Intervention de Isabelle Bouyer

Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation — Réunion du 9 février 2021 à 14h35
Constats de terrain concernant la pauvreté et la précarité et leur évolution en temps réel — Audition de M. Thierry Couvert-leroy délégué national « lutte contre les exclusions » de la croix-rouge française Mme Isabelle Bouyer déléguée nationale d'atd quart monde et M. Daniel Verger responsable du département études recherches et statistiques du secours catholique

Isabelle Bouyer, déléguée nationale d'ATD Quart Monde :

Je vous remercie de nous accueillir. Depuis des mois, nous enchainons les auditions de ce type et je dois dire que je ne comprends pas bien pourquoi les mesures qui ont été prises oublient complètement l'accompagnement structurel des personnes les plus pauvres.

Quelques mots sur les personnes avec lesquelles nous cheminons : 2,2 millions de personnes sont dans une situation d'extrême pauvreté en France, c'est-à-dire qu'elles perçoivent moins de 40 % du revenu médian, soit 694 euros par mois. Ce chiffre est évidemment énorme !

Ces personnes très pauvres sont oubliées, je le disais, car les mesures qui sont prises ne sont pas structurelles : accorder 150 euros à une famille est un simple pansement dans la période que nous traversons.

Depuis plus de soixante ans, ATD Quart Monde s'appuie notamment sur des groupes de parole pour réfléchir à nos actions et organise des universités populaires qui permettent de partir des véritables expériences de vie de chacune et de chacun. Que nous apprennent ces groupes de parole ? Dans cette période d'urgence, où un véritable fossé s'est creusé, chaque personne a été amenée à agir. Ainsi, pour assurer l'éducation à domicile, les gens ont dû se battre pour que leurs enfants soient connectés, suivent les cours, etc. Cette période oblige les gens à se battre, que ce soit pour se nourrir, contre l'endettement ou pour le logement. Habituellement, beaucoup de ces personnes avaient des activités parallèles qu'elles ont perdues à cause de la pandémie et elles ont dû faire appel à l'aide alimentaire.

La pandémie a vraiment eu un impact très fort sur les personnes les plus pauvres et il faut saluer leur très grand courage, notamment lorsqu'il s'agit de subvenir aux besoins des enfants. Une maman, militante à ATD Quart Monde, nous disait un jour : « D'abord, je me bats et je fais manger les enfants. La suite, c'est après, car en ce moment, une seule chose compte, c'est de manger ! » Vous comprenez donc l'urgence !

La grande pauvreté est une insécurité permanente, une impossibilité de se projeter et d'assumer ses responsabilités, notamment vis-à-vis de sa famille.

Nous le répétons depuis longtemps : on ne peut pas vivre avec le revenu de solidarité active (RSA). La Cour des comptes a lancé des travaux pour évaluer cette politique, elle nous a invités avec une autre association à participer à ce comité et c'est ce constat qui ressort en premier.

À notre sens, les mesures qui sont prises devraient permettre d'accéder à des droits, elles ne devraient pas seulement combler des manques. Faire appel à l'aide alimentaire est une honte, une humiliation pour les demandeurs. Résister et survivre, c'est un combat quotidien. Alors que nous institutionnalisons l'aide alimentaire, ces personnes ont en fait besoin d'un soutien structurel de long terme.

Durant cette période, nous avons constaté une amplification des difficultés pour accéder à un logement. Le rapport que la fondation Abbé Pierre a récemment publié l'a montré, des millions de personnes sont mal logées. Accéder à un logement quand on a très peu de ressources est quasiment impossible aujourd'hui. C'est un véritable défi !

Nous constatons que les inégalités s'accroissent et que les plus touchés sont les jeunes. Nous devrions nous battre pour leur donner toutes les chances de se former et de trouver un emploi. L'Observatoire des inégalités a montré qu'un jeune sur dix entre 18 et 29 ans est en situation de pauvreté, principalement des personnes peu diplômées à la recherche d'un emploi. La baisse d'activité économique liée à la crise sanitaire touche cette population de plein fouet et aggrave un phénomène qui existait déjà.

En 2018, au moment de la présentation de la stratégie de lutte contre la pauvreté, une mesure paraissait intéressante : l'État devait garantir la formation et l'accompagnement de tous les jeunes entre 16 et 18 ans. Quand on interroge les missions locales deux ans après, on constate qu'elles manquent de personnel formé pour aller vers les jeunes qui ont décroché. En fait, certains jeunes restent « invisibles », parce qu'ils ont complètement décroché. Pour nous, le point crucial est d'aller vers ces jeunes et de les rencontrer, en prenant le temps et en allant à leur rythme. Tant que des moyens adaptés ne seront pas mis sur ce point, nous oublierons toujours un pan entier de la population.

Il nous semble essentiel de repenser les politiques publiques à partir des personnes les plus oubliées.

Parmi les principales difficultés que nous avons recensées, il y a aussi l'accès aux soins. Dans cette période de crise sanitaire, beaucoup de personnes ont dû renoncer à être soignées.

Vous nous interrogez aussi, dans le questionnaire que vous nous avez transmis, sur la manière de prévenir le basculement dans la pauvreté. Pour nous, comme pour de nombreuses associations, la première chose à faire est de relever le niveau du RSA - nous ne cessons de le répéter, c'est un choix politique majeur. Il devrait être a minima de 850 euros pour permettre de vivre dignement, c'est-à-dire se loger, se nourrir, se vêtir et avoir un peu de loisirs - pour nous, la culture fait partie des besoins de base. Rien ne prouve qu'une telle mesure désinciterait au travail. Toutes les études que nous avons menées montrent que les gens veulent travailler, être utiles et reconnus.

D'ailleurs, l'expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée prouve très clairement qu'il est possible d'avancer à partir du moment où il existe une solidarité territoriale et qu'on repense les politiques publiques à partir des besoins des gens qui sont les plus éloignés de l'emploi et avec eux.

Pour prévenir le basculement dans la pauvreté, il faut aussi un logement décent avec un espace de vie pour chacun. Le confinement a montré l'importance de cette question. Pour cela, il faut rénover les habitats insalubres et faire respecter la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Il faut aussi avoir un emploi digne ou au moins, notamment pour les jeunes, des propositions de formation qui correspondent aux choix des personnes.

Enfin, il est important que les services publics - éducation, santé, assurance chômage, retraite, etc. - soient accessibles et de qualité, parce que, lorsque les services publics dysfonctionnent, ce sont toujours les plus pauvres qui en souffrent le plus.

Dernier point, l'élaboration des politiques publiques doit s'appuyer sur la participation des personnes très pauvres ; c'est à partir de leurs expériences concrètes que nous pourrons être les plus efficaces et utiles.

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