Intervention de Guillaume Allègre

Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation — Réunion du 2 mars 2021 à 17h25
Audition de M. Guillaume Allègre économiste à l'observatoire français des conjonctures économiques ofce et M. Stéphane Carcillo chef de la division emploi et revenus à l'organisation de coopération et de développement économique ocde et professeur d'économie à sciences-po paris

Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE :

Merci de votre invitation. J'espère que nos deux contributions seront complémentaires. Je vais pour ma part beaucoup parler des prestations sociales. J'ai dit que j'allais parler du travail, mais c'est aussi parce que, depuis quelques années, les prestations sociales sont tournées vers le travail : on essaye d' « activer » les personnes. Je vais plaider moins pour cette activation des personnes pauvres que pour le fait de donner de l'argent aux pauvres, car c'est le meilleur moyen, d'après moi, et avec les institutions actuelles, de lutter contre la pauvreté. C'est mon message principal aujourd'hui.

Je vais commencer par faire un profil de la pauvreté aujourd'hui. C'est une notion relative, qui concerne les individus dont le niveau de vie est inférieur à 60 ou 50 % du niveau de vie médian. Avant la crise sanitaire, elle touchait entre 14 et 15 % de la population au seuil de 60 % et entre 8 et 9 % au seuil de 50 %, avec donc 6 % de la population situés entre ces deux seuils. La France se caractérise, en comparaison européenne, par un taux de pauvreté relativement faible et une intensité de la pauvreté, qui est l'écart entre le niveau de vie des pauvres et le seuil de pauvreté, également assez faible.

Si on prend une perspective de très longue période, on constate que la pauvreté a beaucoup diminué, notamment durant les Trente Glorieuses, et s'est rajeunie. Dans les années 1950-1960, elle concernait particulièrement les personnes âgées, tandis aujourd'hui elle touche surtout les jeunes de 18-25 ans et les enfants. La pauvreté est en effet mesurée au niveau du ménage, et les jeunes, les mineurs et les enfants appartiennent à des ménages et des foyers d'âge actif. Aujourd'hui, 21 % des enfants et autour de 20 % des jeunes de 18 à 25 ans sont pauvres, tandis que 13 % des 30-65 ans sont pauvres - avec une faible évolution suivant l'âge entre 30 et 65 ans. Au-delà de 65 ans, on est autour de 8 à 9 %. Les personnes âgées et les retraités sont donc aujourd'hui beaucoup moins pauvres, et on peut même considérer qu'ils le sont encore moins que ne l'indiquent les statistiques officielles car, dans la notion de niveau de vie, on ne prend pas en compte les loyers que les propriétaires occupants se versent. Or, les personnes âgées sont plus souvent propriétaires occupants, sans charge de loyer ni charge d'intérêt. Ils sont donc, d'une certaine façon, plus aisés que quelqu'un qui dispose du même revenu mais verse un loyer. Si on tient compte de ce paramètre, le taux de pauvreté des plus de 65 ans serait encore plus faible et celui des personnes d'âge actif ainsi que des jeunes et des enfants serait plus élevé, ce qui représente une forte différence.

Je fais une incursion dans les politiques publiques, sur lesquelles je reviendrai à la fin. En France, le minimum vieillesse doit augmenter à 900 euros. On sait par ailleurs que le seuil de pauvreté à 60 % se situe autour de 1000 euros. Avec le minimum vieillesse et les allocations logement, on dépasse donc déjà le seuil de pauvreté. Cela aboutit cependant à une situation dans laquelle si vous êtes locataire, vous vous situez au-dessus du seuil de pauvreté et vous n'êtes pas pauvre, tandis que si vous êtes propriétaire ou occupant et dans une situation par ailleurs similaire, vous ne touchez pas les allocations logement et vous pouvez vous trouver dans une situation de pauvreté. Le système actuel a donc presque éradiqué la pauvreté, au moins à 50 % mais pratiquement à 60 % aussi, pour les personnes âgées et pour les bénéficiaires de l'allocation adulte handicapé (AAH), qui est à peu près du même montant que le minimum vieillesse.

La pauvreté concerne plutôt des jeunes, des personnes d'âge actif, et parmi ces ménages, beaucoup de familles monoparentales, dont le taux de pauvreté atteint 35 %. Ce taux a toujours été assez élevé pour ces familles, mais en raison de leur essor - leur nombre a doublé en quarante ans - le poids des familles monoparentales dans les personnes pauvres, au total, a fait plus que doubler.

Pourquoi les familles monoparentales sont-elles pauvres alors qu'elles sont plus aidées qu'avant et travaillent plus ? On observe en réalité que les autres familles travaillent encore plus. Il est à cet égard important de rappeler que la pauvreté est une notion relative. En effet, la norme est de plus en plus, avec la hausse du travail féminin, à la pleine activité dans les foyers : les couples avec un ou deux enfants sont souvent bi-actifs, et les personnes seules travaillent, conduisant à une pleine activité dans le foyer. Si votre foyer ne se situe pas dans cette norme de pleine activité, vous êtes donc souvent pauvre. Et, comme les familles monoparentales ont historiquement une difficulté à travailler à plein temps, notamment en présence de jeunes enfants, elles tombent rapidement dans la pauvreté.

Comment expliquer les évolutions de la pauvreté ? On observe en France une forte baisse jusqu'en 1979-1980, puis une relative stabilité dans les quarante dernières années, parsemée d'oscillations qui peuvent être attribuées à la conjoncture. On ne retrouve pas une telle stabilité - hors crise conjoncturelle - dans les autres pays occidentaux, touchés par ailleurs par une tendance à l'augmentation des inégalités, notamment dans les pays libéraux mais aussi en Allemagne ou en Suède.

On l'explique par le fait qu'en France le système de redistribution s'est plutôt stabilisé, voire renforcé, alors que cette redistribution a plutôt eu tendance à diminuer dans d'autres pays. Le fait d'avoir un des SMIC les plus élevés au monde, à 60 % du salaire brut médian avec des allègements de cotisation très importants au niveau du SMIC - pour 30 milliards d'euros entre le SMIC et 1,6 SMIC - est également un facteur important de réduction de la pauvreté, qui peut selon moi être intégré dans le système de redistribution, même si on le mesure relativement mal. Si le coût du travail est juste un peu au-delà de la médiane européenne, en revanche le SMIC brut versé aux salariés est très élevé en comparaison européenne.

Par ailleurs, en matière d'inégalités, on observe des forces de divergence et de convergence. Parmi les forces de divergence, on peut communément citer la mondialisation ou le progrès technique. De l'autre côté, la massification scolaire et la hausse du niveau d'éducation, ainsi que la hausse du niveau d'étude et de l'activité féminine constituent des forces de convergence. Ces deux phénomènes se sont toutefois arrêtés dans les années récentes : depuis une vingtaine d'années, la durée des études n'augmente plus, ce qui n'est vraisemblablement pas compensé par une hausse de la qualité. D'autre part, la hausse de l'activité féminine est en train de plafonner alors que l'activité masculine continue à baisser. Or, généralement les hommes inactifs sont aussi en couple avec un conjoint inactif ou chômeur, puisqu'il y a une dose d'homogamie. Donc la baisse de l'activité masculine crée des pauvres, plus facilement que lorsque l'activité féminine diminue.

Le contexte me pousse à être pessimiste. Le SMIC stagne depuis quelque temps, des forces insistent sur la trop forte redistribution, en la présentant comme un « pognon de dingue » ou en rappelant l'existence d'un « ras-le-bol fiscal ». Toutes les forces de convergence qui avaient tendance à stopper l'augmentation des inégalités se sont arrêtées ou vont s'arrêter. Jusqu'ici tout va bien, mais je suis donc plutôt pessimiste pour l'avenir en ce qui concerne les inégalités, et notamment en bas de la distribution.

La politique gouvernementale, et cela est commun à la France et aux pays voisins, opère une distinction entre pauvres « méritants » et pauvres « non méritants ». Les premiers ont droit à une augmentation de leurs prestations : le minimum vieillesse, l'AAH et la prime d'activité augmentent assez fortement pendant ce quinquennat. En revanche, ce n'est pas le cas du RSA. Les « non méritants », à savoir les personnes d'âge actif valide, sont censés être mis au travail par des mesures incitatives, et, pour ce faire, on bloque le socle.

À la différence des politiques dirigées vers les retraités, la lutte contre la pauvreté, pour ces personnes d'âge actif, consiste à insister sur l'insertion par l'emploi. Suivant la fameuse maxime de l'OCDE, « il faut faire en sorte que le travail paie », et accompagner, voire pénaliser les allocataires. On parle alors de welfare to work ou de workfare. En ce sens, en France, on a mis en place le RSA activité puis la prime d'activité. On sanctionne plus ou moins les allocataires s'ils refusent deux offres raisonnables d'emploi. Dans d'autres pays, du bénévolat peut être obligatoire - le Haut-Rhin y a pensé et le Conseil d'État a estimé que l'idée pouvait être intéressante - ou bien les aides peuvent être temporaires, comme avec la réforme des prestations sociales menée par Bill Clinton aux États-Unis.

Ces politiques peuvent être populaires, mais elles n'ont pas fait leurs preuves par le passé, ni en France ni dans d'autres pays. Lorsqu'on examine la littérature, on constate que l'augmentation des incitations financières n'a probablement qu'un faible effet sur l'emploi des personnes peu qualifiées. Par exemple, en réaction à une hausse des revenus du travail, la prime d'activité (ex-RSA activité, qu'on appelait à un moment le RSA chapeau) augmente d'abord, puis baisse. Pour un couple, cela augmente les incitations à la mono-activité, de façon à ce qu'un des conjoints reprenne un emploi, mais cela baisse les incitations pour le deuxième conjoint. Ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre, et ce d'autant plus que le travailleur additionnel est souvent plus sensible aux incitations financières - on dit que son élasticité d'offre de travail est plus élevée. Il est ainsi plus facile d'inciter les femmes, qui sont souvent les travailleurs additionnels, à rester au foyer ou à aller travailler - selon les incitations financières proposées - que l'homme, dont la norme sociale est orientée vers le travail.

Ces questions d'incitation sont donc assez complexes et leur effet n'est pas flagrant au regard de la littérature. En France, en ce qui concerne le débat sur l'ouverture du RSA aux jeunes, Bargain et Vicard, dans un article paru dans la revue Économie et statistique en 2014, ont vérifié s'il y avait des différences d'emploi au niveau du seuil d'éligibilité à 25 ans en comparant avec les personnes âgées de 24 et 26 ans et ont trouvé peu, ou pas d'effet de ce seuil.

Il en est de même pour la prime d'activité. On trouve parfois de petits effets sur certains groupes, et notamment sur les parents isolés. Certains effets sont positifs, d'autres négatifs. En tout état de cause, il n'y a pas là de potentiel important de créations d'emploi.

Les effets montrés par la littérature ne sont donc pas évidents. De même pour les sanctions : celles que subissent les bénéficiaires du RSA, lorsqu'ils refusent deux offres, ont un impact ambigu. Elles peuvent légèrement les inciter à retrouver plus rapidement un emploi, mais il ne sera peut-être pas d'aussi bonne qualité que ce à quoi ils pourraient prétendre. Un article allemand a montré que les sanctions pouvaient pousser les bénéficiaires à sortir de leur situation plus rapidement, mais que cette sortie pouvait passer ou bien par l'emploi, ou bien par le non-recours, ce qui pose problème. Quand on sanctionne et qu'on suit les gens, ils ont tendance à ne pas apprécier ce contrôle et à moins recourir aux prestations.

Si on suit ces constats, il vaut mieux passer d'une logique d'activation à une logique d'investissement social, qui consiste à donner de l'argent aux pauvres. Cet argent est bien utilisé, comme l'illustrent les études menées dans ce domaine. Esther Duflo le souligne car cela a été montré dans un premier dans les pays en voie de développement. On observe ainsi que leur santé et l'éducation de leurs enfants s'améliorent. Les bénéficiaires peuvent même parfois travailler plus que lorsqu'on ne leur donne pas d'argent. Des études et des expérimentations sont réalisées autour de la question du revenu universel dans les pays développés, et on trouve aussi que donner de l'argent aux pauvres, y compris dans ces pays, peut avoir des effets bénéfiques.

Il conviendrait donc, d'après moi, d'assurer un revenu minimum à l'ensemble de la population pour qu'elle puisse être en bonne santé, se soigner, se loger, éduquer les enfants. Cela pourrait passer par une ouverture du RSA aux 18-25 ans, par la mise en place un système de bourse étudiante universelle non conditionnée aux revenus des parents, mais de façon socialement juste, par l'automatisation du RSA pour lutter contre le non-recours, et par son augmentation, par exemple de 100 euros, quitte à réduire le taux de cumul avec la prime d'activité de 61 % à 50 % ou 55 %. La logique est donc la suivante : pour lutter contre la pauvreté, il faut donner un minimum au plus grand nombre de gens possible, ce qui suppose notamment de lutter contre le non-recours et combler les « trous dans la raquette »en aidant davantage les jeunes et les étudiants.

En ce qui concerne les parents isolés, deux rapports de l'OFCE et du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) soulignent que le versement des pensions alimentaires - en général par le père - conduit souvent à une détérioration de la situation de la personne qui la reçoit. Si on a effectivement lutté contre les trappes à inactivité avec la prime d'activité, le problème auquel sont confrontés les parents isolés avec les pensions alimentaires demeure non résolu. Dans ce cadre, il faut aussi penser à aider les pères : un père isolé, qui peut avoir une garde classique un week-end sur deux ou la moitié des vacances, ne va percevoir aucune aide. On peut également baisser les coûts de garde, ou augmenter la prime d'activité, pour ces parents isolés. En effet, leur permettre de disposer de plus d'argent en travaillant a un effet réel, car c'est un groupe sous contrainte pour qui il peut être coûteux de travailler. Sur ce sujet, je vous conseille d'auditionner mes collègues Muriel Pucci ou Hélène Périvier.

Pour terminer, je souhaite évoquer la question du revenu universel. Un de ses effets est de combler l'ensemble des « trous dans la raquette », car on verse quelque chose à tout le monde. De ce point de vue-là, c'est bien. Mais je suis plutôt social-démocrate : faut-il donner à tout le monde ? Le coût est très important. Se pose également la question de l'acceptabilité politique d'un revenu inconditionnel. Par ailleurs, dans une logique de lutte contre la pauvreté, il faut, à mon avis, donner plus à ceux qui ont le plus besoin, notamment aux parents isolés ou aux personnes célibataires qui ne bénéficient pas d'économies d'échelle. Le système actuel, avec une dose de familialisation, le fait en partie. En revanche, le revenu universel est individualisé, donc avec ce système, lorsqu'on donne 500 ou 1 000 euros à tout le monde, un couple sans revenus aura un niveau de vie plus important qu'une personne isolée. Cela pose problème, selon moi.

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