Intervention de Olivier Babeau

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 28 janvier 2021 à 8h30
Audition de M. Olivier Babeau professeur à l'université de bordeaux président de l'institut sapiens sur le thème « les nouvelles technologies et la crise de la covid-19 »

Olivier Babeau, président de l'Institut Sapiens :

Je salue l'ambition de ce rapport et sa grande nécessité. J'aborderai toutefois le sujet avec la modestie, la précaution et le doute qui s'imposent lorsqu'il s'agit de prédire l'avenir. Rappelons-nous l'enthousiasme suscité par l'invention du téléphone, cet appareil qui allait permettre d'écouter le théâtre à distance ! L'usage des technologies n'émerge qu'au contact de la société ; la technologie transforme la société, et réciproquement. L'évolution des technologies est assez facile à prédire : de fait, les prévisions faites en 1900 pour l'an 2000 se sont avérées exactes, qu'il s'agisse de l'enregistrement des informations à distance, des différentes façons de voler, etc. Il en va tout autrement des évolutions sociologiques et des rapports humains, qui sont bien plus difficiles à prédire.

Depuis un an, les tendances qui existaient se sont vérifiées, elles sont apparues clairement. Il n'y a rien eu de nouveau mais ça s'est prodigieusement accéléré. Cette crise, tragique, est aussi passionnante pour un think tank comme l'Institut Sapiens qui cherche à comprendre les grandes tendances. L'apocalypse a d'ailleurs le sens d'un dévoilement, d'un découvrement.

Une chose est apparue très clairement, et vous le signaliez Monsieur le Président : l'ambivalence des technologies. Les technologies sont de très bons serviteurs mais de très mauvais maîtres. Elles aident ou elles remplacent, elles servent ou elles dominent, elles libèrent ou elles aliènent, elles peuvent clarifier mais elles peuvent apporter beaucoup d'opacité et de confusion dans l'information, elles servent la concurrence mais elles peuvent aussi la tuer, elles mettent en relation les humains ou elles cloisonnent les relations. Bref, les technologies nous sauvent mais nous rendent en même temps beaucoup plus dépendants d'elles, comme un prêteur à l'égard de l'emprunteur. Ce sont les mécanismes de cette dépendance qu'il faut aujourd'hui penser et auxquels il faut trouver les parades. Mon dernier livre, rédigé avant la crise mais largement confirmé par celle-ci, a pour fil directeur l'idée que la technologie aboutit à une polarisation du monde dans toutes ses composantes, en matière économique, sociale et politique.

En matière économique, la tendance des grandes plateformes à prendre de plus en plus de place n'a pas attendu la crise. Elle résulte directement de la « loi de Metcalfe », selon laquelle l'utilité d'un réseau est égale au carré du nombre d'utilisateurs : c'est une exponentielle, qui permet au gagnant de tout prendre. Vous avez intérêt à aller sur Google parce qu'il y a les meilleurs résultats ; il y a les meilleurs résultats parce que c'est là que tout le monde va. De même, vous irez sur le site de rencontres, le service de VTC, etc. où il y aura déjà le plus de monde. Il y a donc une logique de monopole naturel que ces plateformes n'ignorent pas : elles surinvestissent au début de leur vie, car elles savent qu'à la fin, il ne peut en rester qu'une.

Le pouvoir économique de ces grandes plateformes se retrouve dans leur capitalisation boursière, que l'on a vu exploser pendant le confinement : la valeur d'Apple dépasse celle de l'ensemble du CAC 40 français, et les valeurs technologiques américaines dépassent l'ensemble de toutes les capitalisations boursières européennes. Les dix plus grandes entreprises du monde sont, aujourd'hui, des entreprises de technologies. Cette capitalisation des grandes entreprises du numérique traduit leur capacité à concentrer et à capter la valeur - mais pas forcément à la créer, comme le montre l'exemple de Google et des médias, où une gigantesque agence de publicité en ligne tire un revenu de contenus qu'elle n'a pas créé et dont elle ne rémunère pas les auteurs.

La crise a aussi accéléré le développement du e-commerce qui, je suis désolé de le dire ici, ne va faire qu'aggraver la crise des centres-villes. Il n'y a pas de signe d'une quelconque inversion des tendances : 19 % des Français déclarent qu'Internet est devenu leur circuit principal d'achat de produits alimentaires en 2020, contre 10 % en 2019. Durant le premier confinement, les achats en ligne ont progressé de 37 % en valeur - et, c'est sans doute la bonne nouvelle dans tout cela, cette hausse n'a pas seulement profité à Amazon mais aussi à des acteurs nationaux comme Fnac-Darty ou Boulanger. Quelque 41 millions de Français ont acheté sur Internet en 2020, soit un million de plus qu'en 2019. Attention : le e-commerce ne représente toujours que 10 % du commerce de détail traditionnel, et les ventes en ligne auprès d'enseignes de magasins physiques continuent de progresser : c'est l'omnicanal, ou cross-canal, qui profite notamment aux enseignes de bricolage.

S'agissant de la polarisation sociale, nous assistons à un effet bien connu des sociologues et des économistes, que j'appelle l'effet Matthieu, en référence à l'Évangile (13:12) : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a ». Ceux qui sont connectés et reliés à la mondialisation, ceux dont le travail et les connaissances utilisent les technologies comme levier, ceux-là gagnent en salaire, en niveau de vie, en perspectives. Ceux qui ne sont pas ou mal connectés, dont les compétences sont plutôt remplacées par ces nouvelles technologies, ceux-là sont menacés. Nous sommes passés d'une société « en diamant » dans les années 1970, avec une très grosse classe moyenne et peu d'extrêmes, à une société « en sablier » depuis les années 1990, où les « emplois du milieu » et la grande cohésion sociale que cela apportait ont disparu au profit d'une polarisation croissante, avec beaucoup de riches et beaucoup de pauvres, et une mobilité sociale de plus en plus difficile. Et il ne suffit pas d'avoir accès au savoir -aujourd'hui, tout le savoir du monde est accessible gratuitement ou presque -, encore faut-il savoir l'utiliser, sur quel site aller, comment choisir l'information, etc. Le confinement a donné une bonne illustration des travaux de David Goodhart sur les Anywhere et les Somewhere : les premiers n'avaient besoin que d'une connexion Internet pour pouvoir travailler n'importe où, là où les seconds ont dû continuer à se déplacer pour aller travailler.

L'exposition aux écrans a aussi explosé. En particulier, les enfants de 6 à 12 ans ont passé plus de 7 heures par jour devant un écran pendant le confinement, soit une multiplication par quatre par rapport à une période normale - heureusement, cela inclut les devoirs à distance. D'après l'Anses, deux tiers des adolescents de 11 à 17 ans présentent un risque sanitaire préoccupant et 49 % un risque sanitaire élevé lié à l'obésité et au surpoids, à cause de la sédentarité et du temps passé sur les écrans, naturellement au détriment de l'activité physique. Selon l'OMS, la France est classée à la 119ème position sur 146 pays en termes d'activité physique.

Pour les adultes, le temps d'exposition moyen journalier a été de 5 heures pendant le confinement. 25 % des Français passent désormais plus de 7 heures par jour devant un écran - en réalité, nous sommes sans doute plus proche de 80 % de notre temps éveillé... Tout ceci doit interroger. On pensait par ailleurs que la télévision serait balayée : il n'en a rien été, les Français passent toujours 3 heures et 45 minutes par jour devant leur seul téléviseur, auquel il faut ajouter le temps passé devant un écran d'ordinateur ou un smartphone. Les foyers français possèdent en moyenne 6,4 écrans aujourd'hui, contre 6 écrans il y a dix ans.

Enfin, et même si les perspectives sont plus lointaines, nous devons être attentifs à ces technologies qui auront demain la capacité de remplacer massivement des emplois. Je pense notamment à l'informatique quantique : Google vient de réussir à faire fonctionner un microprocesseur quantique qui fait en 3,2 secondes ce que les meilleurs ordinateurs actuels font en 10 000 ans. Des chercheurs de Shanghai ont conçu un microprocesseur cent mille milliards de fois plus rapide que les ordinateurs actuels. Les exponentielles définissent notre époque : un tout petit progrès technique entraîne des conséquences phénoménales, au-delà même de ce qu'on peut concevoir.

S'agissant enfin de la polarisation politique, la crise a confirmé ce que l'on pouvait déjà se dire depuis un bon moment : le 21ème siècle donne la prime aux régimes dits « illibéraux », qui utilisent à plein et avec joie toutes les nouvelles technologies numériques de surveillance et de contrôle. Ces « technodictatures » trouvent dans le numérique les outils dont les dictatures du passé ont sans doute rêvé. L'objectif de Pékin est de pouvoir identifier, à terme, n'importe lequel des 1,3 milliard de citoyens chinois n'importe où sur le territoire en moins de trois secondes, grâce aux caméras de reconnaissance faciale. Le pays en compte déjà 400 millions aujourd'hui, et un milliard d'ici deux ans. En parallèle, la Chine a mis en place un système de « notation sociale », qui emporte des conséquences directes et lourdes : interdiction de voyager à l'étranger ou de prendre le train, sonnerie de portable particulière, amendes, impossibilité d'envoyer ses enfants à l'université, etc.

Tout ceci doit être pris avec précaution compte tenu des incertitudes liées aux chiffres communiqués par la Chine. Il reste néanmoins que, pour l'instant, l'efficacité de ces régimes dans la gestion de l'épidémie paraît réelle. Ce qui nous pose un véritable problème : existe-t-il, dans ce monde qui exige des réponses extrêmement rapides et innovantes, qui ne laissent pas forcément de temps à la délibération, une place pour nos régimes démocratiques ? Avons-nous encore une carte à jouer, et si oui, laquelle ?

Je termine mon propos en évoquant l'effet Dunning-Krunger, ce biais cognitif par lequel plus on est ignorant d'un sujet, plus on se croit compétent : c'est bien ce qui se passe sur les réseaux sociaux. On avait pensé qu'ils permettraient une épiphanie du débat démocratique, et on a eu au contraire une balkanisation et une hystérisation des débats, la création de bulles cognitives, et l'inefficacité de la modération et de la censure - celle-ci ne faisant que reporter les débats ailleurs.

Pour conclure, la tempête a toujours pour effet de révéler les faiblesses du bateau : c'est exactement ce que cette crise est en train de nous faire.

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