Intervention de Sophie Cluzel

Commission des affaires sociales — Réunion du 18 février 2021 à 9h00
Proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale — Audition de Mme Sophie Cluzel secrétaire d'état chargée des personnes handicapées

Sophie Cluzel, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées :

Depuis l'élection du Président de la République le 14 mai 2017, l'ensemble du Gouvernement est mobilisé pour redonner aux 12 millions de Français en situation de handicap leur pouvoir d'agir, pour rendre notre société pleinement inclusive. Cette ambition, traduite déjà dans les faits par le rattachement de mon secrétariat d'État auprès du Premier ministre, est un changement de paradigme radical qui nourrit chacune de nos politiques publiques, chacune des lois portées devant le Parlement. L'ambition se traduit aussi dans le budget de 51 milliards d'euros que nous consacrons à l'amélioration et à la simplification du quotidien des personnes en situation de handicap, soit 2,2 % de notre produit intérieur brut (PIB). Ce budget doit permettre aux personnes en situation de handicap une citoyenneté comme les autres.

Mes valeurs pour porter et déployer cette ambition puisent leur source dans les principes républicains : l'égalité des chances, la liberté de choix, l'équité et la justice. Je suis foncièrement convaincue que notre contrat social répond à ces aspirations, garantissant ainsi la cohésion nationale. Le droit que nous nous sommes donné en commun participe des fondations solides de notre société. Ce droit commun nous oblige certes, mais avant tout nous protège collectivement.

Vous avez souhaité m'auditionner sur les deux dispositions de la proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale qui prévoient, d'une part, la suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'AAH, ainsi que dans son plafonnement pour les personnes en situation de handicap, qu'ils travaillent en milieu ordinaire ou en établissement et service d'aide par le travail (ESAT), et, d'autre part, le relèvement de l'âge maximum pour bénéficier de la prestation de compensation du handicap (PCH) de 60 ans à au moins 65 ans, pour tenir compte notamment de l'allongement de l'espérance de vie.

Tout d'abord, je souhaite vous remercier très sincèrement de me donner l'opportunité de m'exprimer sur une question de fond aussi importante, celle des bases de notre système de solidarité nationale qui est le garant de l'égalité des chances. La solidarité nationale ne saurait être pensée en dehors de toute autre forme de solidarité. Parce que le foyer est la cellule protectrice de notre société, la solidarité nationale, qui est au coeur de l'ADN de notre pays, doit s'articuler avec les solidarités familiales. Parce que c'est le fondement même de notre système que d'assurer la juste redistribution de l'effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin, il est légitime de tenir compte de l'ensemble des ressources du foyer des bénéficiaires. Nous parlons donc bien ici de droit commun. C'est le fondement même du code civil, qui consacre à l'article 220 la solidarité entre époux. Et je crois ne pas trop m'avancer en disant que chacun, ici, est très attaché à ce pilier de notre protection sociale.

Les allocations font partie de notre contrat social, fondé sur l'équité des charges entre les foyers. L'AAH est une allocation bâtie sur le droit commun qui répond à ces principes. Dans ce contexte et parce qu'ils remettent en question la notion distributive et solidaire de notre système d'allocations, les articles 2 et 3 de cette proposition de loi, qui concernent plus particulièrement l'AAH méritent un débat de fond.

L'AAH, vous l'avez rappelé, madame la présidente, a été créée par la loi du 30 juin 1975 afin d'assurer des conditions de vie dignes aux personnes en situation de handicap dont les ressources sont les plus faibles. Depuis 2017, nous avons voulu redonner du pouvoir d'achat aux personnes en situation de handicap. Cette volonté s'est traduite par l'augmentation de 100 euros par mois de l'AAH pour 1,2 million de bénéficiaires, soit plus de 2 milliards d'euros sur le quinquennat. Aujourd'hui, l'AAH représente 12 milliards d'euros dans le budget global de 51 milliards d'euros.

En supprimant la notion de plafond et le principe même d'allocation, la proposition de loi fait sortir les 1,2 million de bénéficiaires de l'AAH du droit commun auquel les personnes en situation de handicap aspirent pourtant fortement. En adoptant cette proposition de loi, nous les exclurions de cette notion de partage des ressources et des charges dans un foyer. En individualisant une allocation sans condition de ressources, ce qui n'existe nulle part ailleurs, nous réduirions à néant le fondement de notre solidarité : soutenir ceux qui en ont le plus besoin. L'adoption de cette proposition de loi entraînerait 20 milliards d'euros de dépenses nouvelles, sans garantie d'une réponse appropriée.

La proposition de loi ouvre également la brèche vers la déconstruction de nos dispositifs de protection sociale, dont le revenu de solidarité active (RSA), l'aide personnalisée au logement (APL), etc. Par ailleurs, une personne en situation de handicap peut percevoir plusieurs allocations en même temps. Pourquoi bénéficierait-elle d'une allocation sans condition de ressources et d'une autre avec condition de ressources ? C'est toute la cohérence de notre système qui est remise en cause. Nous ne pouvons demander légitimement que les personnes en situation de handicap soient des citoyens à part entière s'ils ne s'inscrivent pas dans les dispositifs de notre contrat social fondé sur le droit commun.

Rappelons que la conjugalisation de l'AAH a été conçue en tenant compte de la situation de handicap. Les abattements sur les ressources prises en compte pour l'éligibilité à l'AAH sont nettement supérieurs à toutes les autres allocations. Ils concernent les revenus du conjoint bien sûr, mais aussi les revenus du bénéficiaire. On oublie trop souvent que, dans un couple, ça peut être la personne handicapée qui travaille et son conjoint qui ne travaille pas. À ces abattements s'ajoute un montant de plafond plus élevé que pour les autres minima sociaux. Ces règles, qui marquent la reconnaissance de la distance objective et subie des bénéficiaires de l'AAH à l'emploi, leur permettent de cumuler plus longtemps l'AAH avec un revenu d'activité - dans les couples, 35 % des personnes en situation de handicap travaillent.

Je voudrais maintenant rétablir quelques vérités.

Le plafond pour percevoir l'AAH lorsqu'on est en couple est de 3 000 euros si c'est la personne handicapée qui travaille, et de 2 270 euros si c'est son conjoint, en raison d'un abattement supérieur à 50 % sur les revenus du bénéficiaire et de 28 % sur ceux du conjoint - il est de 10 % pour le RSA. Or ce plafond rehaussé serait supprimé avec la déconjugalisation.

Nous devons être pragmatiques et voir qui seraient les gagnants et les perdants d'une telle mesure. L'individualisation des ressources favoriserait surtout les couples actuellement inéligibles en raison d'un montant de ressources trop élevé. Les perdants seraient les 44 000 allocataires qui travaillent, en couple avec un conjoint qui perçoit peu ou pas de revenus. Ces personnes, dans une situation globalement plus précaire, bénéficient aujourd'hui de l'effet protecteur d'un plafond rehaussé pour le couple. Cela illustre le caractère redistributif de la prise en compte de la situation familiale dans l'attribution de l'AAH et le risque que comporte la modification de ses modalités.

J'entends la demande de déconjugalisation. Mais comprenons que, le législateur, depuis des années, a également pris en compte la situation de handicap dans le foyer pour la fiscalisation des revenus, dont l'exclusion de l'AAH de l'assiette fiscale ou l'instauration d'une demi-part supplémentaire dans le foyer comptant une personne handicapée.

Depuis la loi de 2005, la PCH assure la prise en compte de la situation de handicap sans condition de ressources. Cette prestation vise précisément à compenser les besoins d'autonomie des personnes avec des aides spécifiques. En 2019, nous lui avons consacré 2,6 milliards d'euros, en cofinancement avec les départements.

La PCH et l'AAH répondent donc à des objectifs différents : la première vient compenser la situation de handicap, alors que la seconde assure un revenu digne pour les personnes à faibles ressources. La prestation de compensation de handicap est d'ailleurs visée par l'article 4 de la proposition de loi qui prévoit de relever l'âge maximum pour en bénéficier de 60 ans à au moins 65 ans. Nous ne pouvons prendre de telles dispositions, qui entraîneraient un coût supplémentaire de 20 millions d'euros, sans avoir mené de concertation avec les présidents des conseils départementaux.

Je voudrais à présent revenir sur l'appel des associations concernant la situation des femmes victimes de violences à laquelle je suis très sensible. Il faut pouvoir mieux aider les femmes en situation de handicap qui subissent des violences conjugales. Quatre femmes handicapées sur cinq sont victimes de violences de toute nature, et 31 % de ces femmes subissent des violences physiques.

Actuellement, en cas de changement de situation familiale, grâce à notre collaboration avec la Caisse d'allocations familiales (CAF), les ressources du conjoint ne sont plus prises en compte dans le calcul de l'AAH. Cette mesure s'applique également en cas de séparation à la suite de violences conjugales, et les femmes n'ont pas à justifier de la situation de violence. Lorsqu'une séparation est signalée à une CAF, celle-ci s'engage à la traiter prioritairement, en dix jours au plus tard. J'ai bien conscience que cette démarche demande déjà une certaine autonomie qui est parfois irréalisable s'il y a emprise du conjoint, notamment en cas d'autisme ou de handicap psychique. Nous devons donc organiser de manière opérationnelle sur le terrain, en lien avec les associations, les modalités d'accompagnement de ces femmes. Je sais pouvoir compter sur ma collègue Élisabeth Moreno et son engagement sans faille sur le sujet. Nous n'allons pas réinventer les choses, mais il nous faut mobiliser les acteurs du territoire.

Pour conclure, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez raison de vouloir porter ce débat de société, car c'est un vrai sujet de fond qui donne lieu à beaucoup de préjugés et a des répercussions importantes sur la situation personnelle des personnes en situation de handicap. Nos politiques doivent être tournées vers les plus fragiles, dans une optique de justice sociale.

Pour ces raisons, je vous propose qu'une mission, placée sous l'égide de parlementaires, travaille à la simplification et à l'articulation des dispositifs existants, ainsi qu'à l'approfondissement de l'étude d'impact, pour assurer un soutien plus efficace et équitable aux personnes en situation de handicap. Il sera également nécessaire d'améliorer les modalités de cumul des allocations avec les revenus d'activité de la personne et du couple, pour favoriser l'autonomie de chacun. Ces travaux seraient de nature à répondre au débat légitime sur le niveau de solidarité nationale qu'il faut consacrer à l'autonomie des personnes en situation de handicap.

Pour toutes ces raisons, vous l'aurez compris, je ne suis pas favorable, en l'état, à cette proposition de loi.

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