La situation est-elle franco-française ? Non, à l'évidence, le débat est mondial. Toutes les sociétés musulmanes sont concernées et nous le sommes aussi par effet de cette mainmise de l'islamisme sur l'expression de l'Islam dans le monde musulman. Il est désolant que le débat soit transformé en sujet franco-français.
Quand j'ai travaillé pour ma thèse sur le courant djihadiste dans les camps palestiniens du Liban, on m'a reproché de ne pas m'être intéressé aux groupes de rap qui s'y trouvaient. La présence des salafistes était visuelle car ils avaient déchiré les cartes de la Palestine et les portraits de Yasser Arafat parce que, pour eux, le nationalisme est une invention de l'Occident et constitue de l'idolâtrie. Moi, j'avais choisi de ne pas m'intéresser au groupe de rap qui ne représente pas un courant majoritaire ou en tout cas qui n'a pas la capacité de contrôler des quartiers et d'imposer des sanctions. Je reprendrai ici la même logique argumentative.
Nous avons choisi les sites au hasard. J'ai posé des questions à mes étudiants sur leur commune, en leur disant que ce qui m'intéressait était l'école, la laïcité, le comportement des petites filles, les conférences organisées, bref, la manière dont un lieu institutionnel comme une mosquée pouvait influencer les comportements d'une population. Quand on dirige une association islamique présentant une orientation islamiste, la rationalité est d'être aussi proche que possible de la population, donc dans les écoles, collèges et lycées pour offrir une contre-socialisation systématique. Quand vous retrouvez le même message dans la conférence d'un cheikh, dans des jouets, dans des livres, que votre croyance est confirmée par le cheikh du bled et Google, vous considérez que c'est cela, l'Islam. Vous ne comprenez pas la distinction entre religion et idéologie. C'est une politique du signe où tout ramène à l'identité religieuse et à une définition islamiste de cette identité.
Oui, il existe des écosystèmes, sans revenir au Chicken Planet de Trappes.
On parle des accommodements auxquels consentent certains élus mais je voudrais aussi souligner ceux auxquels consentent certains présidents d'associations qui, constatant la présence d'un groupe de salafistes dans leur mosquée, ont peur des agressions, du sabotage de la prédication du vendredi et du coup vont le laisser donner des leçons pendant la semaine. Ils laissent faire, acceptent une transaction pour maintenir l'harmonie de la communauté et exposent leur lieu de culte à une prédication qu'ils ne contrôlent pas.
Il faut savoir ce qui s'y dit. Mohamed Merah a largement fréquenté les mosquées de Bellefontaine. Le discours n'y a quasiment pas changé. On explique que si vous êtes une femme et que vous ne portez pas le jilbab, vous n'êtes plus musulmane. Que ceux qui me critiquent y aillent. Je ne pense pas que cette offre idéologique représente la majorité, mais si l'offre d'Islam est contrôlée par ce type d'acteurs, il y aura un problème.
Je voudrais insister sur la liberté donnée par la capacité de lire l'arabe et donc les intellectuels musulmans arabes qui sont moins complexés et plus courageux vis-à-vis de l'islamisme. Par exemple, ils rappellent que le port du voile est une tradition interprétative que l'on ne peut pas imposer abusivement. Les islamistes parlent très bien arabe et intimident leur auditoire auquel ils affirment que leur explication est la seule et la vraie. Oui, il y a d'autres discours. Les intellectuels musulmans doivent impérativement parler dans les quartiers pour donner une autre définition de l'Islam, pour qu'il y ait du pluralisme.
Dans ces quartiers, si le seul critère d'excellence est la pureté religieuse, c'est à celui ou celle qui ira le plus loin dans la rupture vis-à-vis des institutions françaises. Si des critères d'excellence différents émergent, il n'y aura plus cette surenchère mimétique.
Le salafisme ne prétend pas contrôler les institutions, qui sont diaboliques car elles ne s'inspirent pas de la souveraineté divine. Néanmoins les salafistes font de la politique par les symboles, en définissant l'appartenance, en catégorisant, en diffusant des représentations. Tout cela a un effet politique. Employer le terme de « taghout » qui désigne un pouvoir tyrannique pour décrire les institutions françaises, c'est politique.
En cinq années, je pensais que le débat avait enfin progressé sur le fait que la rupture symbolique peut entraîner la rupture physique qu'est l'attentat, or nous revenons à une distinction anglo-saxonne entre radicalisation violente et non-violente, qui est fausse.
En tant que citoyen, il me semble que le projet de loi va dans le bon sens en reconnaissant le problème et en donnant des outils aux préfets notamment. Il engage les acteurs religieux à se responsabiliser. Ils deviennent redevables de ce qui sera dit, fait, diffusé dans leur mosquée. On ne peut plus entendre que l'Islam est une religion de paix et que la violence, ce n'est pas l'Islam. Cela ne suffit pas. Quand un acte violent est commis au nom d'une idéologie ou d'une religion, celui qui la défend doit mener un travail d'introspection pour comprendre comment cette tradition idéologique ou religieuse a pu mener à l'action violente.
Il n'est pas trop tard mais certains lieux sont plus préoccupants que d'autres. Mais même là, l'attente d'autre chose que le discours islamiste est forte. Rien ne serait pire que la politique des notables, en passant des accords avec les responsables associatifs, en leur donnant un statut de représentants. Il y a une promesse républicaine, une énergie, des gens qui demandent à être intégralement français. Le fait que j'aie trouvé si facilement des étudiants pour ce travail, malgré les conséquences, le montre.
Invoquer de manière incantatoire les principes républicains ne suffira pas. Quel imaginaire opposer à l'imaginaire islamiste, qui se rattache à une grande tradition et met en scène le corps, la nourriture et le rapport à l'autre, dans un État-Nation en crise ? Comment proposer une solidarité républicaine qui concurrence les solidarités islamistes des quartiers ?
Je ne suis pas sûr que les services de l'État connaissent très bien le tissu social de la France - je ne parle pas des élus. Ils n'ont pas la connaissance des réseaux, de l'arabe, des bons interlocuteurs, de l'identification de la menace, ou en tout cas pas partout. Il faut une administration de mission, pour reprendre le terme d'Edgard Pisani. Un tel travail doit être conduit par des gens animés par le désir de la reconquête républicaine, qui connaissent les langues, les cultures, les quartiers.
Pour notre travail, nous étions cinq. Si j'avais pu travailler à Strasbourg ou Marseille, j'aurais obtenu des résultats supplémentaires.