Intervention de Philippe Mouiller

Commission des affaires sociales — Réunion du 3 mars 2021 à 8h30
Proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Philippe MouillerPhilippe Mouiller, rapporteur :

L'essentiel de ce texte consiste à déconjugaliser le mode de calcul de l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Il a été adopté par l'Assemblée nationale contre l'avis du Gouvernement le 13 février 2020, et inscrit à l'ordre du jour par la Conférence des présidents, alors qu'une pétition en ligne s'apprêtait à franchir la barre des 100 000 signatures.

Je veux d'abord souligner que la commission des affaires sociales a instruit ce texte en toute liberté et dans un esprit de responsabilité. La précision peut sembler superflue, mais certains de nos collègues se souviennent que notre commission, puis le Sénat, ont rejeté une proposition de loi analogue en octobre 2018, et vous savez par ailleurs l'impatience des personnes en situation de handicap à ce que ces dispositions soient votées.

J'ai, quoi qu'il en soit, repris le sujet à zéro et procédé à de nombreuses auditions. J'ai tenu en particulier à écouter aussi bien l'administration et la ministre à sa tête, Mme Sophie Cluzel, que l'auteure de la pétition, Mme Véronique Tixier. Qu'ils soient motivés par la vision d'ensemble du gestionnaire ou l'expérience vécue de l'allocataire, il m'a semblé que tous les points de vue valaient d'être entendus. Nous avons aussi naturellement auditionné les représentants des départements et les associations représentant les personnes en situation de handicap.

J'ai cherché à documenter solidement l'évaluation des conséquences de ces dispositions. Hélas, je n'ai pas obtenu pleine satisfaction. L'AAH existe depuis 1975, mais les connaissances relatives aux bénéficiaires sont encore perfectibles. La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), qui verse la prestation, n'a pas su me fournir les calculs utiles dans le délai qui nous était imparti et l'étude d'impact que nous envisagions de confier à un prestataire extérieur n'a pu voir le jour pour la même raison.

Même si la direction des statistiques des ministères sociaux nous a heureusement fourni des éléments pouvant servir de base de discussion, il y a là un sérieux motif de préoccupation, qu'exprimait déjà la Cour des comptes dans son rapport de novembre 2019. Car enfin, comment piloter une prestation de plus de 11 milliards d'euros perçue par plus de 1,2 million de personnes avec un appareil statistique si peu réactif ?

J'en viens au vif du sujet : faut-il retirer les revenus du conjoint de la base de calcul de l'allocation aux adultes handicapés ? Les allocataires et plus largement les associations du secteur du handicap le réclament au nom du soutien à l'autonomie des personnes. Le mécanisme de calcul actuel conduit en effet l'allocataire qui s'installe en couple avec quelqu'un dont les revenus, additionnés aux siens, excèdent le plafond de ressources applicable aux couples, à être privé de son allocation, et donc à dépendre de son conjoint pour les dépenses quotidiennes.

La demande sociale qui nous est adressée a sans doute des causes plus profondes que la seule inadéquation de notre système de prestations sociales aux besoins des personnes. Les sociologues de la famille le constatent, les statistiques des régimes matrimoniaux le confirment : un nombre croissant de conjoints, handicapés ou non, préfèrent gérer leur argent séparément plutôt que de mettre leurs revenus en commun.

Cette tendance sociétale de fond trouve un point d'application privilégié chez les jeunes femmes, dont les revenus sont encore inférieurs en moyenne à ceux de leur partenaire, et un point d'application sensible chez les jeunes femmes en situation de handicap, qui sont plus souvent victimes de violences conjugales. À ces bénéficiaires-là, une AAH déconjugalisée serait indiscutablement un élément de sécurité matérielle favorable à leur autonomie.

L'argument le plus classiquement défavorable à la déconjugalisation consiste à dire que l'AAH est un minimum social, et que la solidarité nationale qui s'exerce à travers un minimum social passe après la solidarité familiale, en conséquence de quoi ce sont les revenus du ménage qui doivent être pris en compte avant de calculer la prestation. Selon cette logique, comment justifier la déconjugalisation de la seule AAH et non de tous les autres minima sociaux, comme le revenu de solidarité active (RSA) par exemple, qui resteraient calculés en fonction des revenus du ménage ?

Cet argument, en réalité, est de moins en moins convaincant. Ce qui confère à l'AAH son caractère de minimum social, c'est essentiellement son mécanisme. L'AAH est une prestation versée sous condition de ressources et de manière différentielle : le montant de prestation varie en fonction des ressources du bénéficiaire pour le porter à un niveau minimal de subsistance. Elle est, en outre, financée par l'État et n'a donc pas de caractère indemnitaire.

L'AAH est toutefois un minimum social d'un type un peu particulier : l'assiette des revenus pris en compte est plus étroite que pour le RSA par exemple, le mode de calcul de la prestation est plus avantageux relativement aux autres minima sociaux et, surtout, le niveau de la prestation est relativement plus élevé, grâce à quoi le niveau de vie de ses bénéficiaires est sensiblement meilleur que, par exemple, celui des bénéficiaires du RSA.

Si ce niveau est plus élevé, c'est aussi parce qu'il a été fortement revalorisé à deux reprises, en 2008 et en 2017, par les présidents Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron. Or comment justifier de fortes revalorisations de la seule AAH autrement qu'en y voyant un moyen de compenser un accès plus difficile à des revenus d'activité ?

C'est là toute l'ambiguïté de la prestation, qui semble hésiter, dans son rapport à l'emploi des allocataires, entre substitut de salaire et incitation à travailler. La rédaction du critère d'éloignement de l'emploi pour les demandeurs dont le taux d'incapacité permanent est compris entre 50 % et 79 % a ainsi beaucoup varié depuis 1975, sans parvenir à un résultat satisfaisant.

Dans cet état de confusion où nous voici rendus, l'administration et le Gouvernement ont beau jeu de trouver illogique la déconjugalisation d'un minimum social.

Je dirai les choses autrement. Voilà des années que le débat relatif à l'AAH porte en fait sur la chauve-souris de la fable de La Fontaine, qui se fait passer pour un oiseau ou une souris selon la circonstance. Je suis minimum social : voyez mon mécanisme ; je suis prestation de compensation : vive les critères d'insertion professionnelle et les revalorisations spécifiques !

Je crois que nous avons tout à gagner à une clarification. Or il se trouve que les moyens de cette clarification nous ont été donnés récemment.

D'abord, le Président de la République a choisi de retirer l'AAH du chantier relatif au revenu universel d'activité, lors de la conférence nationale du handicap de février 2019. En faisant un tel choix, il a confirmé en creux la logique au moins en partie compensatoire de l'AAH : dont acte.

Le législateur, passant outre aux tergiversations des quinze dernières années, a créé une cinquième branche de la sécurité sociale consacrée au soutien à l'autonomie. Son périmètre n'est pas finalisé ; nous pouvons y voir l'occasion de repenser notre système d'intervention. Il serait ainsi cohérent, comme le proposait le rapport de Laurent Vachey de préfiguration de la cinquième branche, remis en septembre dernier, d'admettre que l'AAH « n'est pas un pur minimum social » et de la rapprocher des dispositifs gérés par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA).

Si l'on accepte ce changement de logique, que faut-il penser du texte qui nous est transmis ?

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