Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation

Réunion du 2 mars 2021 à 17h25

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Michau

Mes chers collègues, dans le cadre de notre mission d'information, après avoir entendu l'Association des départements de France, puis trois sociologues, nous poursuivons nos travaux de l'après-midi par l'audition conjointe de deux économistes, MM. Guillaume Allègre et Stéphane Carcillo. Madame Élise Huillery n'a, hélas, pas pu se joindre à cette audition pour des circonstances personnelles impérieuses.

Messieurs, notre mission d'information sénatoriale, chargée de comprendre et de proposer des solutions face aux phénomènes de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, se réjouit de bénéficier de vos regards croisés. Comme cela vous a été précisé quand nous vous avons contactés, nous vous proposons de débuter cette audition conjointe par un exposé liminaire d'une dizaine de minutes chacun.

Je n'ose dire que ces interventions se feront à contre-emploi puisque vous avez chacun une vue globale du sujet. Néanmoins, Monsieur Allègre, qui avez beaucoup travaillé sur la question de la protection sociale et du revenu universel, vous avez souhaité débuter en traitant le sujet du rapport entre la pauvreté et le travail. Je vous proposerai donc de commencer ainsi cette table ronde. Quant à vous, Monsieur Carcillo, qui avez fait de nombreuses publications sur les politiques du travail, vous avez souhaité commencer en parlant de la rationalisation des dispositifs d'aides et du taux de recours aux aides. Je crois que vous souhaitez également évoquer la situation des jeunes, problématique qui nous intéresse également particulièrement.

Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, qui devrait nous permettre d'aborder les différents points du questionnaire que nous vous avons transmis, et enfin par les questions des sénateurs membres de notre mission d'information.

Debut de section - Permalien
Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE

Merci de votre invitation. J'espère que nos deux contributions seront complémentaires. Je vais pour ma part beaucoup parler des prestations sociales. J'ai dit que j'allais parler du travail, mais c'est aussi parce que, depuis quelques années, les prestations sociales sont tournées vers le travail : on essaye d' « activer » les personnes. Je vais plaider moins pour cette activation des personnes pauvres que pour le fait de donner de l'argent aux pauvres, car c'est le meilleur moyen, d'après moi, et avec les institutions actuelles, de lutter contre la pauvreté. C'est mon message principal aujourd'hui.

Je vais commencer par faire un profil de la pauvreté aujourd'hui. C'est une notion relative, qui concerne les individus dont le niveau de vie est inférieur à 60 ou 50 % du niveau de vie médian. Avant la crise sanitaire, elle touchait entre 14 et 15 % de la population au seuil de 60 % et entre 8 et 9 % au seuil de 50 %, avec donc 6 % de la population situés entre ces deux seuils. La France se caractérise, en comparaison européenne, par un taux de pauvreté relativement faible et une intensité de la pauvreté, qui est l'écart entre le niveau de vie des pauvres et le seuil de pauvreté, également assez faible.

Si on prend une perspective de très longue période, on constate que la pauvreté a beaucoup diminué, notamment durant les Trente Glorieuses, et s'est rajeunie. Dans les années 1950-1960, elle concernait particulièrement les personnes âgées, tandis aujourd'hui elle touche surtout les jeunes de 18-25 ans et les enfants. La pauvreté est en effet mesurée au niveau du ménage, et les jeunes, les mineurs et les enfants appartiennent à des ménages et des foyers d'âge actif. Aujourd'hui, 21 % des enfants et autour de 20 % des jeunes de 18 à 25 ans sont pauvres, tandis que 13 % des 30-65 ans sont pauvres - avec une faible évolution suivant l'âge entre 30 et 65 ans. Au-delà de 65 ans, on est autour de 8 à 9 %. Les personnes âgées et les retraités sont donc aujourd'hui beaucoup moins pauvres, et on peut même considérer qu'ils le sont encore moins que ne l'indiquent les statistiques officielles car, dans la notion de niveau de vie, on ne prend pas en compte les loyers que les propriétaires occupants se versent. Or, les personnes âgées sont plus souvent propriétaires occupants, sans charge de loyer ni charge d'intérêt. Ils sont donc, d'une certaine façon, plus aisés que quelqu'un qui dispose du même revenu mais verse un loyer. Si on tient compte de ce paramètre, le taux de pauvreté des plus de 65 ans serait encore plus faible et celui des personnes d'âge actif ainsi que des jeunes et des enfants serait plus élevé, ce qui représente une forte différence.

Je fais une incursion dans les politiques publiques, sur lesquelles je reviendrai à la fin. En France, le minimum vieillesse doit augmenter à 900 euros. On sait par ailleurs que le seuil de pauvreté à 60 % se situe autour de 1000 euros. Avec le minimum vieillesse et les allocations logement, on dépasse donc déjà le seuil de pauvreté. Cela aboutit cependant à une situation dans laquelle si vous êtes locataire, vous vous situez au-dessus du seuil de pauvreté et vous n'êtes pas pauvre, tandis que si vous êtes propriétaire ou occupant et dans une situation par ailleurs similaire, vous ne touchez pas les allocations logement et vous pouvez vous trouver dans une situation de pauvreté. Le système actuel a donc presque éradiqué la pauvreté, au moins à 50 % mais pratiquement à 60 % aussi, pour les personnes âgées et pour les bénéficiaires de l'allocation adulte handicapé (AAH), qui est à peu près du même montant que le minimum vieillesse.

La pauvreté concerne plutôt des jeunes, des personnes d'âge actif, et parmi ces ménages, beaucoup de familles monoparentales, dont le taux de pauvreté atteint 35 %. Ce taux a toujours été assez élevé pour ces familles, mais en raison de leur essor - leur nombre a doublé en quarante ans - le poids des familles monoparentales dans les personnes pauvres, au total, a fait plus que doubler.

Pourquoi les familles monoparentales sont-elles pauvres alors qu'elles sont plus aidées qu'avant et travaillent plus ? On observe en réalité que les autres familles travaillent encore plus. Il est à cet égard important de rappeler que la pauvreté est une notion relative. En effet, la norme est de plus en plus, avec la hausse du travail féminin, à la pleine activité dans les foyers : les couples avec un ou deux enfants sont souvent bi-actifs, et les personnes seules travaillent, conduisant à une pleine activité dans le foyer. Si votre foyer ne se situe pas dans cette norme de pleine activité, vous êtes donc souvent pauvre. Et, comme les familles monoparentales ont historiquement une difficulté à travailler à plein temps, notamment en présence de jeunes enfants, elles tombent rapidement dans la pauvreté.

Comment expliquer les évolutions de la pauvreté ? On observe en France une forte baisse jusqu'en 1979-1980, puis une relative stabilité dans les quarante dernières années, parsemée d'oscillations qui peuvent être attribuées à la conjoncture. On ne retrouve pas une telle stabilité - hors crise conjoncturelle - dans les autres pays occidentaux, touchés par ailleurs par une tendance à l'augmentation des inégalités, notamment dans les pays libéraux mais aussi en Allemagne ou en Suède.

On l'explique par le fait qu'en France le système de redistribution s'est plutôt stabilisé, voire renforcé, alors que cette redistribution a plutôt eu tendance à diminuer dans d'autres pays. Le fait d'avoir un des SMIC les plus élevés au monde, à 60 % du salaire brut médian avec des allègements de cotisation très importants au niveau du SMIC - pour 30 milliards d'euros entre le SMIC et 1,6 SMIC - est également un facteur important de réduction de la pauvreté, qui peut selon moi être intégré dans le système de redistribution, même si on le mesure relativement mal. Si le coût du travail est juste un peu au-delà de la médiane européenne, en revanche le SMIC brut versé aux salariés est très élevé en comparaison européenne.

Par ailleurs, en matière d'inégalités, on observe des forces de divergence et de convergence. Parmi les forces de divergence, on peut communément citer la mondialisation ou le progrès technique. De l'autre côté, la massification scolaire et la hausse du niveau d'éducation, ainsi que la hausse du niveau d'étude et de l'activité féminine constituent des forces de convergence. Ces deux phénomènes se sont toutefois arrêtés dans les années récentes : depuis une vingtaine d'années, la durée des études n'augmente plus, ce qui n'est vraisemblablement pas compensé par une hausse de la qualité. D'autre part, la hausse de l'activité féminine est en train de plafonner alors que l'activité masculine continue à baisser. Or, généralement les hommes inactifs sont aussi en couple avec un conjoint inactif ou chômeur, puisqu'il y a une dose d'homogamie. Donc la baisse de l'activité masculine crée des pauvres, plus facilement que lorsque l'activité féminine diminue.

Le contexte me pousse à être pessimiste. Le SMIC stagne depuis quelque temps, des forces insistent sur la trop forte redistribution, en la présentant comme un « pognon de dingue » ou en rappelant l'existence d'un « ras-le-bol fiscal ». Toutes les forces de convergence qui avaient tendance à stopper l'augmentation des inégalités se sont arrêtées ou vont s'arrêter. Jusqu'ici tout va bien, mais je suis donc plutôt pessimiste pour l'avenir en ce qui concerne les inégalités, et notamment en bas de la distribution.

La politique gouvernementale, et cela est commun à la France et aux pays voisins, opère une distinction entre pauvres « méritants » et pauvres « non méritants ». Les premiers ont droit à une augmentation de leurs prestations : le minimum vieillesse, l'AAH et la prime d'activité augmentent assez fortement pendant ce quinquennat. En revanche, ce n'est pas le cas du RSA. Les « non méritants », à savoir les personnes d'âge actif valide, sont censés être mis au travail par des mesures incitatives, et, pour ce faire, on bloque le socle.

À la différence des politiques dirigées vers les retraités, la lutte contre la pauvreté, pour ces personnes d'âge actif, consiste à insister sur l'insertion par l'emploi. Suivant la fameuse maxime de l'OCDE, « il faut faire en sorte que le travail paie », et accompagner, voire pénaliser les allocataires. On parle alors de welfare to work ou de workfare. En ce sens, en France, on a mis en place le RSA activité puis la prime d'activité. On sanctionne plus ou moins les allocataires s'ils refusent deux offres raisonnables d'emploi. Dans d'autres pays, du bénévolat peut être obligatoire - le Haut-Rhin y a pensé et le Conseil d'État a estimé que l'idée pouvait être intéressante - ou bien les aides peuvent être temporaires, comme avec la réforme des prestations sociales menée par Bill Clinton aux États-Unis.

Ces politiques peuvent être populaires, mais elles n'ont pas fait leurs preuves par le passé, ni en France ni dans d'autres pays. Lorsqu'on examine la littérature, on constate que l'augmentation des incitations financières n'a probablement qu'un faible effet sur l'emploi des personnes peu qualifiées. Par exemple, en réaction à une hausse des revenus du travail, la prime d'activité (ex-RSA activité, qu'on appelait à un moment le RSA chapeau) augmente d'abord, puis baisse. Pour un couple, cela augmente les incitations à la mono-activité, de façon à ce qu'un des conjoints reprenne un emploi, mais cela baisse les incitations pour le deuxième conjoint. Ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre, et ce d'autant plus que le travailleur additionnel est souvent plus sensible aux incitations financières - on dit que son élasticité d'offre de travail est plus élevée. Il est ainsi plus facile d'inciter les femmes, qui sont souvent les travailleurs additionnels, à rester au foyer ou à aller travailler - selon les incitations financières proposées - que l'homme, dont la norme sociale est orientée vers le travail.

Ces questions d'incitation sont donc assez complexes et leur effet n'est pas flagrant au regard de la littérature. En France, en ce qui concerne le débat sur l'ouverture du RSA aux jeunes, Bargain et Vicard, dans un article paru dans la revue Économie et statistique en 2014, ont vérifié s'il y avait des différences d'emploi au niveau du seuil d'éligibilité à 25 ans en comparant avec les personnes âgées de 24 et 26 ans et ont trouvé peu, ou pas d'effet de ce seuil.

Il en est de même pour la prime d'activité. On trouve parfois de petits effets sur certains groupes, et notamment sur les parents isolés. Certains effets sont positifs, d'autres négatifs. En tout état de cause, il n'y a pas là de potentiel important de créations d'emploi.

Les effets montrés par la littérature ne sont donc pas évidents. De même pour les sanctions : celles que subissent les bénéficiaires du RSA, lorsqu'ils refusent deux offres, ont un impact ambigu. Elles peuvent légèrement les inciter à retrouver plus rapidement un emploi, mais il ne sera peut-être pas d'aussi bonne qualité que ce à quoi ils pourraient prétendre. Un article allemand a montré que les sanctions pouvaient pousser les bénéficiaires à sortir de leur situation plus rapidement, mais que cette sortie pouvait passer ou bien par l'emploi, ou bien par le non-recours, ce qui pose problème. Quand on sanctionne et qu'on suit les gens, ils ont tendance à ne pas apprécier ce contrôle et à moins recourir aux prestations.

Si on suit ces constats, il vaut mieux passer d'une logique d'activation à une logique d'investissement social, qui consiste à donner de l'argent aux pauvres. Cet argent est bien utilisé, comme l'illustrent les études menées dans ce domaine. Esther Duflo le souligne car cela a été montré dans un premier dans les pays en voie de développement. On observe ainsi que leur santé et l'éducation de leurs enfants s'améliorent. Les bénéficiaires peuvent même parfois travailler plus que lorsqu'on ne leur donne pas d'argent. Des études et des expérimentations sont réalisées autour de la question du revenu universel dans les pays développés, et on trouve aussi que donner de l'argent aux pauvres, y compris dans ces pays, peut avoir des effets bénéfiques.

Il conviendrait donc, d'après moi, d'assurer un revenu minimum à l'ensemble de la population pour qu'elle puisse être en bonne santé, se soigner, se loger, éduquer les enfants. Cela pourrait passer par une ouverture du RSA aux 18-25 ans, par la mise en place un système de bourse étudiante universelle non conditionnée aux revenus des parents, mais de façon socialement juste, par l'automatisation du RSA pour lutter contre le non-recours, et par son augmentation, par exemple de 100 euros, quitte à réduire le taux de cumul avec la prime d'activité de 61 % à 50 % ou 55 %. La logique est donc la suivante : pour lutter contre la pauvreté, il faut donner un minimum au plus grand nombre de gens possible, ce qui suppose notamment de lutter contre le non-recours et combler les « trous dans la raquette »en aidant davantage les jeunes et les étudiants.

En ce qui concerne les parents isolés, deux rapports de l'OFCE et du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) soulignent que le versement des pensions alimentaires - en général par le père - conduit souvent à une détérioration de la situation de la personne qui la reçoit. Si on a effectivement lutté contre les trappes à inactivité avec la prime d'activité, le problème auquel sont confrontés les parents isolés avec les pensions alimentaires demeure non résolu. Dans ce cadre, il faut aussi penser à aider les pères : un père isolé, qui peut avoir une garde classique un week-end sur deux ou la moitié des vacances, ne va percevoir aucune aide. On peut également baisser les coûts de garde, ou augmenter la prime d'activité, pour ces parents isolés. En effet, leur permettre de disposer de plus d'argent en travaillant a un effet réel, car c'est un groupe sous contrainte pour qui il peut être coûteux de travailler. Sur ce sujet, je vous conseille d'auditionner mes collègues Muriel Pucci ou Hélène Périvier.

Pour terminer, je souhaite évoquer la question du revenu universel. Un de ses effets est de combler l'ensemble des « trous dans la raquette », car on verse quelque chose à tout le monde. De ce point de vue-là, c'est bien. Mais je suis plutôt social-démocrate : faut-il donner à tout le monde ? Le coût est très important. Se pose également la question de l'acceptabilité politique d'un revenu inconditionnel. Par ailleurs, dans une logique de lutte contre la pauvreté, il faut, à mon avis, donner plus à ceux qui ont le plus besoin, notamment aux parents isolés ou aux personnes célibataires qui ne bénéficient pas d'économies d'échelle. Le système actuel, avec une dose de familialisation, le fait en partie. En revanche, le revenu universel est individualisé, donc avec ce système, lorsqu'on donne 500 ou 1 000 euros à tout le monde, un couple sans revenus aura un niveau de vie plus important qu'une personne isolée. Cela pose problème, selon moi.

Debut de section - Permalien
Stéphane Carcillo, chef de la division Emploi et Revenus à l'OCDE et professeur d'économie à Sciences Po Paris

Que puis-je ajouter par rapport à ce panorama très complet présenté par M. Allègre ? Peut-être quelques points de comparaison internationale.

En premier lieu, la France bénéficie d'un dispositif de prestations sociales extrêmement complet. Nous couvrons un grand nombre de groupes, selon un maillage assez fin - qui présente des limites sur lesquelles je reviendrai après - et nous dépensons aujourd'hui, sur les prestations sous conditions de ressources et l'assistance sociale, environ 1,6 point de PIB, ce qui est plus élevé que la moyenne européenne. On réduit fortement la pauvreté, en la divisant presque par deux grâce à ces aides ciblées. Si on prend en compte l'ensemble des dispositifs de prestations sociales, ce qui inclut les dispositifs assurantiels, on divise même la pauvreté par trois. En comparaison internationale, notre dispositif est solide et atteint donc une performance assez forte.

Comme l'a rappelé M. Allègre, le taux de pauvreté en France est relativement faible et stable depuis de nombreuses années en comparaison internationale. Pour réduire davantage cette situation de pauvreté, plusieurs stratégies existent. La première consiste à dépenser plus et à augmenter le niveau de prestation, si possible de manière ciblée. C'est très important car si on fait des dispositifs moins ciblés, notamment assurantiels, l'effet sur la pauvreté sera moindre : on note à cet égard une claire différence entre les prestations sous conditions de ressources et les prestations assurantielles.

De manière plus précise, quelles sont les voies d'amélioration ?

La première voie consiste à agir sur le problème du non-recours. On estime par exemple que le taux de recours au RSA est d'environ deux tiers, ce qui signifie qu'un tiers des personnes qui y auraient droit n'en bénéficient pas car ils ne le demandent pas. On ne comprend pas toujours très bien pourquoi : peut-être à cause de l'ignorance des droits ouverts ? à cause de coûts administratifs associés à la demande ? Il existe certainement de manières d'améliorer les choses en termes de recours. Désormais, on dispose en effet de la capacité de pré-remplir l'essentiel des données relatives issues du travail et d'autres prestations, qui viennent en différentiel par rapport au RSA. On est quasiment capable de faire un versement automatique si on le souhaite, grâce aux nouvelles déclarations, comme la déclaration sociale nominative (DSN).

La rationalisation des aides pourrait également contribuer à résoudre ce problème. Le dispositif est composé de dix minima sociaux qui sont difficilement lisibles et difficiles à piloter, avec des règles différentes, notamment des échelles d'équivalence selon la taille de la famille, et des montants qui varient, et parfois pour des populations identiques. Je prends l'exemple du RSA et de l'allocation de solidarité spécifique (ASS), qui prévoient des montants légèrement différents - l'ASS est conjugalisée alors que le RSA est familialisé - pour des personnes qui se trouvent dans des situations assez similaires. La seule différence est que le bénéficiaire de l'ASS a contribué un peu plus longtemps à l'assurance chômage que le bénéficiaire du RSA. Une rationalisation aiderait à l'amélioration du taux de recours. On pourrait imaginer un revenu de base identique pour tout le monde, sur la base de la même échelle d'équivalence - c'est-à-dire les mêmes règles qui permettent d'augmenter ce revenu de base lorsqu'on est en couple ou qu'on a des enfants - où l'on prévoirait des suppléments en fonction de la situation. Ainsi, les allocations de logements seraient rajoutées en fonction de la situation de logement, l'équivalent de la prime d'activité serait versé dans le cas où le salaire serait au niveau du SMIC. On pourrait également, si l'on est handicapé, monter au niveau de l'AAH, qui s'approche des 1 000 euros, et, si l'on est retraité, atteindre le niveau du minimum vieillesse. On pourrait donc imaginer un système plus simple en termes d'architecture et plus lisible est donc envisageable.

Deuxième voie d'amélioration : la situation des jeunes. Malgré ce dispositif très complet, comme l'a rappelé M. Allègre, des « trous dans la raquette » subsistent, en particulier chez les jeunes de moins de 25 ans. Il s'agit d'un sujet d'actualité, étant donné le plan « 1 jeune, 1 solution » mis en place par le Gouvernement et qui va continuer de s'étendre.

À cet égard, il faut comprendre pourquoi les jeunes ne sont pas éligibles au RSA. Le système de redistribution français repose sur une très forte tradition de familialisation des aides, notamment avec le quotient familial et les allocations familiales : on a pris l'habitude d'aider les jeunes jusqu'à 25 ans à travers ce prisme. Pendant longtemps, l'ouverture des aides aux jeunes s'est donc heurtée au fait que de nombre d'entre elles passaient déjà par la famille, avec le risque de donner aux jeunes ce qu'on retire aux parents et aux autres enfants. C'est pourquoi les jeunes ne sont pas compris dans le RSA. Il a certes été étendu aux jeunes qui se trouvaient déjà sur le marché du travail et ayant accumulé au moins deux ans de contribution, ou aux jeunes parents. Toutefois, la crise actuelle a révélé le fait que de nombreux jeunes sont sortis du système éducatif, en situation d'emploi précaire, ou n'ont pas assez travaillé pour avoir droit à l'assurance chômage et trop pour avoir droit à d'autres aides. Ils n'ont pas le droit non plus au RSA.

Se pose donc la question des aides que l'on peut promouvoir. Depuis plusieurs années, les gouvernements successifs ont mis en place la garantie jeunes, d'ampleur d'abord limitée puis grandissante. Cette stratégie est plutôt vertueuse, car l'insertion dans l'emploi, entendu de façon générale pour les jeunes les moins qualifiés, et dans l'emploi durable pour ceux qui sont dans une situation précaire, constitue l'un des grands problèmes des jeunes en matière de pauvreté. Même si cette stratégie mérite donc d'être continuée, elle comporte plusieurs limites. D'abord la garantie jeunes ne dure qu'un an. Elle va certes être augmentée à un an et demi, mais les jeunes qui ont des difficultés durables, peuvent tout à fait se retrouver, avant 25 ans, à la fin de la garantie jeunes et sans aide. Deuxième limite de cette garantie jeunes : bien qu'elle soit certes très vertueuse grâce au couple prestation-accompagnement, à chaque fois qu'on veut augmenter sa jauge - des marges de manoeuvre existent en la matière puisqu'un million de jeunes sont sans emploi, sans éducation, sans formation, alors que la jauge de la garantie jeunes est aujourd'hui prévue à 200 000 - il faut que l'accompagnement et les moyens humains suivent. Sans cela, si on double le portefeuille des conseillers dans missions locales, les vertus de la garantie jeunes resteraient lettre morte. Ensuite, comme ces missions locales sont focalisées sur des jeunes peu qualifiés, le dispositif est peu adapté aux personnes qui sont déjà dans l'emploi, ont des diplômes mais ont du mal à s'insérer dans l'emploi durable. Si on veut aller plus loin dans cette stratégie d'ouverture aux jeunes d'une allocation de garantie jeunes, qui est presque l'équivalent du RSA, il est nécessaire d'ouvrir plus largement l'accompagnement en passant par Pôle emploi.

D'une manière générale, je suis d'accord avec M. Allègre pour dire qu'il n'y a pas de raison éthique d'exclure les jeunes de l'aide sociale, et notamment ceux qui ne sont plus dépendants de leurs parents. Ces jeunes constituent précisément un groupe auquel se posent des problèmes essentiels en matière de pauvreté, qu'il faut donc essayer de régler. La question des étudiants est différente parce que nombre d'entre eux sont dépendants de leurs parents, et bénéficient ainsi d'un logement et de transferts financiers.

Troisième voie d'amélioration : la lutte contre les barrières non monétaires à l'insertion. Si l'on veut réduire la pauvreté, il faut s'attaquer au problème majeur de l'accès à l'emploi et à un nombre suffisant d'heures de travail - notamment pour les parents isolés. Ce n'est pas uniquement une question d'incitations financières : celles qui visent le retour à l'emploi sont, en France, relativement bonnes, notamment depuis la création de la prime d'activité ou, anciennement, du RSA chapeau. Ces dispositifs ont permis que le travail paie et qu'on ne perde pas toutes les aides lorsqu'on accède à un emploi, modulo le maquis des aides locales qui ne sont pas situées dans le cadre du couple RSA-prime d'activité et qu'on peut perdre, dans certaines collectivités. Si, donc, les incitations au retour à l'emploi sont globalement bonnes en France, des barrières non monétaires à la reprise d'emploi persistent. Cela renvoie à la question du service d'insertion, notamment des personnes bénéficiaires d'aides sociales comme le RSA. La garde d'enfants fait partie des grandes préoccupations des familles monoparentales ; se posent aussi le problème de la garde de personnes isolées comme les parents malades, celui de la mobilité et de l'incapacité de se déplacer là où le travail se trouve quand les emplois ne sont pas à proximité, ou encore celui de la formation. Tout un éventail de barrières non monétaires reste donc à lever.

Les rapports qui ont été publiés sur ce sujet, en particulier sur l'insertion dans le cadre du RSA, pointent les limites du système français, qui est assez éclaté et très hétérogène sur le territoire. Nous disposons de marges de manoeuvre pour mettre en oeuvre la réforme de l'insertion, voulue par plusieurs gouvernements, y compris le Gouvernement actuel, mais qui pour l'instant n'a pas abouti. Cette problématique de l'insertion est différente de celle qui se pose aux demandeurs d'emploi classiques car il faut essayer de rassembler tous les services en interconnexion, si possible au même endroit, pour construire un service d'insertion. À cet égard, le modèle mis en oeuvre par la Norvège est vertueux : elle a regroupé les services d'indemnisation et les services sociaux dans les mêmes bureaux, et cela bénéficie fortement aux personnes les plus fragiles qui ont le plus de difficulté à retourner à l'emploi. L'insertion est donc un domaine central pour favoriser un accès à l'emploi durable, élément qui pèse dans la lutte contre la pauvreté.

C'est là l'essentiel de mon propos. Pour terminer rapidement sur le revenu universel, il s'agit d'une stratégie intéressante, qui améliorerait peut-être la lisibilité et le recours, mais qui ferait en France potentiellement beaucoup de perdants, puisqu'il est individualisé, alors que les prestations actuelles sont familialisées. Se mettre dans une logique totalement différente de celle qu'on a choisie pour construire le système serait extrêmement compliqué dans le cas de la France. L'OCDE a publié une note de simulation avec quelques scénarios, qui mettait en évidence ces limites.

Debut de section - PermalienPhoto de Frédérique Puissat

Merci à nos intervenants, qui nous ont présenté deux approches différentes, ce qui est intéressant dans le cadre de cette mission d'information. Monsieur Allègre, 'ai écouté avec attention vos propos selon lesquels votre objectif était de donner de l'argent aux pauvres, cela a le mérite d'être clair. J'ai une question sur le sujet : nous avons tout à l'heure entendu des sociologues et nous nous sommes rendus compte que la sortie de la pauvreté était le fruit de plusieurs facteurs : familiaux, financiers et d'insertion sociale. Réduire un discours à une simple logique financière n'est-il pas un peu court ?

Vous avez par ailleurs évoqué le cas des retraités qui seraient peut-être moins pauvres que d'autres. Même si vous avez souligné que la pauvreté est un enjeu complexe, le fait d'appuyer sur une certaine catégorie de personnes contre une autre ne contribue-t-il pas à faire diverger nos populations et à créer finalement entre les uns et les autres des sentiments d'injustice ? Je dis cela parce que des mesures affectant les retraités ont été prises par le Gouvernement, et ont pu contribuer à déclencher la crise des gilets jaunes. Les retraités correspondent à différentes catégories et il ne faut peut-être pas les regrouper en bloc homogène.

Monsieur Carcillo, je souhaite d'abord revenir sur l'automatisation des aides. On dispose de données permettant déjà l'automatisation de nombreuses démarches, par exemple avec la retenue à la source, qui a constitué une révolution dans la fiscalité. Il y a une vraie discussion à ce sujet au niveau des travailleurs sociaux, donc je pose la question sans aucun a priori : doit-on automatiser ces aides ou ne faut-il pas tout de même qu'il subsiste une démarche de la part des personnes concernées ? Il faut ici prendre en considération le risque de fracture numérique, qui empêcherait certaines personnes de pouvoir bénéficier de ce à quoi la société leur permettrait d'avoir droit, et le fait que certaines populations peuvent ne pas oser franchir le pas.

Ma deuxième question porte sur l'enjeu de la rationalisation, bien distinct de celui du revenu universel, mais qui, dans votre approche, qui présente un intérêt certain. La mise en place opérationnelle de cette rationalisation a-t-elle été faite dans d'autres pays, et dans quels délais ? Nos systèmes sont complexes et cette rationalisation peut générer des gagnants et des perdants. Il faut donc être prudent.

Vous avez parlé des jeunes non dépendants de leurs parents : cela existe-t-il et faut-il que cela existe ? Je m'explique. À partir du moment où l'on définit des jeunes moins dépendants de leurs parents comme critère d'éligibilité aux aides publiques, ne les coupe-t-on pas d'un système familial qui pourrait les empêcher de basculer dans la pauvreté et la précarité ?

Enfin, sur l'insertion, vous avez évoqué la garantie jeunes. Je suis un peu choquée par l'empilement des dispositifs : la garantie jeunes, les écoles de la deuxième chance ou les établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide) qui accompagnent certains jeunes. Ils ont le mérite d'offrir un accompagnement et une allocation, mais de niveau différent. Ne faudrait-il pas harmoniser cela pour fournir à chaque jeune la solution qui correspond à son profil ? Au final, la proposition du Gouvernement d'un service public de l'insertion constitue-t-elle une piste pour avoir, à terme, un guichet unique à l'échelle territoriale et départementale ?

Debut de section - Permalien
Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE

J'ai certes été court et réducteur, mais c'était fait exprès. Si vous m'aviez interrogé sur ce qu'il faut faire aux États-Unis, j'aurais proposé d'augmenter le salaire minimum. C'est une réforme évidente, qui ne détruirait que peu d'emplois et permettrait d'accroître le revenu des pauvres sans coût pour l'État. On gagne d'un côté sans perdre de l'autre, alors que généralement, en économie, on fonctionne en termes d'arbitrage, par exemple entre égalité et efficacité. De ce point de vue, si on donne le RSA aux 18-25 ans, si on l'automatise et qu'on l'augmente de 100 euros, l'impact sur l'emploi sera marginal tandis que l'impact sur la pauvreté et son intensité sera très important. On gagne beaucoup en termes d'égalité et on perd peu en efficacité. Une telle réforme serait donc assez évidente, à la différence d'autres.

Je vais développer trois points.

D'abord : l'emploi. Selon moi, cette question est sociale et macroéconomique plus qu'individuelle et d'accompagnement. C'est là où je ne suis pas nécessairement d'accord avec Stéphane Carcillo. Faire beaucoup d'accompagnement peut être positif dans le sens où des gens vont doubler d'autres personnes dans la file d'attente, mais il faut surtout créer de l'emploi, et, pour cela, avoir une politique macroéconomique solide. Il s'avère que la politique macroéconomique dans la crise a été plutôt bonne, avec le chômage partiel et les taux d'intérêt bas. Il est important de continuer sur cette lancée. En 2008, on a eu les bons réflexes, avant d'être confronté à la crise de l'euro en 2011 et à la double-dip recession. Il faut éviter de retomber dans cette spirale récessionniste et mener une stratégie de sortie de crise de long terme, sans essayer de rembourser la dette de façon prématurée. Ensuite, évidemment, se pose la question de l'éducation. Dans cette course entre technologie et éducation, on doit s'orienter vers une augmentation, peut-être pas tant de la quantité d'éducation, qui est déjà longue, mais surtout de sa qualité. Il faut, notamment pour les élèves les plus défavorisés, faire en sorte que tout le monde lise en fin de CE1. Cela doit s'envisager à long terme : si on s'engage dans cette politique aujourd'hui, les effets seront perçus dans vingt ans.

Ensuite, le versement automatique comporte une difficulté. L'impôt est prélevé au niveau du foyer fiscal ou au niveau individuel, alors que les prestations sociales sont versées au niveau du foyer ou du ménage au sens de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et sont donc familialisées. Pour pouvoir automatiser, l'administration doit savoir en temps réel, ou au moins tous les trimestres, qui habite où et avec qui. En France, l'administration ne le sait pas, à la différence de ce qu'on observe dans les pays à registre où on est censé déclarer dans quel logement on habite et à quelle adresse. Ce serait une sorte de révolution d'aboutir à cela. On peut aussi décider de ne plus conjugaliser les prestations sociales mais ce serait à mon avis une erreur, en raison des économies d'échelle qui existent. Il coûte vraiment plus cher, pour une famille qui se sépare, de vivre ainsi que de vivre conjointement.

Sur la question du RSA, Stéphane Carcillo a évoqué la possibilité de ne le donner qu'aux jeunes décohabitants. Cela réduirait vraiment le coût. En effet, étendre le RSA aux jeunes coûterait environ 5 et 7 milliards d'euros. Or, on dénombre en France un million de NEET (« Not in Education, Employment or Training », ou « ni étudiant, ni employé, ni stagiaire »), qui vivent aux trois quarts chez leurs parents. Donc réserver le RSA aux jeunes décohabitants, qui ne constituent que 25 % de ces NEET, ne représenterait qu'un coût de 1,5 ou 2 milliards d'euros. Mais si on fait cela, on risque de donner de l'argent à des qui sont aidés par leurs parents « sous la table », en payant le loyer de leur logement par exemple, et pas à d'autres jeunes qui continuent d'habiter chez leurs parents du fait qu'ils sont justement moins aisés et ne peuvent pas se permettre de décohabiter.

Pour les jeunes et les étudiants, on peut penser à un autre objectif. Le but n'est pas uniquement la réduction de la pauvreté. Effectivement, de nombreux jeunes ont des niveaux de vie relativement élevés grâce au soutien parental. On doit aussi se demander si on veut favoriser l'autonomie ou non. Au Danemark, l'allocation étudiante est deux fois plus élevée pour les jeunes décohabitants (800 euros) que pour les jeunes cohabitants (400 euros). Dans les pays scandinaves, les politiques sociales encouragent la décohabitation alors qu'en France, avec la familialisation, on encourage la cohabitation. L'objectif est de donner l'autonomie aux jeunes et étudiants, ce qui me paraît important. En effet, même si elle comporte des métropoles, la France reste un pays relativement centralisé. Si vous habitez dans une petite ville et que vous restez chez vos parents en tant qu'étudiant, vous n'aurez pas accès à offre de formation complète. Si des politiques n'aident pas à emménager ailleurs, vous risquez de suivre la formation qui se trouve là où vous habitez, et tout le monde y aura suivi la même formation ! Il est donc important de favoriser la mobilité résidentielle.

La condition sous-jacente est la construction de logements, pour les étudiants et les personnes pauvres. Des revenus doivent être versés aux jeunes et aux étudiants pour les aider dans cette mobilité résidentielle. C'est aussi très important en termes de croissance : des unités territoriales sont plus productives que d'autres. Si on veut profiter des externalités d'agglomération, il faut inciter les gens à vivre dans un endroit différent de leurs parents.

Debut de section - Permalien
Stéphane Carcillo, chef de la division Emploi et Revenus à l'OCDE et professeur d'économie à Sciences Po Paris

En ce qui concerne d'abord l'automatisation des aides, on est presque capable d'automatiser le versement de la prime d'activité, et on ne voit pas pourquoi on ne le ferait pas. En revanche, l'automatisation du RSA constituerait pour certains un problème moral. Mais je ne vois pas pourquoi on aiderait automatiquement les gens qui travaillent, et pas les autres. On devrait automatiser pour essayer de réduire la pauvreté. En particulier, de nombreuses personnes peuvent se retrouver sans travail sur une période courte, d'un à trois mois, et ne demandent pas l'aide car elles espèrent retrouver un travail rapidement - ce qui n'est pas toujours le cas. Ce coût administratif de la demande d'aide mêlé à l'anticipation de la reprise d'emploi freine le recours. Dans ces conditions, un versement automatique permettrait de réduire la pauvreté parmi ces populations précaires. Je parle ici de la prime d'activité et du RSA et non de l'AAH et du minimum vieillesse qui comportent des critères d'entrée précis.

Toujours sur la question de l'automaticité et du transfert d'information. Aujourd'hui, l'administration fiscale peut savoir qui habite avec qui, sur la base d'une adresse commune. Les services sociaux disposent aussi d'informations, qui peuvent être différentes de celles de l'administration fiscale. On doit en tout cas pouvoir résoudre ce problème. Si un changement de situation survient au cours d'un trimestre ou d'une année, on peut imaginer qu'il soit notifié dans une déclaration de fin d'année, ce qui donnerait lieu à un indu ou à des recouvrements. En général, on n'arrive pas à récupérer l'argent auprès de ces populations-là, donc on peut imaginer que la situation que vous déclarez à telle date est la situation qui fixera vos droits sur l'année. En revanche, à la fin de l'année, pour éviter cet effet d'indu, si vous déclarez une nouvelle situation, elle fixera vos droits à compter de ce changement de situation.

Sur le deuxième point, on a en effet l'exemple de l'universal credit qui procède à la rationalisation de toutes les aides. Mais il a été mis en place avec l'objectif de faire des économies, ce qui a généré beaucoup de perdants : ce n'est donc pas un très bon exemple à suivre si on veut faire de la rationalisation pour augmenter la lisibilité du système, son pilotage, et le recours. En revanche, cette expérience montre que rationaliser les aides prend plusieurs années, car les systèmes d'information doivent être rendus compatibles et mis à jour, les bases de données réunies et enfin parce qu'un phasage est nécessaire. En effet, lorsqu'on passe d'un système à l'autre, on fait potentiellement des perdants. Par exemple, la fusion du RSA avec l'ASS ferait des perdants, notamment parmi les couples, qui sont relativement favorisés dans le cadre de l'ASS. Il est donc très compliqué, notamment politiquement, de passer du jour au lendemain dans le nouveau système. On fait donc habituellement du phasage : on ouvre le robinet du nouveau système et on ferme celui de l'ancien. Pour éviter de figer les gens dans un dispositif, on leur dit qu'ils basculeront, au bout d'un certain temps, dans l'autre. Ce processus prend donc plusieurs années et se prépare longtemps à l'avance. Il peut ne pas faire trop de perdants si on s'accorde sur les bons paramètres, si on phase correctement, et surtout si on n'a pas l'objectif de faire des économies.

Je réponds maintenant sur la question de l'insertion et de la diversité des aides, avec la garantie jeunes face aux autres dispositifs. Je suis d'accord pour souligner l'enjeu actuel de rationalisation de ces aides. Les dispositifs comme l'Epide ou les écoles de la deuxième chance sont aujourd'hui potentiellement mobilisables dans le cadre de la garantie jeunes. Les missions locales peuvent y orienter les jeunes, et elles le font déjà, mais cela prend beaucoup d'espace pour ces dispositifs, dont l'architecture est assez bizarre, puisqu'ils sont à la fois intégrés et en concurrence. Et il est tout à fait anormal que les aides ne soient pas les mêmes. On ne peut pas dire à une personne qui bénéficie de la garantie jeunes que son aide sera réduite de moitié si elle passe en école de la deuxième chance. Cela n'a objectivement pas beaucoup de sens, et cela tue l'intérêt de ces écoles, qui constituent pourtant une très bonne stratégie, car elles dispensent un enseignement intensif, remotivent les jeunes et les ouvrent sur des métiers. L'école de la deuxième chance est une forme de pré-apprentissage. Pour les jeunes, il faut donc rationaliser ces dispositifs et surtout éviter qu'ils se fassent une concurrence déloyale entre eux. Mon idée était plutôt que la garantie jeunes était comme un chapeau dans lequel on entrait avec une myriade d'options, entre lesquelles le choix est financièrement indifférent : on ne doit pas être désincité à choisir une option qui nous convient mieux au regard de notre parcours.

La mise en place du service public de l'insertion est une bonne stratégie. L'hétérogénéité territoriale, en termes de qualité et d'accompagnement des personnes très éloignées de l'emploi, est aujourd'hui importante.. Il s'agit d'un très gros chantier, mais il n'a pas à être uniquement public. Dans le système d'insertion, de nombreux intervenants privés et associatifs entrent en jeu. Ces acteurs de soutien pourraient subsister, mais ils seraient intégrés dans un système national qui rationalise les différents types de parcours et qui vérifie la qualité de service de ces prestataires extérieurs, un peu comme le fait Pôle emploi avec les aides et les accompagnements.

Debut de section - Permalien
Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE

Je souhaite revenir sur la question de l'automatisation. Ce n'est pas si simple. L'objectif de l'automatisation est de lutter contre le non-recours. Or, par construction, la CAF ne connaît pas les personnes qui ne recourent pas à leurs droits, et ne sait pas, parmi ces personnes, qui habite avec qui. En revanche, comme les prestations sont familialisées, elles le savent pour les personnes qui recourent aux droits.

En outre, l'administration fiscale n'a les informations que pour les couples mariés et pacsés. Pour automatiser, il faut donc bien être un pays à registre, comme les Pays-Bas, l'Espagne ou les pays scandinaves, où toutes les informations sont croisées par les administrations. Ce n'est pas le cas en France pour des raisons parfois historiques : il faudrait donc changer cela si on voulait passer à un système automatique.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Bonfanti-Dossat

Je vous remercie pour ces interventions. Pour mon complément d'information, je voulais savoir si, dans les études que vous avez réalisées, vous aviez pris en considération les « invisibles », c'est-à-dire tous ceux qui sont absents des recensements officiels. Je veux parler de ceux qui vivent dans les bidonvilles ou les squats, des travailleurs immigrés, de ceux qui vivent dans la rue, bref, de cette population dont on dit qu'elle se rajouterait à hauteur d'un million au nombre de pauvres.

Monsieur Allègre, vous avez dit, dans votre propos liminaire, que le système de redistribution était très efficace en France. Comment expliquez-vous alors ce triste constat ?

Debut de section - Permalien
Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE

Je travaille sur enquête et, malheureusement, l'enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) en France ou les enquêtes Eurostat ne recensent pas les personnes non logées. On souffre donc d'un problème d'information statistique sur les SDF et sur la population hors logement. Si on met en place des systèmes automatiques, on peut imaginer qu'on pourra toucher ces populations plus facilement qu'aujourd'hui, où il faut se déplacer et demander une aide, ce en quoi je suis d'accord avec Stéphane Carcillo. Je ne comprends pas bien l'argument moral selon lequel il faudrait faire l'effort d'accomplir des démarches de demande pour mériter l'aide. Cette vision des choses peut s'avérer contre-productive car certaines populations n'aiment pas cette sorte de paternalisme. De ce point de vue, je suis plutôt libéral dans le sens premier du terme, et non paternaliste, c'est-à-dire pour l'autonomie des jeunes, contre la familialisation et la stigmatisation. Ce stigmate explique une partie du non-recours.

Debut de section - Permalien
Stéphane Carcillo, chef de la division Emploi et Revenus à l'OCDE et professeur d'économie à Sciences Po Paris

Je suis tout à fait d'accord, et précisément, une des raisons qui plaide en faveur de l'automatisation est de lutter contre le stigmate. Beaucoup de personnes qui auraient droit aux aides sociales n'en veulent pas à cause de ce stigmate.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Bonfanti-Dossat

Monsieur Allègre, j'ai simplement posé cette question car vous avez commencé votre intervention en disant que, si l'on veut lutter contre la pauvreté, il faut donner l'argent aux pauvres et donc y compris aux SDF...

Debut de section - Permalien
Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE

Je suis d'accord. À ce propos, une expérimentation a été mise en place au Canada, où on a donné 7 700 dollars à des SDF - même s'ils n'étaient pas nombreux - et un an après, les expérimentateurs ont constaté une baisse de la consommation de cigarettes et de drogues, une hausse des personnes qui travaillaient, bref, beaucoup d'effets positifs. Même dans les pays développés, si on donne de l'argent aux pauvres, un ensemble de choses bénéfiques se produisent, car les pauvres le gèrent bien. Cela leur permet de faire des investissements. En somme, la vraie trappe à pauvreté n'est pas la désincitation au travail, mais la pauvreté elle-même.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Michau

Il me reste à vous remercier pour ces échanges très intéressants, fructueux et avec des éclairages différents.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45.