J'ai passé, au cours des 25 dernières années de ma vie, davantage de temps au Moyen-Orient qu'en France. Lorsque je suis revenu à Paris et que j'ai pris mes fonctions de professeur des universités à la Sorbonne Nouvelle, je me suis intéressé aux manifestations et aux discours de rupture dans la société française, fort de la connaissance que j'avais de processus comparables au Liban, en Jordanie, en Égypte ou en Syrie.
L'idée était de procéder de manière très naïve, presque phénoménologique, en essayant d'oublier le savoir constitué, pour demander tout simplement à des étudiants ou à des membres de mon équipe - tous musulmans et tous volontaires - d'aller dans des mosquées, de prier. Aucun d'entre eux ne se sentait représenté par le discours islamiste, qu'ils avaient identifié comme tel. Nous souhaitions savoir ce qui se disait, ce qui se faisait, à la fois lors de la prédication du vendredi ou dans les cours d'arabe. Nous voulions étudier la manière dont le prêche était reçu, celle dont les croyants décrivaient leur rapport à la société française : bref, la manière dont s'opérait pour eux le décodage religieux de notre société. Comment notre société est-elle traduite par des termes arabes, tirés du Coran ou de la parole attribuée au prophète ? Nous avons également étudié ce qui se disait dans les librairies islamiques.
Nous avons observé tout un travail de décodage, de traduction de la société française. Nous avons constaté, par exemple, la survalorisation d'un hadîth selon lequel « celui qui ressemble à un autre peuple en devient membre ». L'idée est claire : n'allez pas vous fondre dans la société française, refusez l'intégration ou l'assimilation, et restez enfermés dans une identité, qui d'ailleurs n'est pas l'identité de naissance, ethnoculturelle, mais une identité idéologique. Nous avons voulu voir comment les héritages ethnoculturels nationaux étaient retravaillés par ceux que j'ai appelé des entrepreneurs idéologiques, des entrepreneurs de cause, voire des entrepreneurs de colère. Ceux-ci essayaient de redessiner l'identité collective d'une partie des fidèles. Bien sûr, pour la majorité des croyants qui vont à la mosquée le vendredi, ces enjeux sont très éloignés. Mais l'offre d'islam était souvent, dans les différentes mosquées étudiées, teintée d'idéologie, avec une orientation salafiste, y compris dans des groupes qui ne se réclamaient pas du salafisme.
Un certain nombre de mots-code issus du salafisme sont employés par des associations, comme le mouvement tabligh ou les Frères musulmans, qui ne se réclament pas du salafisme. Le salafisme n'est donc pas un secteur identifié, dans un certain nombre de mosquées, mais une sensibilité imprégnant un milieu qui va bien au-delà des cercles qui s'en réclament exclusivement. Une étude d'Anne-Laure Zwilling portait sur le nombre de livres issus de la littérature salafiste saoudienne dans les librairies islamiques. Les livres pour enfants, les jouets, toute la socialisation s'opère sur des critères salafistes, de manière presque caricaturale : c'est ce que j'ai appelé la redéfinition de l'islam.
Avoir passé vingt années au Moyen-Orient m'a décomplexé. Je sais que mes amis, parmi lesquels des réfugiés palestiniens vivant dans les camps, souffrent de cette islamicisation de la prédication. Et des intellectuels que j'ai rencontrés au Caire et à Beyrouth m'ont dit qu'à leurs yeux, c'était une trahison du sens de l'islam. Nous avons donc travaillé à la fois sur la prédication, sur les expressions diverses, sur les liens éventuels avec les municipalités, sur les mécanismes de clientèle, souvent très subtils, au cours d'un travail de terrain qui a duré des années : on ne peut comprendre ces processus qu'avec le temps et la pratique.
Avant la crise de la covid, on voyait bien la circulation permanente, survalorisée dans la tradition ou dans l'expression salafiste, liée au petit pèlerinage, à La Mecque et Médine, qui permet à chaque fois de se ressourcer, de trouver des livres, des contacts, des réseaux, des prédicateurs susceptibles d'alimenter cette retranscription de la société française en termes islamo-salafistes. Nous avons assisté à des leçons sur les femmes, qui étaient en fait la transposition de leçons données dans tel ou tel institut au Yémen ou en Arabie Saoudite pour décrire la manière dont les femmes devaient se conduire en Occident. Nous y avons entendu dire que les femmes sont le combustible de l'enfer... Ce qui nous a frappé, c'est la manière dont les acteurs religieux mettaient en avant une prétendue identité religieuse, alors qu'il y avait, au-delà de cette identité religieuse, un projet idéologique.
Nous avons essayé de comprendre comment cette métamorphose s'était opérée sur les vingt dernières années. Il y avait déjà des organisations, comme l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dont on connaît le rôle, au moins dans la crise du voile à Creil en 1989, ou l'organisation du tabligh, donc vous connaissez les méthodes de prédication de rue, itinérante, extrêmement efficace, sur trois jours, 40 jours ou trois mois, pour convertir ou au moins ramener à une certaine conception de la foi. En fait, ces deux matrices, Frères musulmans et tabligh, ont été travaillées par la sensibilité salafiste. On observe une crise au sein du tabligh entre les anciens, qui sont au siège central, à Saint-Denis, et d'autres courants, plus jeunes, très exposés aux critiques salafistes et qui modifient leur discours pour être compétitifs dans la rue.
À partir des années 1990, probablement avec la crise du Golfe et l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, on observe la mise en place par l'Arabie Saoudite d'une politique très agressive sur le plan religieux. L'opinion arabe, et notamment les jeunes d'origine arabe en France, avaient pris fait et cause pour Saddam Hussein. Il fallait donc travailler cette société. Il y a eu ensuite le 11 septembre, et l'idée que Ben Laden et ses complices n'avaient rien compris à l'islam, qu'il fallait propager le vrai islam. Bref, ces événements internationaux ont suscité une diplomatie plus active, financièrement mais aussi par l'invitation de professeurs, la création de chaires, la promotion de représentants institutionnels, qui ont multiplié les conférences en région parisienne sur le salafisme.
Cela a correspondu à ce que j'ai appelé la révolution salafiste, c'est-à-dire la redécouverte de la foi à travers les hadîths, et non plus seulement le Coran, qui est un texte polysémique, difficile à utiliser, et comportant, comme tout texte sacré, des contradictions, des expressions poétiques, des expressions juridiques, des expressions eschatologiques... Les milliers de hadîths, eux, pouvaient être beaucoup plus facilement mis en équivalence avec des situations de la vie quotidienne. Et l'apprentissage de l'arabe, qui a commencé alors à se développer, a contribué à un énorme de travail de redéfinition de soi, qui passait aussi par la création de revues, l'invitation de chefs salafistes, sans oublier la révolution des réseaux sociaux, qui ont promu des logiques de réseau, des logiques de capillarité, des logiques générationnelles... Les jeunes considèrent que les parents ne sont pas de vrais musulmans et qu'ils sont seuls à appliquer le vrai islam. Il y a des conflits intrafamiliaux assez violents, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre ceux qui disent, dans des rapports judiciaires, que leurs parents ne sont pas musulmans !
Enfin, avec les événements dramatiques de l'année 2015, et ceux qui ont suivi, la grande question qui se posait dans le milieu de la recherche était de savoir si le djihadisme était un champ à part, isolé, ou s'il y avait des passerelles et une porosité avec d'autres cercles de socialisation, où les individus trouveraient un argumentaire, puiseraient des représentations et des conceptions justifiant le passage à l'acte.
Grâce à des travaux et à des entretiens menés en prison avec des djihadistes, nous avons compris que, pour les trois quarts d'entre eux, il y avait des passages, soit dans des expériences dites salafistes, soit dans des expériences djihadistes. Je pense au cas d'un jeune djihadiste, converti grâce au tabligh, qu'il ne trouvait pas assez solide sur le plan religieux. Il est allé trouver chez les Frères musulmans des éléments intellectuels plus roboratifs, mais a été rebuté par la mixité, et a donc fini chez les salafistes, où l'on attaque les textes, où on les traduit, où l'on travaille l'arabe, mais où l'allégeance aux États-Unis, du fait de la relation privilégiée entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite, lui a déplu. La solution de synthèse a été le djihadisme, qui n'est pas mixte, qui est sérieux, où l'on travaille les textes et où l'on est anti-américain !
Nous voulions montrer les mécanismes de rupture dans le rapport à la société française et la manière dont cette petite musique circulait, y compris y dans des institutions comme l'université ou les syndicats étudiants. Nous voulions comprendre les logiques intellectuelles, sociales et géopolitiques dans les prisons, les quartiers, les mosquées, qui transforment l'expression de l'Islam de France et voir le lien entre l'action violente et la radicalisation dite non violente. Elle l'est peut-être au sens physique mais pas symbolique, en présentant par exemple la laïcité comme une machine à détruire l'Islam. Voilà comment nous avons travaillé.
Nous aurions préféré une polémique davantage scientifique aux insultes, voire menaces que nous avons reçues.