Intervention de Christian Cambon

Réunion du 3 mars 2021 à 15h00
Accord de commerce et de coopération entre le royaume-uni et l'union européenne — Débat organisé à la demande de la commission des affaires étrangères et de la commission des affaires européennes

Photo de Christian CambonChristian Cambon :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en parvenant à un accord avec le Royaume-Uni, nous avons évité le pire, mais ne nous berçons pas trop d’illusions : cet accord, obtenu in extremis, reste inévitablement un accord « perdant-perdant », selon les mots de Michel Barnier.

Au moment où nous aurions besoin que l’Europe s’affirme comme un pôle de stabilité et de paix dans un monde marqué par le recul du multilatéralisme et le recours de plus en plus décomplexé à la force, notre continent s’est, en vérité, divisé et affaibli. Comme c’est trop souvent le cas, l’Europe a, d’elle-même, fait le jeu de ses concurrents et de ses adversaires.

Il nous faut être lucides : aucun pays européen ne sortira gagnant du Brexit et savoir que celui-ci nuira encore plus au Royaume-Uni qu’aux Vingt-Sept ne constitue en rien un lot de consolation. Le soulagement lié à la conclusion d’un accord ne doit pas masquer les réalités que nous devons maintenant affronter : même en l’absence de droits de douane, cet accord débouche sur le rétablissement des frontières, d’où des frictions et la désorganisation des chaînes logistiques de nos économies.

Il est à craindre que la réduction des échanges ne soit plus importante que prévu et n’entraîne une réévaluation du risque économique ; les journaux rapportent quotidiennement de multiples exemples de difficultés commerciales ou industrielles que rencontrent les entreprises. Rappelons-le, le produit intérieur brut (PIB) britannique représentait 15 % du PIB de l’Union européenne.

Par ailleurs, nous avons maintenant devant nous la négociation de nombreux accords sectoriels. Je ne reviens pas sur le difficile dossier de la pêche ; il semble que, pour 2021, au-delà du problème des licences, nous soyons en passe de trouver un accord pour les quotas. Toutefois, pour l’avenir, à partir du mois de juillet 2026, tout accord sur la possibilité de pêcher dans les eaux britanniques reste à écrire, donc à négocier. Ce ne sera pas chose facile et il faudra, en outre, intégrer la question du partage de ces quotas entre les pays qui sont restés au sein de l’Union européenne.

Pour les questions encore pendantes, comme l’application des détails et la gouvernance de l’accord, il sera essentiel que les Vingt-Sept restent aussi unis, vigilants et mobilisés que pour la négociation de l’accord lui-même. À cet égard, vous pourrez compter sur le Sénat, monsieur le secrétaire d’État, pour renforcer cette vigilance et pour appuyer cette mobilisation.

Autre point d’attention : l’Irlande du Nord, où la situation reste très sensible, comme nous l’avons récemment constaté avec l’épisode des vaccins. Quelle est la solidité du protocole nord-irlandais ? Dans quelques semaines, l’obligation de déclarer tous les biens transitant entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord matérialisera une séparation commerciale. Cela ne viendra-t-il pas renforcer les courants d’opinion favorables à une réunification irlandaise ?

De son côté, le parti indépendantiste écossais pourrait faire campagne en faveur d’un nouveau référendum d’indépendance, après les élections au parlement d’Écosse du printemps prochain. Le Premier ministre Boris Johnson tentera de s’y opposer, mais on ne peut exclure que, à terme, le rêve d’une Global Britain soit remplacé par la réalité d’une Little England… Nous n’en sommes pas là, bien sûr, mais les questions irlandaise et écossaise montrent que, au-delà des difficultés économiques actuelles, les conséquences du Brexit pourraient être plus grandes encore dans le domaine politique.

J’en viens au chapitre crucial de la défense et de la sécurité, pour lequel le Royaume-Uni est notre partenaire naturel en Europe.

Pour ce qui concerne la relation bilatérale de défense, nous ne sommes pas trop inquiets, même si nous devons rester mobilisés pour continuer de développer le cadre des accords de Lancaster House. Il faudra continuer à faire vivre ces accords dans leurs trois dimensions : nucléaire, opérationnelle et capacitaire.

Le 2 novembre dernier, nous fêtions les dix ans de ces accords. Quelques jours plus tard, le volet capacitaire connaissait une nouvelle avancée, Thales ayant eu le feu vert de la Royal Navy et de la Marine française pour que le programme de guerre des mines entre enfin en phase de production. C’est un fait : en matière de défense, il y a une grande symétrie et de fortes synergies potentielles entre les deux ex-puissances coloniales, aujourd’hui puissances ultramarines, que sont la France et le Royaume-Uni.

En revanche, nous sommes plus inquiets quant à la volonté des Britanniques de rester arrimés à la défense européenne, en dehors du cadre otanien. La réserve dont le Royaume-Uni ne s’est jamais départi en matière de politique de défense et de sécurité commune ou les déclarations récentes des responsables britanniques ne sont pas franchement de nature à nous rassurer sur ce point…

À l’instar de ce qu’avaient fait les États-Unis de Barack Obama, le Royaume-Uni vient d’annoncer que sa préoccupation principale est le déplacement de son pivot vers le Pacifique. De même, comme les États-Unis de Joe Biden, il souhaite rejoindre les onze membres de l’accord de libre-échange transpacifique.

Monsieur le secrétaire d’État, au-delà des postures, quelle perception avez-vous aujourd’hui de l’état d’esprit des Britanniques, en matière de défense et de sécurité européenne ? Jouent-ils simplement la montre, pour ne pas paraître en position de demandeurs ? Ne font-ils qu’attendre, compte tenu de la politique internationale du nouveau président américain, qui se veut en rupture avec celle de l’administration précédente, une clarification des relations entre les États-Unis, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Europe, ainsi qu’une meilleure visibilité des attentes respectives de ces acteurs, avant d’avancer sur ce sujet ? Se pourrait-il qu’ils envisagent de tourner le dos à la construction de la défense européenne, alors même que leurs intérêts de sécurité sont largement les mêmes que les nôtres ?

Il faudra peut-être alors que l’Union européenne assume de conquérir son autonomie stratégique avec une seule des deux principales armées d’Europe.

Sans doute le Brexit ouvre-t-il à l’Allemagne de nouvelles perspectives dans ce domaine, mais cette dernière voudra-t-elle œuvrer, aux côtés de la France, pour la conquête de cette autonomie stratégique par l’Union européenne ? C’est vrai, elle semble aujourd’hui plus déterminée sur cette question que ne l’a jamais été le Royaume-Uni, ainsi que l’illustre la démarche de la boussole stratégique, lancée sous la présidence allemande et que conclura la présidence française.

En conclusion, je reviendrai sur les causes du Brexit, car il me semble nécessaire d’en tirer toutes les conséquences afin que, pour l’avenir, nous ne soyons plus exposés à ce type de traumatisme, qui risquerait de nous coûter bien cher, à la longue…

La désaffection à l’égard de l’Europe, que nous mesurons aussi en France, nous la devons tantôt à un excès de libéralisme, tantôt à un excès de bureaucratie, c’est-à-dire au sentiment mélangé d’une protection insuffisante et d’une prolifération réglementaire étouffante. Les citoyens européens ne perçoivent plus assez pourquoi nous avons fait l’Europe. Paradoxalement, la montée des périls dans le monde, jusqu’à nos frontières – je pense par exemple à la Méditerranée –, devrait redonner tout son sens à une construction européenne, qui a d’abord été conçue comme un moyen d’assurer la paix et la sécurité des Européens.

Il semble que nous soyons en passe de corriger certains défauts. Désormais, face aux dégâts sociaux de la désindustrialisation, l’Europe commence à surmonter sa naïveté dans sa manière d’aborder les échanges économiques avec ses partenaires ; elle a d’ailleurs conduit les négociations de l’accord commercial euro-britannique avec une fermeté exemplaire, pour laquelle nous vous rendons hommage, monsieur le secrétaire d’État.

Le plan de relance européen adopté au mois de décembre dernier réalise un double saut vers plus de souveraineté et plus de solidarité. En dépit de ses lenteurs et de ses ratés, la stratégie vaccinale européenne illustre tant cette solidarité que l’embryon d’une capacité à agir dans l’urgence.

Enfin, la construction de la défense européenne et la reconquête de notre autonomie stratégique renforcent la conscience d’un destin partagé, dès lors que sont identifiées des menaces communes.

À son niveau, le Sénat s’emploiera toujours à favoriser cette orientation vers une Europe à la fois plus protectrice et plus réactive.

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