le télétravail ne touche pas seulement les métiers de cadre, car il conduit pour les métiers dit « de première ligne » à un recours accru, et souvent abusif, à de la sous-traitance. Quant au recours aux plateformes numériques, à l'image d'Uber et des sociétés de livraison à domicile, il conduit à un détournement du statut d'auto-entrepreneur pour s'épargner le financement de la protection sociale. Le travail y est souvent déshumanisé, robotisé, comme à l'époque des Temps modernes, avec des effets médico-sociaux très délétères.
La Covid-19 ayant été reconnue comme maladie professionnelle pour les professionnels de la santé et du secteur médico-social, seriez-vous favorables à l'extension de cette reconnaissance aux nombreux travailleurs qui ont été contaminés, dont beaucoup conservent des symptômes à long terme, notamment quand il s'agit de personnes restées intubées pendant plusieurs semaines ?
Quel est votre ressenti à l'égard des jeunes en situation d'alternance, qui sont employés par une entreprise où ils n'ont parfois jamais mis les pieds, et qui restent confinés dans une chambre ou chez leurs parents, sans aucun contact, de 8 heures du matin à 19 heures le soir ? De plus, les cours de leur université n'ont plus lieu en présentiel. À mon sens, c'est un drame, car on forme des jeunes qui ne connaissent pas l'esprit de l'entreprise.
Professeur Jean-Dominique Dewitte. - Je partage le regret de Fabien Gay, qui est aussi celui de mes collègues, à l'égard de la disparition des CHSCT et du manque d'intérêt porté à leurs champs d'expertise et à leurs missions qui en résulte.
Les salariés des plateformes de chauffeurs ou de livraison sont des travailleurs que la médecine du travail ne voit pas du fait de leur statut d'auto-entrepreneur, qui relève effectivement souvent d'une forme de salariat déguisé.
L'association française de médecine du travail est associée à des travaux de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et du Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT) consacrés à la révision du tableau des maladies professionnelles. Je vous confirme que les Covid longs, même avec des séquelles comme l'anosmie ou l'agueusie, qui peuvent paraître mineures, sont souvent difficilement vécus par les patients.
En tant que président d'université, je témoigne que la dispensation de cours devant des écrans présentant des rectangles gris avec des pseudos est très dommageable, aussi bien pour les enseignants que pour les étudiants. C'est pourquoi nous faisons tout pour reprendre les cours en présentiel.
Le télétravail empêche la socialisation organisationnelle qui permet aux jeunes d'apprendre leur métier en regardant un tuteur en situation de travail.
Je tiens aussi à souligner qu'un renforcement possible des inégalités entre les femmes et les hommes peut être associé au télétravail à domicile en raison d'une répartition inégale des charges domestiques et des obligations familiales.
Une démarche d'amélioration de la qualité de vie au travail ne consiste pas seulement pour un employeur à offrir des conditions de travail efficaces, efficientes et signifiantes pour l'individu, mais aussi à permettre aux salariés de s'exprimer sur leurs modalités travail, afin d'identifier ce qui va et ce qui ne va pas. Un environnement de travail technologiquement optimisé peut conduire à ce que les salariés se confrontent et s'affrontent à distance sur la base de l'atteinte d'indicateurs chiffrés. Parfois, des dispositifs équipés de caméras permettent même d'évaluer la distance entre les personnes, afin d'éviter qu'elles se parlent. Ce type de pratiques requiert toute notre vigilance.
Le bien-être au travail repose sur trois piliers :
· la qualité du travail et la capacité que l'on a à réaliser des tâches dans lesquelles on s'accomplit, on se reconnaît et on est reconnu par les autres, ce à quoi nuisent l'intensification et la fragmentation des tâches ;
· la qualité de vie au travail, en lien avec la présence d'un manager et d'une organisation soutenants, un degré d'autonomie maîtrisé et des outils appropriés ;
· le hors travail, c'est-à-dire les contacts avec l'entourage professionnel ou personnel qui permettent d'apporter des ressources quand cela ne va pas.
Il nous faut intervenir sur ces trois plans.
Le lien entre la sous-traitance et la santé au travail est un enjeu sur lequel l'INRS a beaucoup travaillé et publié des recommandations.
Il s'avère très difficile de faire de la prévention des risques professionnels avec les nouvelles plateformes.
En ce qui concerne l'intégration des jeunes dans l'entreprise, les statistiques prouvent que les nouveaux embauchés, qu'ils soient jeunes ou pas, sont les plus concernés par les accidents du travail.
Enfin l'INRS faisant partie d'un réseau européen regroupant 13 organismes de prévention, je peux vous assurer que les problématiques relatives aux nouveaux modes de travail sont les partout les mêmes sur notre continent.
Je vous remercie tous pour votre participation à ces débats qui ont été vraiment très riches.
La réunion est close à 11 h 20.