Intervention de Marc-Éric Bobillier-Chaumon

Délégation aux entreprises — Réunion du 4 février 2021 à 9h45
Table ronde sur « l'impact des nouveaux modes de travail et de management sur la santé »

Marc-Éric Bobillier-Chaumon, membre du conseil d'administration de l'Association internationale de psychologie du travail de langue française (AIPTLF) et professeur - titulaire de la Chaire de Psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) de Paris :

Bonjour Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la Délégation. Je suis membre du conseil d'administration de l'Association internationale de psychologie du travail de langue française, coordinateur du réseau de recherche des psychologues du travail en France et titulaire de la Chaire de Psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) de Paris. Mes travaux portent sur les incidences des transformations digitales sur le travail et la santé au travail, dont les effets de la connexion et de la sur-connexion, ainsi que ceux de l'activité à distance. J'essaie de travailler sur l'acceptation des technologies émergentes, dont celles qui sont liées à l'intelligence artificielle, les robots ou la réalité immersive, que ce soit en laboratoire ou avec des start-ups. Je détecte les nouvelles formes de travail ou d'activité induites par les technologies, afin de mieux accompagner les évolutions du travail qu'elles impliquent, dont certaines, comme le télétravail, paraissent inéluctables. Il s'agit sinon de faire accepter ces modes travail, de les rendre acceptables.

En complément de l'intervention d'Émilie Vayre, je rappellerai que la psychologie du travail consiste non pas à freiner les individus, mais à freiner le travail, pour permettre aux personnes de développer leur capacité d'action et leurs compétences, d'obtenir de la reconnaissance par leur activité, de s'exprimer et se reconnaître dans ce qu'ils font. Sur le plan de la santé, nous ne concevons pas l'individu comme intrinsèquement défaillant ou fragile : ce sont les conditions de travail qui le rendent fragile ou défaillant.

Dans l'urgence à déployer les nouveaux modes de travail et les technologies qui les accompagnent, dont ce que j'appelle le travail médiatisé à distance., il s'agit d'un travail mobile, nomade, éclaté entre les individus mais aussi entre des hommes et des machines, dématérialisé, digitalisé, insaisissable, invisible, de sorte que le travailleur peine à s'y reconnaître. Alors que les collègues, les clients, l'objet de travail se sont éloignés et que les processus sont toujours plus complexes, on ne sait pas ce que l'on fait, on ne sait pas ce que l'on produit et on a du mal à se faire reconnaître pour ce que l'on apporte. Or le sentiment de reconnaissance et d'utilité est l'armature de la santé psychique et de l'identité professionnelle.

Avec la crise sanitaire, on a maintenu des exigences de travail ordinaires (contrainte sédentaire, présentielle) dans un contexte extraordinaire (distant, éclaté, avec des exigences nouvelles) et cela sur fond de méfiance, voire une défiance vis-à-vis du salarié, en multipliant les outils et les environnements pour contrôler et superviser. On a aussi imposé l'autonomie, conformément à ce que j'appelle la « prescription de la subjectivité ». On encourage les individus à être plus innovants, créatifs et autonomes, alors qu'ils n'en n'ont pas les compétences et qu'ils n'ont pas été formés et accompagnés pour prendre les responsabilités afférentes.

En matière de contrôle à distance, les outils de time tracking permettent d'identifier non seulement si des individus sont face à leur écran, mais aussi la fréquence de leurs interventions lors des réunions à distance. Il en résulte des évaluations quantitatives sans rapport avec le travail effectif attendu, dans lesquelles l'individu ne se reconnaît pas. D'où l'importance de trouver des indicateurs de suivi donnant du sens à l'activité. Des outils inadaptés ou inutiles par rapport au projet du travail génèrent de la souffrance, au point que les individus doivent les détourner pour pouvoir atteindre leurs objectifs, au risque qu'on les sanctionne pour l'avoir fait.

Il arrive aussi que les outils ne soient pas adaptés à l'individu en termes de confort d'utilisation, ce qui l'oblige à faire un effort cognitif pour pouvoir les utiliser. Enfin, certains outils obligent à des actions contraires aux règles du métier, aux critères de qualité et aux valeurs professionnelles de ceux qui les utilisent. On peut ainsi demander à un professeur de mesurer le taux d'accès des étudiants au cours à distance et de les noter en partie sur cette base, indépendamment de la qualité de leurs interventions.

L'isolement et la solitude sont évidemment des risques associés au télétravail. Le premier caractérise celui qui est seul chez lui et qui n'arrive pas à se raccorder ou à s'accorder avec les autres, ce que la présence physique favorisait grâce à la « conscience mutualisée », qui permet de s'ajuster naturellement par rapport aux autres dans les open spaces ou à la machine à café, plutôt que de le faire artificiellement à distance, par de la transmission d'informations. Quant à la solitude, c'est un sentiment de déréliction et d'abandon : l'individu a le sentiment qu'il ne peut plus s'appuyer sur les autres et partager des difficultés au travail. À cet égard, le management ne doit pas seulement recréer un espace pour se re-coordonner et s'ajuster à distance, mais aussi faire en sorte que les collaborateurs puissent parler du travail qui va mal et qui fait mal, pour trouver des solutions ensemble.

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