Vos explications nourriront nos débats. Les rapports seront examinés le 16 mars en commission de la culture et le 17 mars en commission des lois, et l'examen du texte en séance publique débutera le 30 mars.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.
- Présidence de MM. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 17 h 55.
Nous accueillons à présent M. Bernard Rougier, professeur des universités, qui a enseigné à l'université Saint-Joseph de Beyrouth, au Liban, entre 1996 et 2002, avant de devenir chercheur à l'Institut français du Proche-Orient en Jordanie. De 2011 à 2015, il a dirigé le Centre d'études et de documentation économique, juridique et sociale du Caire. Puis, à partir de 2015, il a enseigné à l'université Sorbonne Nouvelle en sociologie et politologie du monde arabe. Vos publications sont nombreuses, monsieur Rougier, et nous sommes heureux de vous recevoir ce soir. Notre commission des lois est saisie du projet de loi tendant à conforter le respect des principes de la République, qui sera examiné en séance publique le 30 mars prochain. Les deux rapporteures de la commission des lois sont Mmes Eustache-Brinio et Vérien.
J'ai passé, au cours des 25 dernières années de ma vie, davantage de temps au Moyen-Orient qu'en France. Lorsque je suis revenu à Paris et que j'ai pris mes fonctions de professeur des universités à la Sorbonne Nouvelle, je me suis intéressé aux manifestations et aux discours de rupture dans la société française, fort de la connaissance que j'avais de processus comparables au Liban, en Jordanie, en Égypte ou en Syrie.
L'idée était de procéder de manière très naïve, presque phénoménologique, en essayant d'oublier le savoir constitué, pour demander tout simplement à des étudiants ou à des membres de mon équipe - tous musulmans et tous volontaires - d'aller dans des mosquées, de prier. Aucun d'entre eux ne se sentait représenté par le discours islamiste, qu'ils avaient identifié comme tel. Nous souhaitions savoir ce qui se disait, ce qui se faisait, à la fois lors de la prédication du vendredi ou dans les cours d'arabe. Nous voulions étudier la manière dont le prêche était reçu, celle dont les croyants décrivaient leur rapport à la société française : bref, la manière dont s'opérait pour eux le décodage religieux de notre société. Comment notre société est-elle traduite par des termes arabes, tirés du Coran ou de la parole attribuée au prophète ? Nous avons également étudié ce qui se disait dans les librairies islamiques.
Nous avons observé tout un travail de décodage, de traduction de la société française. Nous avons constaté, par exemple, la survalorisation d'un hadîth selon lequel « celui qui ressemble à un autre peuple en devient membre ». L'idée est claire : n'allez pas vous fondre dans la société française, refusez l'intégration ou l'assimilation, et restez enfermés dans une identité, qui d'ailleurs n'est pas l'identité de naissance, ethnoculturelle, mais une identité idéologique. Nous avons voulu voir comment les héritages ethnoculturels nationaux étaient retravaillés par ceux que j'ai appelé des entrepreneurs idéologiques, des entrepreneurs de cause, voire des entrepreneurs de colère. Ceux-ci essayaient de redessiner l'identité collective d'une partie des fidèles. Bien sûr, pour la majorité des croyants qui vont à la mosquée le vendredi, ces enjeux sont très éloignés. Mais l'offre d'islam était souvent, dans les différentes mosquées étudiées, teintée d'idéologie, avec une orientation salafiste, y compris dans des groupes qui ne se réclamaient pas du salafisme.
Un certain nombre de mots-code issus du salafisme sont employés par des associations, comme le mouvement tabligh ou les Frères musulmans, qui ne se réclament pas du salafisme. Le salafisme n'est donc pas un secteur identifié, dans un certain nombre de mosquées, mais une sensibilité imprégnant un milieu qui va bien au-delà des cercles qui s'en réclament exclusivement. Une étude d'Anne-Laure Zwilling portait sur le nombre de livres issus de la littérature salafiste saoudienne dans les librairies islamiques. Les livres pour enfants, les jouets, toute la socialisation s'opère sur des critères salafistes, de manière presque caricaturale : c'est ce que j'ai appelé la redéfinition de l'islam.
Avoir passé vingt années au Moyen-Orient m'a décomplexé. Je sais que mes amis, parmi lesquels des réfugiés palestiniens vivant dans les camps, souffrent de cette islamicisation de la prédication. Et des intellectuels que j'ai rencontrés au Caire et à Beyrouth m'ont dit qu'à leurs yeux, c'était une trahison du sens de l'islam. Nous avons donc travaillé à la fois sur la prédication, sur les expressions diverses, sur les liens éventuels avec les municipalités, sur les mécanismes de clientèle, souvent très subtils, au cours d'un travail de terrain qui a duré des années : on ne peut comprendre ces processus qu'avec le temps et la pratique.
Avant la crise de la covid, on voyait bien la circulation permanente, survalorisée dans la tradition ou dans l'expression salafiste, liée au petit pèlerinage, à La Mecque et Médine, qui permet à chaque fois de se ressourcer, de trouver des livres, des contacts, des réseaux, des prédicateurs susceptibles d'alimenter cette retranscription de la société française en termes islamo-salafistes. Nous avons assisté à des leçons sur les femmes, qui étaient en fait la transposition de leçons données dans tel ou tel institut au Yémen ou en Arabie Saoudite pour décrire la manière dont les femmes devaient se conduire en Occident. Nous y avons entendu dire que les femmes sont le combustible de l'enfer... Ce qui nous a frappé, c'est la manière dont les acteurs religieux mettaient en avant une prétendue identité religieuse, alors qu'il y avait, au-delà de cette identité religieuse, un projet idéologique.
Nous avons essayé de comprendre comment cette métamorphose s'était opérée sur les vingt dernières années. Il y avait déjà des organisations, comme l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dont on connaît le rôle, au moins dans la crise du voile à Creil en 1989, ou l'organisation du tabligh, donc vous connaissez les méthodes de prédication de rue, itinérante, extrêmement efficace, sur trois jours, 40 jours ou trois mois, pour convertir ou au moins ramener à une certaine conception de la foi. En fait, ces deux matrices, Frères musulmans et tabligh, ont été travaillées par la sensibilité salafiste. On observe une crise au sein du tabligh entre les anciens, qui sont au siège central, à Saint-Denis, et d'autres courants, plus jeunes, très exposés aux critiques salafistes et qui modifient leur discours pour être compétitifs dans la rue.
À partir des années 1990, probablement avec la crise du Golfe et l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, on observe la mise en place par l'Arabie Saoudite d'une politique très agressive sur le plan religieux. L'opinion arabe, et notamment les jeunes d'origine arabe en France, avaient pris fait et cause pour Saddam Hussein. Il fallait donc travailler cette société. Il y a eu ensuite le 11 septembre, et l'idée que Ben Laden et ses complices n'avaient rien compris à l'islam, qu'il fallait propager le vrai islam. Bref, ces événements internationaux ont suscité une diplomatie plus active, financièrement mais aussi par l'invitation de professeurs, la création de chaires, la promotion de représentants institutionnels, qui ont multiplié les conférences en région parisienne sur le salafisme.
Cela a correspondu à ce que j'ai appelé la révolution salafiste, c'est-à-dire la redécouverte de la foi à travers les hadîths, et non plus seulement le Coran, qui est un texte polysémique, difficile à utiliser, et comportant, comme tout texte sacré, des contradictions, des expressions poétiques, des expressions juridiques, des expressions eschatologiques... Les milliers de hadîths, eux, pouvaient être beaucoup plus facilement mis en équivalence avec des situations de la vie quotidienne. Et l'apprentissage de l'arabe, qui a commencé alors à se développer, a contribué à un énorme de travail de redéfinition de soi, qui passait aussi par la création de revues, l'invitation de chefs salafistes, sans oublier la révolution des réseaux sociaux, qui ont promu des logiques de réseau, des logiques de capillarité, des logiques générationnelles... Les jeunes considèrent que les parents ne sont pas de vrais musulmans et qu'ils sont seuls à appliquer le vrai islam. Il y a des conflits intrafamiliaux assez violents, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre ceux qui disent, dans des rapports judiciaires, que leurs parents ne sont pas musulmans !
Enfin, avec les événements dramatiques de l'année 2015, et ceux qui ont suivi, la grande question qui se posait dans le milieu de la recherche était de savoir si le djihadisme était un champ à part, isolé, ou s'il y avait des passerelles et une porosité avec d'autres cercles de socialisation, où les individus trouveraient un argumentaire, puiseraient des représentations et des conceptions justifiant le passage à l'acte.
Grâce à des travaux et à des entretiens menés en prison avec des djihadistes, nous avons compris que, pour les trois quarts d'entre eux, il y avait des passages, soit dans des expériences dites salafistes, soit dans des expériences djihadistes. Je pense au cas d'un jeune djihadiste, converti grâce au tabligh, qu'il ne trouvait pas assez solide sur le plan religieux. Il est allé trouver chez les Frères musulmans des éléments intellectuels plus roboratifs, mais a été rebuté par la mixité, et a donc fini chez les salafistes, où l'on attaque les textes, où on les traduit, où l'on travaille l'arabe, mais où l'allégeance aux États-Unis, du fait de la relation privilégiée entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite, lui a déplu. La solution de synthèse a été le djihadisme, qui n'est pas mixte, qui est sérieux, où l'on travaille les textes et où l'on est anti-américain !
Nous voulions montrer les mécanismes de rupture dans le rapport à la société française et la manière dont cette petite musique circulait, y compris y dans des institutions comme l'université ou les syndicats étudiants. Nous voulions comprendre les logiques intellectuelles, sociales et géopolitiques dans les prisons, les quartiers, les mosquées, qui transforment l'expression de l'Islam de France et voir le lien entre l'action violente et la radicalisation dite non violente. Elle l'est peut-être au sens physique mais pas symbolique, en présentant par exemple la laïcité comme une machine à détruire l'Islam. Voilà comment nous avons travaillé.
Nous aurions préféré une polémique davantage scientifique aux insultes, voire menaces que nous avons reçues.
Monsieur Rougier, vous avez ouvert des pistes de réflexion et présenté la situation. Mme Schnapper, lors de notre audition précédente, a pratiquement donné la même temporalité : cela fait vingt ans que notre société française est infiltrée par ces phénomènes, liés aux Frères musulmans, salafistes et tabligh. Pouvez-vous revenir sur les écosystèmes que vous décrivez dans vos travaux, ces quartiers entiers qui sortent de la République ? Ce projet de loi répond-il à certaines interrogations et si oui, en quoi ? Donne-t-il des clés pour l'avenir ? Enfin, est-ce déjà trop tard dans certains quartiers ?
Je lis dans votre livre que les extrémismes sont de plusieurs sortes. Les salafistes sont séparatistes mais peu politiques. Doit-on encore parler d'Islam politique ? On a peur car on a l'impression qu'où que l'on soit, c'est ainsi que cela se passe pourvu qu'il y ait des musulmans dans un quartier. Le phénomène est-il encore circonscrit ou a-t-il fait tache d'huile sur toute la communauté ? Existe-t-il une force musulmane modérée qui contrecarrerait ces mouvements extrémistes ? Le statut des hommes et des femmes clairement différencié, partagé par tous les courants extrémistes, est une composante de l'islamisme. En est-ce une aussi de l'Islam ? Les courants modérés, s'ils existent, ont-ils avancé sur ce sujet ?
Cet exposé montre que la lutte contre l'islamisme radical est mondiale, du Sahel à la Tchétchénie - au moins. Pensez-vous que nous abordons les choses correctement en présentant la situation comme franco-française ? Doit-on participer à quelque chose de plus large qui tienne compte de ce qui s'est passé ailleurs, comme en Algérie, en Libye ou au Liban. La réaction française nous exclut-elle ou au contraire, fait-elle de nous un exemple à suivre, pouvons-nous tirer les leçons de ce qui s'est passé ailleurs contre l'islamisme ?
Je devrais m'en rappeler car cela est expliqué au début de votre ouvrage, mais comment avez-vous choisi les sites où vous avez envoyé vos observateurs ? En fonction d'indices de pénétration salafiste ou au contraire avez-vous élaboré un échantillon représentatif de la situation dans l'ensemble du pays ? Avez-vous une mesure du phénomène ? Nous avons le sujet des mosquées et le sujet des quartiers où la majorité musulmane est prononcée, où une pression s'exerce avec une communication interne de quartiers qui se ferment vis-à-vis de l'extérieur et où des messages intégristes circulent. Les lieux de culte que vous avez observés étaient-ils enracinés dans une zone de vie spécifique ou au contraire irriguaient-ils des lieux résidentiels très différents ? Y a-t-il une logique spécifique à la prédication et au travail d'influence idéologique dans les quartiers à très forte majorité musulmane ?
La situation est-elle franco-française ? Non, à l'évidence, le débat est mondial. Toutes les sociétés musulmanes sont concernées et nous le sommes aussi par effet de cette mainmise de l'islamisme sur l'expression de l'Islam dans le monde musulman. Il est désolant que le débat soit transformé en sujet franco-français.
Quand j'ai travaillé pour ma thèse sur le courant djihadiste dans les camps palestiniens du Liban, on m'a reproché de ne pas m'être intéressé aux groupes de rap qui s'y trouvaient. La présence des salafistes était visuelle car ils avaient déchiré les cartes de la Palestine et les portraits de Yasser Arafat parce que, pour eux, le nationalisme est une invention de l'Occident et constitue de l'idolâtrie. Moi, j'avais choisi de ne pas m'intéresser au groupe de rap qui ne représente pas un courant majoritaire ou en tout cas qui n'a pas la capacité de contrôler des quartiers et d'imposer des sanctions. Je reprendrai ici la même logique argumentative.
Nous avons choisi les sites au hasard. J'ai posé des questions à mes étudiants sur leur commune, en leur disant que ce qui m'intéressait était l'école, la laïcité, le comportement des petites filles, les conférences organisées, bref, la manière dont un lieu institutionnel comme une mosquée pouvait influencer les comportements d'une population. Quand on dirige une association islamique présentant une orientation islamiste, la rationalité est d'être aussi proche que possible de la population, donc dans les écoles, collèges et lycées pour offrir une contre-socialisation systématique. Quand vous retrouvez le même message dans la conférence d'un cheikh, dans des jouets, dans des livres, que votre croyance est confirmée par le cheikh du bled et Google, vous considérez que c'est cela, l'Islam. Vous ne comprenez pas la distinction entre religion et idéologie. C'est une politique du signe où tout ramène à l'identité religieuse et à une définition islamiste de cette identité.
Oui, il existe des écosystèmes, sans revenir au Chicken Planet de Trappes.
On parle des accommodements auxquels consentent certains élus mais je voudrais aussi souligner ceux auxquels consentent certains présidents d'associations qui, constatant la présence d'un groupe de salafistes dans leur mosquée, ont peur des agressions, du sabotage de la prédication du vendredi et du coup vont le laisser donner des leçons pendant la semaine. Ils laissent faire, acceptent une transaction pour maintenir l'harmonie de la communauté et exposent leur lieu de culte à une prédication qu'ils ne contrôlent pas.
Il faut savoir ce qui s'y dit. Mohamed Merah a largement fréquenté les mosquées de Bellefontaine. Le discours n'y a quasiment pas changé. On explique que si vous êtes une femme et que vous ne portez pas le jilbab, vous n'êtes plus musulmane. Que ceux qui me critiquent y aillent. Je ne pense pas que cette offre idéologique représente la majorité, mais si l'offre d'Islam est contrôlée par ce type d'acteurs, il y aura un problème.
Je voudrais insister sur la liberté donnée par la capacité de lire l'arabe et donc les intellectuels musulmans arabes qui sont moins complexés et plus courageux vis-à-vis de l'islamisme. Par exemple, ils rappellent que le port du voile est une tradition interprétative que l'on ne peut pas imposer abusivement. Les islamistes parlent très bien arabe et intimident leur auditoire auquel ils affirment que leur explication est la seule et la vraie. Oui, il y a d'autres discours. Les intellectuels musulmans doivent impérativement parler dans les quartiers pour donner une autre définition de l'Islam, pour qu'il y ait du pluralisme.
Dans ces quartiers, si le seul critère d'excellence est la pureté religieuse, c'est à celui ou celle qui ira le plus loin dans la rupture vis-à-vis des institutions françaises. Si des critères d'excellence différents émergent, il n'y aura plus cette surenchère mimétique.
Le salafisme ne prétend pas contrôler les institutions, qui sont diaboliques car elles ne s'inspirent pas de la souveraineté divine. Néanmoins les salafistes font de la politique par les symboles, en définissant l'appartenance, en catégorisant, en diffusant des représentations. Tout cela a un effet politique. Employer le terme de « taghout » qui désigne un pouvoir tyrannique pour décrire les institutions françaises, c'est politique.
En cinq années, je pensais que le débat avait enfin progressé sur le fait que la rupture symbolique peut entraîner la rupture physique qu'est l'attentat, or nous revenons à une distinction anglo-saxonne entre radicalisation violente et non-violente, qui est fausse.
En tant que citoyen, il me semble que le projet de loi va dans le bon sens en reconnaissant le problème et en donnant des outils aux préfets notamment. Il engage les acteurs religieux à se responsabiliser. Ils deviennent redevables de ce qui sera dit, fait, diffusé dans leur mosquée. On ne peut plus entendre que l'Islam est une religion de paix et que la violence, ce n'est pas l'Islam. Cela ne suffit pas. Quand un acte violent est commis au nom d'une idéologie ou d'une religion, celui qui la défend doit mener un travail d'introspection pour comprendre comment cette tradition idéologique ou religieuse a pu mener à l'action violente.
Il n'est pas trop tard mais certains lieux sont plus préoccupants que d'autres. Mais même là, l'attente d'autre chose que le discours islamiste est forte. Rien ne serait pire que la politique des notables, en passant des accords avec les responsables associatifs, en leur donnant un statut de représentants. Il y a une promesse républicaine, une énergie, des gens qui demandent à être intégralement français. Le fait que j'aie trouvé si facilement des étudiants pour ce travail, malgré les conséquences, le montre.
Invoquer de manière incantatoire les principes républicains ne suffira pas. Quel imaginaire opposer à l'imaginaire islamiste, qui se rattache à une grande tradition et met en scène le corps, la nourriture et le rapport à l'autre, dans un État-Nation en crise ? Comment proposer une solidarité républicaine qui concurrence les solidarités islamistes des quartiers ?
Je ne suis pas sûr que les services de l'État connaissent très bien le tissu social de la France - je ne parle pas des élus. Ils n'ont pas la connaissance des réseaux, de l'arabe, des bons interlocuteurs, de l'identification de la menace, ou en tout cas pas partout. Il faut une administration de mission, pour reprendre le terme d'Edgard Pisani. Un tel travail doit être conduit par des gens animés par le désir de la reconquête républicaine, qui connaissent les langues, les cultures, les quartiers.
Pour notre travail, nous étions cinq. Si j'avais pu travailler à Strasbourg ou Marseille, j'aurais obtenu des résultats supplémentaires.
Plus ou moins. Il faudrait d'abord connaître toutes la situation. Mais le fait que, par un travail aléatoire, nous en ayons trouvé sans beaucoup attendre est en soi préoccupant. Le conformisme, c'est-à-dire que les gens considèrent que l'Islam, « c'est cela », est catastrophique. Il est difficile de s'en extraire si l'on a une superposition des lieux de sociabilité : mosquée, loisirs, salle de sport, sandwicherie... Dans un même espace, on a un codage islamiste dont il est très difficile de s'extraire puisque cela entraîne l'exclusion du groupe alors que l'on est vulnérable et que l'on a besoin d'être protégé par celui-ci.
On doit gérer la peur, les intimidations, les menaces judiciaires proférées par des associations qui ont bien plus d'argent que l'université française. Mais tout n'est pas perdu, même si les chercheurs ne sont pas très nombreux et sont attaqués.
Il doit y avoir des groupes, pas des individus seuls. Les déclarations qui ont été faites à Trappes sont minoritaires. Ce sont des minorités actives qui oeuvrent à séparer les populations puis à parler en leur nom, selon des logiques communautaristes à la libanaise, mais le problème est que les autres ne parlent pas. Ils n'ont pas le langage ni le courage de dire : « Ce que tu déclares est inadmissible. » Il y a un effet d'intimidation. Un ami me disait, à propos de l'islamisme : « Ils arrivent à nous faire honte en soulignant que nous sommes à l'extérieur de la norme. » C'est un chantage à la piété et une peur. Il faut assumer une autre vision de l'Islam sans contrôle social ni contrôle de moralité.
Monsieur Rougier, vous nous expliquez la manière dont les plus radicaux progressent dans leur idéologie : par la menace, l'intimidation, la peur. Quelles armes seraient efficaces pour lutter contre cette manière de faire ? Il est très difficile de lutter contre des actions sur les consciences, les personnes, leurs sentiments.
Juste avant votre audition, nous avons parlé éducation. C'est une action de long terme, absolument nécessaire. On sent que la République est démunie ou n'a pas pris conscience de la situation. Nos concitoyens ne sont pas tous armés intellectuellement face à cette dernière.
Une minorité active a pris le pouvoir sur l'Islam et les quartiers mais il existe une large attente d'autre chose. Comment lui donner forme ? Il faut identifier les personnalités charismatiques hostiles à cette idéologie. Les plus courageuses sont souvent celles qui ont connu la décennie noire en Algérie, qui ont vécu le terrorisme dans leur chair. Il faut réactiver les expériences de ce type, donner des perspectives dans le monde associatif à ceux qui se prévalent d'autres valeurs plus proches de la République. La pratique sportive, l'entraide, le soutien scolaire doivent être assurés par d'autres associations, d'autres cadres que l'islamisme. Nous devons créer d'autres structures, qui ne portent pas le même discours, afin de concurrencer les acteurs religieux et communautaires. Ces derniers bâtissent une contre-socialisation qui est aussi une trahison des origines. Les expressions confrériques sont attaquées très violemment par les salafistes. Les mémoires familiales peuvent aussi porter des leçons contre ce type d'acteurs.
Les leviers passent par la connaissance du terrain. Dans l'administration, au bout de quatre ans, on quitte son poste, alors qu'on a juste eu le temps de comprendre. Il n'y a pas de mémoire, pas de connaissance chez les représentants de l'État.
Demandons à nos orientalistes musulmans de porter des discours de déconstruction de l'islamisme dans les quartiers, garantissons la liberté universitaire et assurons-nous que les postes en islamologie ne soient pas attribués à des personnes marquées par cette idéologie, afin de produire une autre vision de l'Islam. Offrons un contre-discours théologique et, pour l'État, ouvrons des perspectives qui incarnent le pacte républicain par des contre-modèles. Les jeunes issus de l'immigration qui ne se reconnaissent pas dans le salafisme doivent être mis en avant. Nous n'avons plus le choix.
Beaucoup de gens ne mesurent pas combien il est difficile de résister dans les quartiers, d'exister autrement. Bien évidemment, des jeunes y réussissent, mais ils s'en vont dès qu'ils le peuvent car ils ne peuvent pas lutter. Comment casser l'intimidation permanente ? Il n'est pas nécessaire d'être nombreux pour faire peur à une cité. Les filles n'ont qu'une envie, aller ailleurs. Celles et ceux que nous voulons voir se réinvestir dans les quartiers doivent être soutenus.
Merci pour vos propos. Vous dites que l'administration ne connaît pas ces quartiers ; parfois, elle ne veut pas connaître. J'ai été maire d'une commune que l'on pourrait qualifier de lambda. Quand j'alertais face à des cas de mariages arrangés, le procureur me répondait de marier. Quand j'ai eu une prière dans ma mairie avec une cinquantaine d'hommes et femmes séparés, le sous-préfet que j'ai alerté m'a déclaré que je n'aurais jamais dû laisser le spirituel et le temporel être mélangés. Mais que pouvais-je faire, avec ma petite secrétaire de mairie ? Même chose pour l'éducation.
Est-il possible dans la religion musulmane d'accepter la formation d'imams en France ?
Oui, tout à fait. L'Islam a toujours connu toute une pluralité de courants. La jurisprudence classique a toujours nié le caractère universel des solutions de droit proposées pour le règlement d'un litige. Il y a toujours eu un effort de transposition. Aucune solution n'est valable en tout lieu ou en tout temps. Une herméneutique a été favorisée très tôt dans l'Islam.
Faire connaître la richesse de cette histoire et de cette jurisprudence aux imams, y ajouter la connaissance de la France, des notions de sciences sociales et de droit public est indispensable et permettra aux intéressés de comprendre là où il y a un coup de force dans l'interprétation. Les islamistes diront : « Est musulman celui qui suit l'Islam » quand les sciences sociales diront : « L'Islam est ce que les musulmans en font ». La prise de conscience, la responsabilité des acteurs pour leur propre cadre sont fondamentales. Il y aura des tentatives de contournement par certains États mais le problème aura été posé.
Des agents publics connaissent très bien la situation, en particulier dans les mairies, mais cette connaissance n'est pas synthétisée. Ces agents témoignent anonymement et le font quand ils ne sont plus en fonction, à cause de l'omerta. Cette matière pourrait être valorisée.
Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 55.