Mon propos sera évidemment en consonance avec les interventions de mes deux collègues, mais aussi avec ce qui a été évoqué par l'Insee et la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) avec lesquels nous travaillons beaucoup. Par ailleurs, je suis responsable, au sein du Secours catholique, d'études et de recherches. Nous avons 65 000 bénévoles sur le terrain, mais nous cherchons aussi à avoir une analyse quantitative et statistique des évolutions de la pauvreté, symbolisée par le rapport intitulé État de la pauvreté en France 2020, envoyé notamment aux sénateurs.
Ce rapport montre que la pauvreté évolue d'année en année. La crise du covid-19 est un accélérateur des dynamiques et des inégalités tout en révélant des phénomènes déjà en cours. Dans notre rapport, nous avons finement analysé le budget des ménages dix ans après une étude similaire. Le revenu des ménages étudiés est resté stable, voire a très légèrement baissé en parité de pouvoir d'achat. Il s'agit donc de l'une des rares catégories ayant vu son niveau de pouvoir d'achat stagner ou très légèrement baisser. Par ailleurs, un quart des personnes accompagnées ayant des ressources ne disposent que d'un reste à vivre de 4 euros par jour. Notre analyse a consisté à prendre en compte l'ensemble des ressources et des dépenses, en particulier les dépenses incompressibles, puis à calculer le reste à vivre. De plus, il s'agit d'unités de consommation, ce qui représente un peu plus d'une personne.
Ce montant quotidien permet donc d'autant moins de vivre qu'il doit permettre de subvenir aux dépenses d'alimentation, d'habillement, de loisirs ou de voyage. Cela représente une charge mentale énorme pour les familles se retrouvant dans cette situation.
C'est l'illustration du fait que l'on ne peut pas vivre avec un RSA ou avec les aides minimales : même en serrant au maximum le budget, il y a toujours un moment où cela coince. De fait, les familles sont amenées à choisir entre faire appel à l'aide alimentaire - c'était déjà le cas d'une grande partie des personnes interrogées dans notre dernier rapport - ou se retrouver en situation d'impayé, en particulier pour les loyers. Le choix est donc de renoncer aux soins, à payer son loyer à temps ou à se nourrir. Dans tous les cas, on parie sur l'aide alimentaire pour se nourrir. Cette situation n'honore pas la France et doit nous révolter ; néanmoins, elle était antérieure à la crise sanitaire qui l'a largement aggravée.
Parmi les évolutions majeures que nous avons constatées depuis quelques années, le pourcentage de familles monoparentales reste très élevé, s'établissant autour de 27 % des personnes accueillies par le Secours catholique. Ce pourcentage est trois fois plus élevé que ce que ces familles représentent dans la population française et leur indice de fragilité est de 3. Elles ont certes été repérées depuis longtemps et font l'objet d'une attention particulière du fait de leur forte fragilité potentielle, mais en période de crise, elles se voient fortement atteintes.
Par ailleurs, nous observons une augmentation constante de la part d'étrangers dans les personnes que nous recevons. Les personnes de nationalité étrangère approchent le seuil de 50 % des personnes reçues par le Secours catholique - elles l'atteindront vraisemblablement dans les chiffres de 2020. Cela représente une augmentation très significative par rapport à l'an 2000 qui en comptait quelque 20 %. La proportion des étrangers n'augmentant pas en France, il s'agit bien du signe des difficultés d'intégration socio-économiques, et parfois d'intégration complète, des personnes de nationalité étrangère. En analysant plus finement, on repère qu'il faut dix ans de présence à un étranger pour rejoindre la situation des personnes de nationalité française.
Le niveau de pauvreté reste extrêmement élevé puisque, parmi les personnes accueillies par le Secours catholique, le niveau de vie médian est de 537 euros par mois, soit la moitié du seuil de pauvreté ou 30 % du niveau de vie médian national. Ce chiffre est en partie dû à l'augmentation régulière du nombre de personnes sans ressources, du moins régulières, qui représentent quelque 23 % des ménages que nous accueillons. Il s'agit, en large partie, de personnes de nationalité étrangère qui ne sont pas, contrairement à l'image véhiculée par les médias, des jeunes hommes seuls, mais souvent des familles - c'est-à-dire beaucoup d'enfants - vivant en hôtel ou dans des logements précaires.
Cela me conduit à aborder la question de la discrimination sur le logement, qui est extrêmement forte selon la situation de nationalité. Quelque 81 % des étrangers sans papiers sont en logement précaire ou instable. Il y a donc un vrai enjeu de mal-logement et du fait d'être ballotté d'un lieu à un autre, ce qui est tout à fait contreproductif en termes d'intégration. Je rappelle qu'il y a, uniquement pour l'Île-de-France, environ 30 000 nuitées quotidiennes payées par les services sociaux. Cette situation, majeure en termes quantitatifs, a tendance à augmenter. Nous saluons l'effort fait, à cause de la crise, pour ouvrir de nouvelles places.
La question du non-recours est bien connue, mais souvent peu documentée. Selon nos chiffres, un tiers de personnes ayant droit au RSA ne le touchent pas. Ce chiffre est en augmentation de 10 % par rapport à 2010, ce qui traduit une aggravation inquiétante du phénomène.
Selon une enquête réalisée auprès d'environ 1 000 personnes durant l'été dernier et le confinement, ce dernier a constitué un coup de massue et grandement fragilisé les revenus et la recherche d'un emploi, notamment pour les personnes vivant de la récupération. Il a également conduit à une certaine forme solidarité, au fait de se reposer très fortement sur l'entraide familiale ainsi que sur les initiatives de solidarité qui se sont développées au niveau local. Ces dernières, au premier chef desquelles la solidarité d'extrême proximité, ont fait office des bouées de sauvetage.
Subsiste néanmoins une très grande inquiétude quant à l'avenir, pas seulement sanitaire, mais aussi en termes de revenus ou de logement. Nous observons ainsi une augmentation très forte des personnes repliées sur elles-mêmes et cassées par la crise. Notons néanmoins que, en parallèle, une grande proportion de réponses mettait en avant résilience et capacité à rebondir.
Nous observons un double phénomène qui peut paraître étonnant. Nous accueillons de nouveaux publics comme les étudiants, les jeunes et des personnes indépendantes ou ayant un statut intérimaire qui souffrent beaucoup d'un point de vue économique. Ces nouveaux publics font très souvent appel à l'aide alimentaire, qui s'est accrue de 25 à 40 %. Mais, d'un autre côté, les situations de repli sur soi et de renfermement, en particulier en milieu rural, nous obligent à aller beaucoup plus fort dans l'« aller vers ». L'enjeu est de résister à cette forme d'hibernation en gardant ou en recréant les liens auprès des personnes qui se sont isolées par accablement ou comme résistance aux événements.
En ce qui concerne les mesures que nous suggérons, nous avons proposé, dans un rapport récent, l'instauration d'un revenu minimum garanti. Nous mettons en avant l'aspect tout à fait contreproductif des sanctions à l'encontre des allocataires du RSA. S'il y a matière à débat à ce sujet, il nous semble néanmoins que, plus on plonge les personnes dans l'insécurité - qu'elle soit financière ou quant à leur avenir -, plus est aggravée leur charge mentale et inhibée leur capacité d'initiative.
La meilleure façon d'aider les personnes est de les mettre en confiance et de les accompagner dans une relation de confiance et non de culpabilité ou de menace. D'ailleurs, beaucoup de travailleurs sociaux expriment leur souffrance de devoir ainsi sanctionner des personnes tout en sachant qu'ils les plongent dans la misère.
Il nous semble temps de mettre en place des mesures structurelles comme réponse à une crise structurelle amenée à durer et qui ne soient pas uniquement des primes ponctuelles. Nous appelons ainsi à la création d'un revenu minimum garanti, c'est-à-dire un RSA suffisamment amélioré pour qu'on en change le nom. Nous avons défini quatre orientations majeures.
Premièrement, pour sortir de la misère, la hausse du revenu à niveau décent de 50 % du niveau de vie médian. L'indexation sur le niveau de vie médian me semble essentielle, car elle marque l'appartenance à la société et le fait de garder le contact avec elle, notamment dans cet aspect de revenu.
Deuxièmement, il s'agit d'élargir ce revenu minimum garanti aux jeunes, qui subissent tout particulièrement les conséquences de la crise. Comme première étape, il s'agit de viser les jeunes sortant de l'aide sociale à l'enfance (ASE), étant donné que leurs contacts avec leur famille sont inexistants ou très appauvris.
Troisièmement, il faudrait élargir ce revenu aux étrangers en situation régulière, à qui il faut actuellement cinq ans pour avoir accès au RSA, ce qui est beaucoup trop long pour les familles.
Quatrièmement, il faut travailler à la simplification des démarches. On parle souvent de l'automaticité des droits, mais le fait qu'un tiers des personnes ne recourent pas au RSA devrait nous scandaliser. Cela montre l'absence d'une politique digne de ce nom pour lutter contre ce non-recours. À ce titre, ce n'est pas la dématérialisation qui va nous aider. Elle est utile et permet d'accélérer certaines choses, mais, dans la réalité, elle éloigne les publics les plus fragiles de l'accès aux droits. En permettant le retrait des services publics et des organismes de protection sociale des territoires, elle rend beaucoup plus difficile l'approche de ces personnes.
Il y a là un vrai enjeu qui pouvait être incarné par les espaces France Services (EFS) qui se mettent néanmoins trop lentement en place ou avec trop peu de moyens.