Intervention de Valentine Zuber

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 2 mars 2021 à 17h40
Projet de loi confortant le respect des principes de la république -Audition de M. Patrick Weil historien et directeur de recherche au centre national de la recherche scientifique et Mme Valentine Zuber historienne et directrice d'études à l'école pratique des hautes études

Valentine Zuber, historienne et directrice d'études à l'École pratique des hautes études :

Afin de ne pas être trop longue, j'ai fait parvenir à votre commission un texte plus complet que ne le sera mon intervention qui est construite en réponse aux questions que vous m'avez adressées en amont de cette audition.

Je voudrais inscrire l'analyse de ce projet de loi dans une histoire plus longue de la laïcité française. La loi de séparation des Églises et de l'État de 1905, sacralisée de nos jours, représente un jalon essentiel dans l'histoire assez tumultueuse de cette laïcité. Elle est fondée sur deux premiers articles de principe ; l'un garantit le respect par l'État de la liberté de conscience, de religion et de conviction des individus et des groupes, l'autre dénonce tout système de reconnaissance et de subvention du religieux par l'État. La laïcité française relève d'un projet politique libéral et équilibré.

La suite de la loi précise les modalités d'application de la police des cultes ; contrairement aux premiers articles, ces dispositions ont été régulièrement actualisées au cours du temps et le projet de loi confortant le respect des principes de la République semble, de prime abord, s'inscrire dans cette volonté de procéder à une simple mise à jour.

Toutefois, la laïcité juridique qui a prévalu légalement en France à partir de la loi de 1905 n'est pas la laïcité antireligieuse revendiquée par certains athées et libres penseurs républicains à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle visant à l'extinction du catholicisme et de toute forme d'emprise religieuse supposée sur les individus. En outre, depuis la promulgation de la loi de 1905, la jurisprudence constante du Conseil d'État a été marquée par le libéralisme, faisant de la liberté la règle et de l'interdiction l'exception.

Cette loi a connu plusieurs aménagements, dans le sens d'un accommodement du principe de séparation, afin de permettre aux cultes, même les plus réticents, d'y adhérer sans trop de réserves. Ces aménagements ont abouti à la pluralisation des modalités de gestion des différents cultes. Avec la multiplication des dispositifs et le renoncement à un cadre légal unifié, l'État a montré, jusqu'à présent, une certaine souplesse.

Celle-ci semble être sérieusement remise en cause aujourd'hui.

La tentation anticléricale, voire antireligieuse, domine encore bien souvent dans les discours actuels sur la place qu'il convient de donner au religieux dans l'espace public. Cette culture de défiance, qui ne s'applique pas seulement à l'islam, est proprement française et elle est deux fois centenaire, puisqu'elle remonte à la diffusion des Lumières.

Le présent projet de loi ne déroge pas, selon moi, à cet a priori antireligieux, même s'il a changé de cible, en passant de la lutte contre le catholicisme à la lutte contre l'islam et, accessoirement, contre toutes les autres expressions religieuses jugées a priori suspectes, comme les petites églises ou encore les mouvements dits sectaires. Le prétexte est de lutter contre leurs expressions prétendues politiques et leur fonctionnement collectif jugé dangereux pour la préservation de l'autonomie des individus. À ce titre, le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), publié le 25 février dernier témoigne encore de cette méfiance vis-à-vis des cultes, même de ceux qui sont régis par une association cultuelle légale, comme les témoins de Jéhovah.

Le présent projet de loi renforce encore les pouvoirs de l'État en matière de contrôle et de police des cultes, au détriment de l'autonomie et des libertés de ces derniers, pourtant garanties par les grands textes internationaux des droits de l'Homme ratifiés par la France.

On assiste ainsi à une tentative d'adaptation ciblée des modalités d'exercice des associations relevant de la loi de 1901 ou de 1905 et à un durcissement des contrôles et des peines prévues en cas de non-respect des obligations légales. Cette politique, que l'on justifie par la nécessité d'un contrôle plus strict des associations musulmanes, risque néanmoins d'avoir un impact disproportionné sur le fonctionnement centenaire de celles qui relèvent d'autres cultes, en particulier les juifs et les protestants.

En cela, les garanties en matière de liberté religieuse individuelle et collective ainsi que l'équilibre pragmatique trouvé depuis la loi de 1905 me paraissent menacés, d'autant que les modalités de contrôle seraient confiées quasi exclusivement aux préfets et aux autres représentants de l'État, aux dépens du juge administratif.

J'en arrive à votre troisième question.

Il existe, depuis plusieurs années, la tentation de faire de l'islam une cinquième religion nationale, peut-être fondée sur la mise en place du culte israélite par Napoléon Ier. On se souvient ainsi de toutes les tentatives, généralement décevantes, de structuration des communautés musulmanes par l'État depuis plus de quarante ans, qui obéissent généralement à une logique d'impulsion plus gallicane que réellement séparatiste.

Par ailleurs, pour inciter les associations religieuses musulmanes à renoncer au système issu de la loi de 1901, qu'elles semblent privilégier, en faveur de celui de la loi de 1905, il faudrait rendre ce dernier plus attractif. Or les articles du projet de loi dédiés aux associations de la loi de 1905 traduisent un durcissement des règles de fonctionnement ; cela augure donc mal du succès de ce voeu gouvernemental.

On comprend bien sûr qu'un autre objectif est parallèlement poursuivi, qui semble devoir gêner la mise en oeuvre du premier : la sécurisation contre l'entrisme politico-religieux dans les quartiers et l'éradication du terrorisme à coloration religieuse. Ce dernier objectif paraît politiquement plus porteur mais instille un doute quant à la réelle volonté d'intégration, par l'État, des associations musulmanes, dans un modèle unique et équitable.

J'en viens à votre quatrième question.

En conditionnant toute autorisation d'ouverture ou de renouvellement des associations, cultuelles ou non, au respect d'un contrat républicain unilatéral et contraignant, il semble que l'on veuille désormais ignorer la spécificité du domaine d'exercice du religieux. L'adhésion à une croyance religieuse engage en effet non seulement des citoyens, mais encore des personnes, croyantes à des degrés divers, qui peuvent porter des valeurs particulières parfois très différentes des valeurs communes ou des valeurs dites républicaines. Songeons ainsi aux mobilisations successives, au cours des dernières années, des catholiques contre des projets de loi contrevenant à leur éthique personnelle.

Ces conflits de valeurs, au sein de la société, peuvent contribuer à l'enrichissement du débat démocratique. En cherchant à restreindre l'ordre public au respect des seules valeurs républicaines, on risque de réduire drastiquement tout le champ des libertés individuelles et collectives. Tout retour à une philosophie gallicane ou bonapartiste, au travers de l'imposition d'une régulation étatique autoritaire à l'égard des cultes, menace ainsi notre idéal séparatiste en vigueur depuis 1905, à savoir la distinction fondamentale des deux domaines : celui de l'État et celui des organisations religieuses particulières. En cherchant à imposer la primauté d'une véritable philosophie d'État par rapport aux diverses convictions, en durcissant la législation relative à l'organisation interne des associations émanant de la société civile ou des institutions religieuses, on risque d'attenter à l'équilibre fragile de notre démocratie républicaine plus que centenaire.

J'en arrive à votre dernière question.

La relation entre les religions et l'État n'est jamais complètement exempte d'arrière-pensées. Depuis la monarchie absolue et le dirigisme napoléonien, la tradition gallicane de l'État français transparaît encore régulièrement sous le vernis laïque. Il existe toujours une législation effective à l'égard des cultes.

Par ailleurs, de nombreuses inégalités persistent. Les églises historiques sont encore les seules représentées lors des grands moments nationaux - catastrophes naturelles, attentats ou funérailles nationales. L'Église catholique jouit encore de quelques privilèges historiques, comme le monopole des fêtes légales chômées d'origine religieuse, l'organisation des funérailles nationales et l'affectation gratuite des lieux de culte, qui sont des biens publics.

Seconde source d'inégalité : il existe des dérogations à la règle de non-subventionnement mentionnée à l'article 2. Plusieurs dispositifs permettent un apport financier de l'État à différents cultes, mais non à tous les cultes ; je pense au financement d'aumôneries, prévu à l'article 2 de la loi de 1905, mais encore à la possibilité de financer partiellement des écoles privées sous contrat, très majoritairement confessionnelles, catholiques, juives et, maintenant, musulmanes.

En outre, il y a des dégrèvements fiscaux applicables aux dons aux associations y compris cultuelles ainsi que - on l'oublie trop souvent - la prise en charge par l'État de la sécurité sociale et de la retraite des clercs de certains cultes.

Enfin, il y a toutes sortes d'exceptions géographiques, qui rendent le dispositif national toujours aussi inégalitaire. Je pense notamment aux dispositions particulières héritées de l'histoire dans les départements d'Alsace et en Moselle, régis par le droit local, mais aussi quelques territoires d'outre-mer qui ne sont pas assujettis à la loi de 1905, comme la Guyane ou les habitants de Mayotte d'avant 2010.

La laïcité française recouvre donc des dispositifs légaux très divers dont l'harmonisation, souhaitée par certains, n'est pas du tout prévue dans le présent projet de loi.

Je conclus en vous faisant part de mon sentiment à la lecture de ce texte. La pratique laïque de l'État français ne devrait pas revenir sur l'approche, plus libérale que les dispositifs historiques précédents, des rapports entre les religions et l'État. L'État ne doit surtout pas céder à la tentation régalienne d'un contrôle accru du religieux, qui s'est manifestée à plusieurs reprises dans son histoire, aux dépens des libertés individuelles de religion, d'expression et de conviction ainsi que des libertés collectives exercées dans la société civile.

Les défenseurs de la laïcité, très bruyants dans l'espace public, doivent veiller à ce que leur combat politique n'aboutisse pas un traitement symbolique et juridique potentiellement discriminatoire à l'égard de telle ou telle religion ou conviction. Le principe de laïcité me semble constituer un magnifique outil de gestion des conflits existant dans une société démocratique. Elle permet l'exercice réel des valeurs portées par la devise républicaine, mais elle suppose un état laïque qui soit neutre et impartial, qui garantisse la liberté d'expression de chacun et la coexistence à égalité de toutes les convictions se manifestant dans la société civile. En effet, c'est bien l'État qui doit être laïque et non la société elle-même, qui est nécessairement pluraliste. Une trop grande neutralisation de la société menacerait directement le fonctionnement démocratique et les libertés publiques qui le garantissent ; elle rendrait ainsi le principe de laïcité paradoxalement obsolète, voire inutile.

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