Le Royaume-Uni reste lié à la France, à l’Union européenne et à l’Europe par des liens humains, affectifs, culturels et par des valeurs communes que nous partagerons encore. Il était important de ne pas se tourner le dos à l’issue de cette période de négociations difficiles.
Nous entrons maintenant dans une période de vérité. Nous devrons nous assurer avec vigilance et exigence du respect et de la bonne mise en œuvre de l’accord. La question de la pêche est un test : nous obtenons, parfois avec difficulté, mais avec détermination, les licences qui correspondent à l’accès aux eaux jusqu’en 2026. Il en manque encore une cinquantaine, principalement pour les pêcheurs des Hauts-de-France, dans la zone des six à douze milles. Nous les avons obtenues pour la zone économique exclusive et pour les îles de Jersey et Guernesey. Nous aurons encore à consolider et à compléter l’octroi de ces licences. Comme vous, je pense que c’est trop long, mais nous les obtiendrons.
Au-delà de ce système provisoire, nous devrons négocier, à la fin du semestre, un accord durable pour les cinq ans et demi qui viennent.
Il est nécessaire d’être vigilant sur l’exécution, mais aussi sur les conditions de concurrence équitable. Il reste encore beaucoup à faire. L’Union européenne à vingt-sept doit encore définir les mécanismes de suivi et de rétorsion.
La France a deux demandes à cet égard : tout d’abord, la mise en place un système de suivi concret et d’alerte par les entreprises, par les opérateurs économiques, lesquels pourraient ainsi signaler toute difficulté, tout écart, toute divergence dans l’application de cet accord et le respect des normes. Vous avez raison, monsieur Bocquet, il n’y a pas d’alignement dynamique au sens strict, mais les divergences peuvent être recensées et sanctionnées. Encore faut-il que nous ayons un retour du terrain, notamment des entreprises. La Commission s’est engagée à mettre en place ce mécanisme de signalement que nous réclamons.
Notre deuxième demande, encore plus fondamentale, est l’instauration d’un mécanisme législatif de l’Union européenne pour nous permettre d’organiser nos procédures de réaction et de rétorsion – par des droits de douane, par exemple – en cas de divergences avec le Royaume-Uni. Nous devrions disposer de ces mécanismes au cours de cette année.
Je tiens à souligner que cet accord économique et commercial, qui intègre pour la première fois ce niveau d’exigence en matière de conditions de concurrence, peut servir de modèle à une réforme de la politique commerciale européenne à l’égard d’autres partenaires. Nous connaissons les débats sur le respect des normes environnementales et sociales, en particulier, que nous avons légitimement avec d’autres partenaires commerciaux plus éloignés géographiquement. La politique commerciale européenne mérite d’être réformée en s’inspirant de cet accord.
Vient enfin la question, vous l’avez souligné à plusieurs reprises, de ce qui ne figure pas dans cet accord. Cela ne veut pas dire que nous ne trouverons pas de solution de coopération, mais que nous devons y travailler.
J’ai évoqué avec peut-être trop de poésie ou de pudeur ces « incomplétudes ». Je m’excuse auprès du sénateur Guérini d’avoir employé ce terme : puisqu’il est essentiellement utilisé en psychologie et en arithmétique, j’y voyais un augure pour nos futures relations avec le Royaume-Uni. Au-delà de ces considérations psychologiques, je suis prêt à assumer les termes de « carences » ou de « manques », s’ils sont plus clairs.
De quel domaine s’agit-il ? Beaucoup d’entre vous, en particulier le président Cambon, ont évoqué la sécurité et la défense. Disons-le clairement : notre relation bilatérale avec le Royaume-Uni est essentielle et ne sera pas mise à mal par le Brexit. Nous devons toutefois attendre, si vous me permettez l’expression, que la poussière retombe : si la négociation a permis de construire une coopération, elle a aussi laissé un certain nombre de traces dans nos relations. Nous avons perdu des habitudes de travail en commun que nous devons retrouver. Je ne pense pas que nous les ayons perdues en matière de sécurité et de défense, notamment en matière opérationnelle, mais nous devons sécuriser cette relation, un peu plus de dix ans après les accords de Lancaster House et préparer un sommet bilatéral pour évoquer cette coopération dans les prochains mois.
Il faudra aussi définir un cadre de coopération, non pas seulement franco-britannique, mais euro-britannique, qui n’existe pas aujourd’hui. Ce sont les Britanniques qui n’ont pas souhaité intégrer cette dimension dans l’accord. Regrettons-le, mais travaillons sur la suite. La France a fait un certain nombre de propositions, dont certaines ont déjà eu une traduction concrète. Je pense notamment à l’initiative européenne d’intervention, cadre de coopération informelle entre armées en matière de planification, d’analyse des menaces. Le Président de la République l’a présentée dans son discours de la Sorbonne. Le Royaume-Uni y est associé. Nous devons sans doute aller plus loin dans ce cadre d’organisation de notre coopération de sécurité, de défense et de politique étrangère.
En mars 2019, le Président de la République avait proposé la création d’un Conseil européen de sécurité. Quel que soit le terme ou le format exact, il s’agit de mettre en place une structure de consultation régulière avec le Royaume-Uni pour répondre aux menaces extérieures ou discuter de sujets de politique étrangère sensibles comme ceux que nous voyons en Birmanie, en Chine, en Russie ou ailleurs. Nous devons coopérer avec le Royaume-Uni sur ces questions, nous coordonner. Ce type de format devra être défini dans les mois qui viennent, probablement à travers un sommet euro-britannique que nous devons encore inventer.
À côté des sujets de sécurité et de défense, les questions d’asile ne figurent pas non plus dans cet accord. Plusieurs options se présentent pour y travailler.
Tout d’abord, notre coopération bilatérale se poursuit. Quelques jours avant la conclusion de l’accord sur la relation future, les ministres de l’intérieur français et britannique ont signé un nouvel accord de coopération avec un renforcement des financements britanniques pour les actions que nous menons sur la côte, en particulier dans les Hauts-de-France. Sans doute ces actions de coopération en matière de renseignement et d’interception sont-elles encore insuffisantes, mais nous devons continuer d’y travailler. C’est ce que fait Gérald Darmanin.
Sur les questions spécifiques d’asile, notamment celle du retour, puisque nous ne sommes plus dans le cadre du règlement de Dublin, nous avons le choix entre la voie d’un accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne et celle d’un accord bilatéral. Il me semble que la plus pragmatique serait celle d’un accord bilatéral spécifique pour que les règles de reconduite soient similaires à celles de Dublin.
Parmi les incomplétudes ou les manques, la question de la protection des données et celle des services financiers ont été soulevées par plusieurs intervenants. Ces deux sujets, très différents, relèvent de compétences unilatérales de l’Union européenne. C’est donc aussi un levier de négociation, raison pour laquelle nous n’avons pas souhaité les inclure dans l’accord. C’est à l’Union européenne d’évaluer, à tout instant, si la législation britannique assure une protection équivalente aux opérateurs européens en matière de régulation financière et de protection des données personnelles.
La Commission européenne est en train de conduire ces deux évaluations. En ce qui concerne la protection des données, il semble que le Royaume-Uni soit suffisamment protecteur et que l’équivalence sera garantie. Le transfert de données pourra ainsi être maintenu dans les deux sens.
Les choses sont moins claires en matière financière. Le Royaume-Uni pourrait suivre une stratégie potentielle de déréglementation. Ce risque existe, raison pour laquelle nous devons conduire, dans les prochains mois, une évaluation sur ce qu’envisage le Royaume-Uni en matière de services financiers. Nous ne donnerons accès à notre marché que produit par produit, segment financier par segment financier, si nous obtenons des garanties sur une réglementation financière aussi protectrice que la nôtre. Tel n’est pas le cas aujourd’hui.
Dans ces deux domaines, les décisions européennes sont révocables, puisque unilatérales. La Commission européenne évaluera « en continu » si les Britanniques restent à un niveau de protection équivalent à celui de l’Union européenne.
Comme vous l’avez souligné, monsieur Allizard, je regrette que rien ne figure dans cet accord sur la coopération étudiante, notamment pour le programme Erasmus. C’est un choix britannique. Cela n’empêchera pas probablement d’autres coopérations en matière académique, scientifique ou étudiante à l’avenir. C’est notre intérêt commun. À court terme, nous devons renforcer notre programme Erasmus, notre programme Horizon Europe en matière de recherche dans l’Union européenne, avec des pays tiers qui cherchent à s’y associer. C’est ainsi que nous faciliterons la mobilité de nos étudiants et le financement de notre recherche.
Vous l’avez souligné par différentes formules, toutes également évocatrices, le Brexit aurait pu sonner le début d’un délitement européen. Ce ne fut pas le cas. Au contraire, l’Union européenne s’est renforcée : toutes les enquêtes d’opinion, toutes les élections qui ont eu lieu depuis, montrent le recul des forces qui défendent la sortie de l’union monétaire ou de l’Union européenne. Mais il ne faut pas nous rendormir. Le Brexit a été un signal d’alarme, un choc, qui a réveillé l’Europe. Nous avons démontré, dans cette négociation, notre capacité à défendre notre unité – peut-être au-delà de ce que nous espérions –, notre capacité à imaginer. Je suis convaincu que le plan de relance européen, qui a été acté voilà neuf mois, n’aurait jamais été possible sans le Brexit. Les Britanniques s’y seraient sans doute opposés, mais surtout, la conscience d’une action européenne forte n’aurait pas été aussi nette.
Nous avons consolidé notre unité et témoigné de notre force. Nous devons maintenant démontrer notre agilité face au Brexit et à ce que d’éminents responsables politiques auraient appelé, en d’autres temps, des « expérimentations hasardeuses ». Nous devons prouver que l’Europe est suffisamment réactive et créative pour que son action collective soit non pas un handicap, mais au contraire un atout et une force. Nous avons tous les moyens pour y parvenir.
Je reprendrai pour terminer la formule utilisée par le nouveau président du Conseil Mario Draghi devant vos homologues du Sénat italien : « Il n’y a pas de souveraineté dans la solitude. » C’est à l’Union européenne de le démontrer, en renforçant, au-delà du Brexit, non seulement sa capacité de coopération avec le Royaume-Uni, parce que nous ne serons forts qu’ensemble, mais surtout ses procédures et ses politiques, pour relever de nouveaux défis.