Merci, monsieur Delannoi, d'avoir accepté cette audition. Vous être docteur en sciences politiques, vos publications sont nombreuses et nous attendons beaucoup de votre analyse de ce texte dont vous aurez noté que l'intitulé a changé, puisque le terme de « séparatisme » en a été écarté.
Effectivement, j'ai conduit des recherches sur le séparatisme, un terme fréquemment utilisé et compris dans le langage courant et par la vox populi, et que j'ai cherché à préciser dans ses dimensions nombreuses, sous ses aspects politiques et dans ses composantes religieuses et linguistiques. Le terme est utilisé par exemple pour la création du Pakistan pendant la décolonisation de l'Inde. En réalité, le problème n'est pas nouveau, il court de longue date dans la définition du corps politique. Je citerai à ce propos une lettre de Jean-Jacques Rousseau à Voltaire en 1756 : « Je voudrais qu'on eût dans chaque État un code moral et une espèce de profession de foi civile qui comptât positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d'admettre et négativement les maximes intolérantes que l'on serait tenu de rejeter, non comme impies mais comme séditieuses ». Dans Le Contrat social : « Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l'intolérance théologique se trompent, ces deux intolérances sont inséparables, il est impossible de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés, les aimer serait haïr Dieu qui les punit, il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente ». Voilà un aspect du problème.
Je ne parlerai pas, car ce n'est pas ma spécialité, de la radicalité, des actes de violence, de domination, ni des statistiques, mais des discours, des arguments sur ce problème du séparatisme qui est à la fois légal, social, culturel et moral, peut-être existentiel. Je dirai pour commencer qu'il n'est pas lié à la liberté de conscience ni à la séparation du religieux et de l'étatique, laquelle me semble acquise dans notre pays. Mais, en revanche, il ne faut pas renoncer à une forme d'indifférence envers ces croyances fondatrices, ni à la possibilité de changer de croyance ou d'être un incroyant ; or, malheureusement, l'histoire récente de notre pays oblige le gouvernement et le législateur à s'occuper de ces questions. Ceci en raison des troubles à la paix civile qui ont été commis, mais aussi de violences verbales et d'intimidations. Les aspects religieux ne sont donc pas recherchés ici en tant que tels, mais ils interfèrent avec un trouble de la paix civile.
Nos deux derniers présidents de la République ont utilisé deux termes qui m'intéressent dans mes recherches : ceux de partition et de séparatisme. Ces deux vocables ne sont pas à surévaluer, mais il faut les prendre au sérieux ; j'y ajouterai la République et l'État mais aussi la Nation, car le recours ultime est à la souveraineté nationale, par la voie parlementaire ou par d'autres voies. La Nation est un sujet politique collectif qui prend des décisions, c'est un objet culturel fait de comportements, c'est aussi un engagement social qui comprend la protection sociale, la solidarité, voire le sacrifice, dans les cas les plus tragiques. Et peut-être faudrait-il considérer qu'il y a une forme de séparatisme différente dans chacune de ces dimensions.
Que peut-on opposer au séparatisme, partant de l'hypothèse qu'on cherche à le limiter ou à l'empêcher ? On peut lui opposer les valeurs et principes républicains, et aussi certains éléments de l'histoire nationale. Si je n'étais pas en France, je dirais que ce qui résiste au séparatisme, c'est une certaine forme de nationalisme, mais ce terme ayant pris une connotation péjorative dans notre pays, je préfère employer le terme de culture nationale - c'est tout autre chose pour la vision nationale d'un Gandhi ou d'un Mandela.
Était-ce une erreur d'abandonner le terme de séparatisme dans ce projet de loi ? Peu importe le terme qu'on utilise dès lors, pour citer Blaise Pascal, qu'on en a défini le sens.
Je vois deux compréhensions différentes du mot séparatisme, qui peuvent se juxtaposer ou s'exclure, selon les cas. Une première acception vise le fait de vivre à part, d'avoir ses propres moeurs, différentes de celles du reste de la société, cette partition pouvant être binaire, ternaire, ou davantage encore. Le vocable de partition correspond mieux à cette première définition, car le séparatisme a une connotation plus politique, il vise des règles distinctes sur le plan juridique ou religieux : il ne s'agit plus seulement de vivre à part, mais d'avoir ses propres lois. Le premier sens est donc plutôt social, culturel ; il concerne les moeurs, alors que le second est plutôt politique et juridique. La partition peut être involontaire et inconsciente : les sociologues nous montrent que les gens vivent dans leur bulle ou dans leur monde et que l'on n'a pas la même vie selon qu'on s'inscrit dans des réseaux mondialisés ou dans un territoire défavorisé. Le séparatisme, lui, ne peut être que conscient, il est volontaire ou involontaire, subi ou voulu, et il commence lorsqu'il y a concurrence de deux lois - cette concurrence peut être pénible de l'intérieur, pour celui qui la subit, il ne faut pas voir le séparatisme que de l'extérieur.
Il est plus facile d'agir sur le deuxième séparatisme que sur le premier, celui qui relève des comportements et des moeurs, et qui s'impose au législateur peu ou prou.
Y a-t-il des vocables plus forts et moins forts que le séparatisme ? Oui, la sécession est plus forte encore, car la séparation y devient territoriale, sanctionnant une volonté de souveraineté et d'autonomie, comme on le voit avec la Catalogne ou l'Écosse aujourd'hui. Le communautarisme est un peu plus faible, il désigne une situation où la communauté exerce son droit sur les individus, en leur donnant des ordres, en les punissant ou encore en les ostracisant quand ils ne se plient pas à ses demandes. On peut aussi parler d'un communautarisme minimal, lorsque, par exemple, on se refuse à critiquer la communauté en dehors d'elle, on se convainc que les conflits doivent rester internes à la communauté, ou encore lorsqu'on affirme que les aspects communautaires sont plus intéressants que l'individualisme.
Loi et comportement ne peuvent se confondre, vous le savez bien, ils s'équilibrent ou bien ils se contredisent. J'imagine volontiers que vous vous intéressez d'abord à l'aspect légal et juridique du séparatisme. On pourrait parler d'une certaine demande de dévolution, qui n'est pas une sécession, qui consiste à demander à être maître chez soi sans être souverain, c'est une demande de nature séparatiste qui dans l'histoire a souvent été obtenue par une minorité. Les parlementaires britanniques ont été tentés de s'engager dans cette voie au début des années 2000, envisageant - dans un rapport parlementaire - le Royaume-Uni comme une communauté de communautés, dans laquelle des droits différents, notamment religieux, auraient pu être acceptés, ce qui est du reste plus facile à organiser avec la common law qu'avec un système juridique universaliste tel que le nôtre ; mais ils ont abandonné cette voie après les attentats de Londres de 2005, et le débat a changé de direction, en portant sur la Britishness, la « britannité », ce qui présente quelque ressemblance avec les questions dont nous traitons aujourd'hui.
Deuxième point, il faut penser, dans le contexte français, au fait que l'impact du séparatisme fait partie du problème, parce qu'il se produit dans la communauté concernée mais également dans l'ensemble de la société.
La tuerie dans une rédaction a plus d'impact sur l'ensemble de la société que le massacre dans une salle de concert, et la décapitation d'un professeur a une autre portée qu'un massacre le 14 juillet. Ces massacres ne sont pas du même ordre, même s'ils ont un prétexte religieux. D'abord, parce que l'on continuera à aller au spectacle et à sortir au 14 juillet malgré ces événements, et que s'ils se renouvelaient, il ne s'agirait plus de séparatisme, mais de guerre asymétrique. Des attaques contre la presse ou contre un professeur, elles, produisent un effet d'intimidation, d'insécurité et d'autocensure, elles concernent toute personne qui publie, tout enseignant, tout journaliste, et la violence du séparatisme requiert alors d'en faire une question particulière.
Une société qui essaie de lutter contre tous les types de harcèlements, devrait-elle faire une exception au harcèlement « sacré », qui a un prétexte religieux ? Nous sommes confrontés à un paradoxe de notre société, qui admet qu'on poursuive en justice une personne qui vous manque de respect, dans des contours parfois flous, mais qui laisse prospérer une masse impunie de menaces et d'insultes anonymes qui se déversent sur les réseaux sociaux : il y a là une épreuve pour la mise en oeuvre de nos principes républicains. Le sujet n'est pas directement celui qui vous occupe avec ce texte, mais le point commun en est cette mise en oeuvre des principes auxquels nous nous identifions. Peut-on lutter contre les campagnes de harcèlement moral, politique, qui sont en lien avec le séparatisme ? Faut-il appliquer la responsabilité en cascade aux réseaux sociaux, dans l'esprit de la loi de 1881 sur la presse ? Faut-il renoncer à toute censure préalable, mais punir toute forme de menace, de mensonge et d'intimidation, pour sauver la liberté d'expression ? La question de la violence verbale, qui dépasse celle du séparatisme, est une illustration de son impact sur la société. La liberté d'expression disparaît quand le choix se résume à la censure ou à l'autocensure. Il faut éviter les deux : il faut protéger la liberté d'expression dans la société tout entière, donc aussi dans la communauté, même si certains agressent cette liberté au nom de la communauté. Ces questions sont liées à l'impact du séparatisme dans la société française aujourd'hui.
Un autre point qui se rattache à nos principes les plus anciens - « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses », article 10 de la Déclaration des droits de 1789 - est l'absence de droit à changer de religion ou à abandonner sa pratique. Du point de vue séparatiste, ce changement s'appelle l'apostasie, mais ce terme ne me paraît guère convenir s'agissant d'un droit positif. Je crois qu'il faut imposer, en application de nos principes républicains, la liberté de changer de religion, faute de quoi nous retournerions à la situation d'avant 1789, car nous dirions que certaines religions ont le privilège de garder leurs fidèles, alors que d'autres ne l'auraient pas.
Il est vrai que la partition sur les comportements, les coutumes, est une autre partie du problème. Faut-il interdire la dissimulation du visage ? Quelques détails me gênent par rapport à nos principes fondateurs. Il est difficile de concilier les droits individuels avec le privilège de ne pas apparaître comme un individu. La dissimulation du visage est un phénomène qu'il faudrait rattacher aux cultures qui font la différence entre la maison, où restent les femmes, et le monde public, où peuvent aller les hommes ; les autorités religieuses du monde islamique n'obligent nullement à dissimuler le visage, mais elles nous mettent dans une position difficile en disant qu'elles ne peuvent condamner de telles tenues, et que la décision relève du pouvoir politique. Même dans les pays où l'islam est religion d'État, il est établi que de telles décisions relèvent du pouvoir politique. En république, une telle décision ne peut pas relever du seul choix du Prince, mais elle doit être conforme à nos principes, qui ont été précisés depuis mais qui n'ont pas changé depuis 1789. Ou alors il faut raisonner par l'absurde, et considérer qu'à partir du moment où l'on refuse tout privilège, il faut accorder à tout le monde le droit de se dissimuler le visage - remarquez, avec les masques en période de pandémie, nous n'en sommes pas très loin...
Merci de nous rappeler la dimension historique du séparatisme et le fait qu'il est associé à un projet politique - peut-être le projet de loi ne le précise-t-il pas suffisamment. Vous rapportez le sujet au contexte français, mais nous devons aussi considérer que les forces séparatistes que nous rencontrons, le projet politique qui les sous-tend, sont d'envergure mondiale : ce projet politique en particulier va bien au-delà de nos frontières. Pensez-vous que ce projet de loi en tienne suffisamment compte et qu'il soit à hauteur de la lutte que nous devons mener pour l'unité de la Nation ? Vous soulignez que nous sommes face à des sujets relevant aussi de coutumes, bien au-delà de nos compétences juridiques, mais je veux tout de même souligner qu'en 1979, lorsque l'ayatollah Khomeiny a pris le pouvoir en Iran, la première chose qu'il a faite a été de voiler les femmes : ce geste est donc bien politique, ce n'est pas qu'une question de coutumes. Quelle est donc votre vision de l'action possible sur un plan plus large, au-delà de nos frontières, et pensez-vous que l'Europe devrait aussi s'en occuper, en définissant un cadre d'action ?
Je voudrais commencer par ce que vous avez dit sur l'absence de droit à changer de religion : et pour cause, ça ne peut pas être à l'État et à la loi de le préciser, puisque la liberté de conscience, en France, suppose de fait le droit à changer de religion. Que certaines religions l'interdisent, c'est une chose ; mais il se trouve que, dans la charte signée par le Conseil français du culte musulman (CFCM) est inscrite, justement, cette liberté de changer de religion. En aucun cas la loi française n'a à le préciser.
À propos de séparatismes, on parle beaucoup de l'islamisme, qui relève à la fois de chacun des deux ordres que vous avez évoqués, volonté politique, d'une part, et, d'autre part, pratique de mise à part et de différence culturelle. Mais l'islamisme est-il seul concerné ? Il y a par exemple des mouvements qui luttent contre la science en en relativisant les contenus, exerçant des pressions, notamment en Allemagne - il s'agit bien d'un problème mondial, et non d'un problème français -, contre la théorie de l'évolution ; il s'agit en particulier de mouvements évangéliques. Je pense aussi à des associations comme les indigénistes, qui, selon moi, sont parfaitement séparatistes, et que ce texte ne prend pas forcément en compte.
Vous disiez que pour lutter contre les séparatismes, il faudrait une culture nationale. Les valeurs de la République ne pourraient-elles pas être ce ciment national ?
Le problème se pose en effet à l'échelle mondiale - c'est certain -, avec des acteurs politiques nationaux, internationaux, transnationaux, qui, pour certains d'entre eux, sont loin d'être pauvres ; certains ont des moyens y compris militaires. Ce problème ne peut donc être traité uniquement à l'échelon national.
Je note une certaine incompréhension de la part de certains médias aux États-Unis notamment - nos révolutions ont eu lieu à peu près en même temps, mais nos rapports respectifs à la religion, depuis lors, ont divergé. Les plus sévères avec la politique française sont parfois les éditorialistes du New York Times. Il existe donc aussi une division au sein des démocraties occidentales, la liberté de ne pas avoir de religion étant par exemple très peu reconnue aux États-Unis.
Dans le contexte européen, c'est différent : les pays européens, a fortiori depuis le Brexit, ont des conceptions relativement homogènes. Il existe des divergences - je pense à la présence du Vatican en Italie ou à l'intervention de l'État ou des Länder dans ces questions en Allemagne. Mais le sécularisme et ce qu'on appelle, en France, la laïcité ont abouti à une solution de compromis qui semblait acceptable jusqu'à ce que des transferts de population et l'essor d'un certain fondamentalisme viennent quelque peu brouiller les pistes.
Il serait sans doute très utile de porter ces questions devant le Parlement européen et la Commission européenne, sans en laisser le monopole aux tribunaux européens qui censurent ou approuvent ce que fait tel ou tel pays. Les Européens ont des valeurs et des intérêts communs.
Quant à la liberté de changer de religion, la loi n'a en effet pas à créer une sacralisation à l'envers en disposant que chez nous tout le monde peut changer de religion quand il veut. Cela, c'est plutôt le modèle américain : l'émiettement des confessions et le libre marché des religions. Je pensais plutôt à nos principes fondamentaux : nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses ; changer de religion, c'est tout simplement changer d'opinion. Nous n'avons pas besoin d'inventer un texte : il existe. Mais il faut avoir le courage de rappeler aux acteurs qu'ils sont en France, où la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen a une valeur constitutionnelle, voire supraconstitutionnelle.
La loi a ses limites ; c'est heureux, d'ailleurs : elle ne pourra jamais complètement régler les comportements. Et toutes les religions du monde essaient de garder leurs fidèles ou d'en conquérir.
Il est vrai que le débat est difficile, car les problèmes soulevés concernent principalement une religion. Mais il ne faut pas tomber dans l'écueil de ne parler que d'une seule religion - il y a dans toutes les religions des comportements qui peuvent être contraires aux valeurs de la République. En même temps, il ne faut pas mettre hypocritement tout le monde au même niveau.
Vous avez mentionné un exemple qui ne va pas dans le sens de ce que j'ai dit, mais qui reste, en France, assez marginal : celui des sectes évangéliques. On sait l'importance de ce phénomène aux États-Unis ou au Brésil.
On dénombrait une nouvelle église tous les neuf jours chez les évangéliques en France.
Vous avez précisé que l'islamisme est un projet politique ; mais on ne ferait pas dans tous les pays de ce projet politique un synonyme de séparatisme. Or c'est le cas en France. De ce point de vue, notre manière de « faire Nation », notre conception de l'appartenance à la communauté nationale, est-elle selon vous plutôt une force ou une faiblesse face au défi que représente ce projet ? Comment y répondre sans remettre en cause nos valeurs ?
Par ailleurs, on constate qu'à côté de ces projets politiques et religieux prospère aussi une construction économique, à savoir le trafic de drogue, qui est en train de créer un réel monde parallèle, un séparatisme, qui a déjà gangrené l'ensemble de l'Amérique latine. Ne faudrait-il pas s'en préoccuper ?
À l'évidence ! Les moyens dont disposent les séparatismes et les ressources sur lesquelles ils s'appuient peuvent être considérables. Il faut prendre en compte l'aspect économique du problème - l'économie parallèle est un séparatisme -, qui n'est pas sans rapport non plus avec nos modes de vie.
Les seuls principes abstraits suffisent-ils pour faire une nation ? Je répondrai par une anecdote.
Au moment où le président Sarkozy avait voulu un débat sur l'identité nationale, je me trouvais dans une université chinoise, et j'avais regardé, avec des étudiants dont le niveau de français était très bon, un débat télévisé, d'ailleurs cacophonique. Vient un moment où l'un des protagonistes du débat, brandissant sa carte d'identité, s'exclame : « Être Français, c'est très simple : c'est avoir ça ou ne pas l'avoir ! ». Dans la salle, éclat de rire général et spontané. « Il n'y a qu'un Français, dans le monde, qui puisse dire ça », me fut-il répondu lorsque je demandais les raisons de ce rire spontané. Le fait même de ne vouloir donner aucune substance culturelle au concept de Nation définit la manière dont certains de nos compatriotes se représentent la nation française. Cette conception peut être considérée comme très généreuse et très ouverte - « vienne qui veut » -, mais aussi comme très arrogante - « nous sommes en position d'universel ».
Il y a malgré tout une part de culture dans l'existence d'un État, quel qu'il soit ; cette part ne doit pas être vue de façon fixiste ou essentialiste, mais ne saurait être passée complètement par pertes et profits. Et ça n'a rien à voir avec des questions ethniques.
Si tous les Japonais - je prends l'exemple d'une nation qui a toujours su prendre à l'étranger ce qu'elle n'avait pas chez elle - disparaissaient à cause d'un virus, mais si des Français, par exemple, s'installaient sur leur territoire et se mettaient à parler japonais, à cultiver le thé, à entretenir les paysages, le Japon continuerait d'exister : ce n'est pas une question ethnique, mais une question culturelle.
Nous avons une conception très abstraite de la Nation ; il ne faut pas l'abandonner - c'est ce qui fait notre singularité et notre charme - ni peut-être la pousser trop loin. Les phénomènes culturels existent, et la culture ne se réduit pas à l'identitaire. La langue, par exemple, me semble une chose parfaitement fondamentale. Ce serait une autre forme de séparatisme que d'accepter qu'il y ait plusieurs langues : l'idée que chacun puisse parler la langue de son choix relève d'une conception impériale, et non pas nationale - au sens de la Révolution française - de la politique.
Je souscris à l'idée que l'islamisme est une idéologie politique avant d'être l'expression d'une foi : c'est une dérive.
Quand on aborde la question de l'islamisme par la police des cultes, on trouve dans la loi de 1905 tout un arsenal de sanctions pénales pour des propos tenus dans un lieu de culte ; mais si l'on doit traiter de l'islamisme en dehors des lieux de culte, on est conduit à se poser un certain nombre de questions sur la manière dont on va lutter contre cet islamisme.
Vous avez cité Pascal : qu'importe le terme, pourvu qu'on l'ait défini. Le séparatisme n'est pas interdit ; on a même, en Corse, des indépendantistes qui sont présidents de collectivité territoriale. On a le droit d'être monarchiste et candidat à la présidence de la République. En revanche, on n'a pas le droit d'être nazi. Entre le nazisme et l'indépendantisme corse, comment traiter l'islamisme ? Quel est l'instrument qui permet de contenir cette idéologie subversive en utilisant, bien sûr, les armes d'une démocratie ?
Nous avons déjà des dispositifs qui permettent de sanctionner des appels à la haine ou au crime, mais que pourrions-nous faire de plus ? La régulation des cultes est un élément du problème, et les fondations de la loi de 1905 nous permettent d'ailleurs d'avancer dans ce domaine. Mais la bureaucratisation de la lutte contre l'islamisme a ses limites : on n'arrête pas une idéologie par le tigre de papier des réglementations, des déclarations, des autorisations, de l'action des bureaux des préfectures.
Une partie de ce que vous évoquez ne concerne pas la loi de 1905, comme vous le suggérez, mais plutôt des éléments de droit public et de droit privé : on doit protéger la liberté de conscience, de pratique, d'expression. Ces questions se posaient au XVIIIe siècle, à l'époque de l'affaire Calas ou de la condamnation à mort du chevalier de La Barre. Elles relèvent moins du rapport de l'État avec les cultes que de la protection du droit individuel pur et simple.
Tout le problème est de savoir où l'on met le curseur. Concernant l'appel à la haine ou à l'extermination, nous avons un arsenal juridique qui permet d'y parer. Mais il y a des formes de harcèlement qui ne vont pas jusqu'à l'appel à la haine - je pense à l'affaire des caricatures. Si un journal décide de ne plus publier de caricatures parce qu'il estime que c'est trop dangereux, c'est une forme de défaite. Il faut réussir par la loi à défendre la liberté d'expression non pas sans limites, mais en trouvant l'équilibre entre le droit au respect et le droit à l'irrespect. Il y a en tout cas une différence entre l'art de l'insulte dans sa dimension littéraire et la volonté de déstabiliser une personne jusqu'à lui rendre la vie impossible.
Si le problème du séparatisme religieux pose bien cette question du harcèlement, celle-ci peut être soulevée pour d'autres motifs : elle dépasse le cadre strict de ce projet de loi et de la religion ; toute parole publique y est exposée.
Vous travaillez au Cevipof, laboratoire de recherche qui étudie les changements politiques et sociaux. Dans le cadre de l'écriture d'un tel projet de loi, le Gouvernement vous consulte-t-il ?
Je ne l'ai pas été à titre personnel, mais j'enquêterai auprès de mes collègues.
Merci pour vos explications. La commission se prononcera sur le rapport de ses rapporteurs le mercredi 17 mars, et le texte sera examiné en séance publique à partir du 30 mars.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous accueillons à présent Mme Valentine Zuber, historienne, directrice d'études à l'École pratique des hautes études, et M. Patrick Weil, historien, directeur de recherche au CNRS, dans le cadre de notre travail sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Les deux rapporteures de la commission des lois sont Mmes Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien. Je précise que la partie du texte relative à l'éducation a été déléguée à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.
Afin de ne pas être trop longue, j'ai fait parvenir à votre commission un texte plus complet que ne le sera mon intervention qui est construite en réponse aux questions que vous m'avez adressées en amont de cette audition.
Je voudrais inscrire l'analyse de ce projet de loi dans une histoire plus longue de la laïcité française. La loi de séparation des Églises et de l'État de 1905, sacralisée de nos jours, représente un jalon essentiel dans l'histoire assez tumultueuse de cette laïcité. Elle est fondée sur deux premiers articles de principe ; l'un garantit le respect par l'État de la liberté de conscience, de religion et de conviction des individus et des groupes, l'autre dénonce tout système de reconnaissance et de subvention du religieux par l'État. La laïcité française relève d'un projet politique libéral et équilibré.
La suite de la loi précise les modalités d'application de la police des cultes ; contrairement aux premiers articles, ces dispositions ont été régulièrement actualisées au cours du temps et le projet de loi confortant le respect des principes de la République semble, de prime abord, s'inscrire dans cette volonté de procéder à une simple mise à jour.
Toutefois, la laïcité juridique qui a prévalu légalement en France à partir de la loi de 1905 n'est pas la laïcité antireligieuse revendiquée par certains athées et libres penseurs républicains à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle visant à l'extinction du catholicisme et de toute forme d'emprise religieuse supposée sur les individus. En outre, depuis la promulgation de la loi de 1905, la jurisprudence constante du Conseil d'État a été marquée par le libéralisme, faisant de la liberté la règle et de l'interdiction l'exception.
Cette loi a connu plusieurs aménagements, dans le sens d'un accommodement du principe de séparation, afin de permettre aux cultes, même les plus réticents, d'y adhérer sans trop de réserves. Ces aménagements ont abouti à la pluralisation des modalités de gestion des différents cultes. Avec la multiplication des dispositifs et le renoncement à un cadre légal unifié, l'État a montré, jusqu'à présent, une certaine souplesse.
Celle-ci semble être sérieusement remise en cause aujourd'hui.
La tentation anticléricale, voire antireligieuse, domine encore bien souvent dans les discours actuels sur la place qu'il convient de donner au religieux dans l'espace public. Cette culture de défiance, qui ne s'applique pas seulement à l'islam, est proprement française et elle est deux fois centenaire, puisqu'elle remonte à la diffusion des Lumières.
Le présent projet de loi ne déroge pas, selon moi, à cet a priori antireligieux, même s'il a changé de cible, en passant de la lutte contre le catholicisme à la lutte contre l'islam et, accessoirement, contre toutes les autres expressions religieuses jugées a priori suspectes, comme les petites églises ou encore les mouvements dits sectaires. Le prétexte est de lutter contre leurs expressions prétendues politiques et leur fonctionnement collectif jugé dangereux pour la préservation de l'autonomie des individus. À ce titre, le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), publié le 25 février dernier témoigne encore de cette méfiance vis-à-vis des cultes, même de ceux qui sont régis par une association cultuelle légale, comme les témoins de Jéhovah.
Le présent projet de loi renforce encore les pouvoirs de l'État en matière de contrôle et de police des cultes, au détriment de l'autonomie et des libertés de ces derniers, pourtant garanties par les grands textes internationaux des droits de l'Homme ratifiés par la France.
On assiste ainsi à une tentative d'adaptation ciblée des modalités d'exercice des associations relevant de la loi de 1901 ou de 1905 et à un durcissement des contrôles et des peines prévues en cas de non-respect des obligations légales. Cette politique, que l'on justifie par la nécessité d'un contrôle plus strict des associations musulmanes, risque néanmoins d'avoir un impact disproportionné sur le fonctionnement centenaire de celles qui relèvent d'autres cultes, en particulier les juifs et les protestants.
En cela, les garanties en matière de liberté religieuse individuelle et collective ainsi que l'équilibre pragmatique trouvé depuis la loi de 1905 me paraissent menacés, d'autant que les modalités de contrôle seraient confiées quasi exclusivement aux préfets et aux autres représentants de l'État, aux dépens du juge administratif.
J'en arrive à votre troisième question.
Il existe, depuis plusieurs années, la tentation de faire de l'islam une cinquième religion nationale, peut-être fondée sur la mise en place du culte israélite par Napoléon Ier. On se souvient ainsi de toutes les tentatives, généralement décevantes, de structuration des communautés musulmanes par l'État depuis plus de quarante ans, qui obéissent généralement à une logique d'impulsion plus gallicane que réellement séparatiste.
Par ailleurs, pour inciter les associations religieuses musulmanes à renoncer au système issu de la loi de 1901, qu'elles semblent privilégier, en faveur de celui de la loi de 1905, il faudrait rendre ce dernier plus attractif. Or les articles du projet de loi dédiés aux associations de la loi de 1905 traduisent un durcissement des règles de fonctionnement ; cela augure donc mal du succès de ce voeu gouvernemental.
On comprend bien sûr qu'un autre objectif est parallèlement poursuivi, qui semble devoir gêner la mise en oeuvre du premier : la sécurisation contre l'entrisme politico-religieux dans les quartiers et l'éradication du terrorisme à coloration religieuse. Ce dernier objectif paraît politiquement plus porteur mais instille un doute quant à la réelle volonté d'intégration, par l'État, des associations musulmanes, dans un modèle unique et équitable.
J'en viens à votre quatrième question.
En conditionnant toute autorisation d'ouverture ou de renouvellement des associations, cultuelles ou non, au respect d'un contrat républicain unilatéral et contraignant, il semble que l'on veuille désormais ignorer la spécificité du domaine d'exercice du religieux. L'adhésion à une croyance religieuse engage en effet non seulement des citoyens, mais encore des personnes, croyantes à des degrés divers, qui peuvent porter des valeurs particulières parfois très différentes des valeurs communes ou des valeurs dites républicaines. Songeons ainsi aux mobilisations successives, au cours des dernières années, des catholiques contre des projets de loi contrevenant à leur éthique personnelle.
Ces conflits de valeurs, au sein de la société, peuvent contribuer à l'enrichissement du débat démocratique. En cherchant à restreindre l'ordre public au respect des seules valeurs républicaines, on risque de réduire drastiquement tout le champ des libertés individuelles et collectives. Tout retour à une philosophie gallicane ou bonapartiste, au travers de l'imposition d'une régulation étatique autoritaire à l'égard des cultes, menace ainsi notre idéal séparatiste en vigueur depuis 1905, à savoir la distinction fondamentale des deux domaines : celui de l'État et celui des organisations religieuses particulières. En cherchant à imposer la primauté d'une véritable philosophie d'État par rapport aux diverses convictions, en durcissant la législation relative à l'organisation interne des associations émanant de la société civile ou des institutions religieuses, on risque d'attenter à l'équilibre fragile de notre démocratie républicaine plus que centenaire.
J'en arrive à votre dernière question.
La relation entre les religions et l'État n'est jamais complètement exempte d'arrière-pensées. Depuis la monarchie absolue et le dirigisme napoléonien, la tradition gallicane de l'État français transparaît encore régulièrement sous le vernis laïque. Il existe toujours une législation effective à l'égard des cultes.
Par ailleurs, de nombreuses inégalités persistent. Les églises historiques sont encore les seules représentées lors des grands moments nationaux - catastrophes naturelles, attentats ou funérailles nationales. L'Église catholique jouit encore de quelques privilèges historiques, comme le monopole des fêtes légales chômées d'origine religieuse, l'organisation des funérailles nationales et l'affectation gratuite des lieux de culte, qui sont des biens publics.
Seconde source d'inégalité : il existe des dérogations à la règle de non-subventionnement mentionnée à l'article 2. Plusieurs dispositifs permettent un apport financier de l'État à différents cultes, mais non à tous les cultes ; je pense au financement d'aumôneries, prévu à l'article 2 de la loi de 1905, mais encore à la possibilité de financer partiellement des écoles privées sous contrat, très majoritairement confessionnelles, catholiques, juives et, maintenant, musulmanes.
En outre, il y a des dégrèvements fiscaux applicables aux dons aux associations y compris cultuelles ainsi que - on l'oublie trop souvent - la prise en charge par l'État de la sécurité sociale et de la retraite des clercs de certains cultes.
Enfin, il y a toutes sortes d'exceptions géographiques, qui rendent le dispositif national toujours aussi inégalitaire. Je pense notamment aux dispositions particulières héritées de l'histoire dans les départements d'Alsace et en Moselle, régis par le droit local, mais aussi quelques territoires d'outre-mer qui ne sont pas assujettis à la loi de 1905, comme la Guyane ou les habitants de Mayotte d'avant 2010.
La laïcité française recouvre donc des dispositifs légaux très divers dont l'harmonisation, souhaitée par certains, n'est pas du tout prévue dans le présent projet de loi.
Je conclus en vous faisant part de mon sentiment à la lecture de ce texte. La pratique laïque de l'État français ne devrait pas revenir sur l'approche, plus libérale que les dispositifs historiques précédents, des rapports entre les religions et l'État. L'État ne doit surtout pas céder à la tentation régalienne d'un contrôle accru du religieux, qui s'est manifestée à plusieurs reprises dans son histoire, aux dépens des libertés individuelles de religion, d'expression et de conviction ainsi que des libertés collectives exercées dans la société civile.
Les défenseurs de la laïcité, très bruyants dans l'espace public, doivent veiller à ce que leur combat politique n'aboutisse pas un traitement symbolique et juridique potentiellement discriminatoire à l'égard de telle ou telle religion ou conviction. Le principe de laïcité me semble constituer un magnifique outil de gestion des conflits existant dans une société démocratique. Elle permet l'exercice réel des valeurs portées par la devise républicaine, mais elle suppose un état laïque qui soit neutre et impartial, qui garantisse la liberté d'expression de chacun et la coexistence à égalité de toutes les convictions se manifestant dans la société civile. En effet, c'est bien l'État qui doit être laïque et non la société elle-même, qui est nécessairement pluraliste. Une trop grande neutralisation de la société menacerait directement le fonctionnement démocratique et les libertés publiques qui le garantissent ; elle rendrait ainsi le principe de laïcité paradoxalement obsolète, voire inutile.
La loi de 1905 est une loi de liberté pour l'individu - il acquiert une liberté de conscience absolue et une liberté d'exercice de son culte dans le respect des lois -, pour les cultes - les ministres du culte ne sont plus nommés et contrôlés par le Gouvernement - et pour l'État - il se libère ainsi de toute autorité religieuse.
Ces libertés sont garanties, comme toutes les libertés républicaines légales, par des dispositions pénales. L'article 1er, qui permet le libre exercice des cultes - c'est-à-dire la liberté de manifester sa foi, par des signes ou par des actes, y compris dans la rue -, est garanti par l'article 31 de la loi de 1905, qui punit d'une peine d'amende ou de prison toute personne exerçant une pression sur une autre personne pour la contraindre à exercer son culte ou pour l'en empêcher.
Le culte est pénalement protégé - on ne peut le troubler - et il peut être empêché si ses ministres décident d'intervenir dans le champ du politique ou dans le champ de la société civile en dehors de la mission de l'exercice de leur culte ; c'est l'objet des articles 34 et 35 de la loi de 1905. L'article 34 dispose que « Tout ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d'un service public, sera puni d'une amende [et/ou] d'un emprisonnement ». Selon l'article 35, « Si un discours [...] ou un écrit [...] contient une provocation directe à résister à l'exécution des lois ou aux actes légaux de l'autorité publique, ou s'il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s'en sera rendu coupable sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d'une sédition, révolte ou guerre civile. »
Pourquoi est-ce que je cite ces articles ? Parce qu'ils ont été appliqués de façon très importante dans les années qui ont suivi le vote de la loi de 1905. En effet, malgré le travail remarquable de la commission Briand, le pape a refusé la loi, au travers d'une encyclique de 1906. En raison de la crise des inventaires, le Gouvernement est tombé ; Clemenceau et Briand sont entrés au Gouvernement et se sont concentrés sur l'intégration du culte catholique, au moyen des associations cultuelles. Néanmoins, le pape a encore refusé, en 1906, les associations cultuelles et il a appelé les catholiques à la guerre.
Clemenceau et Briand ont répondu par la loi de janvier 1907, qui permettait aux catholiques de recourir à la loi de 1901, et par la loi de mars 1907, qui instaurait la liberté absolue de réunion, y compris pour la messe. Le pape a rejeté ces options libérales par une nouvelle encyclique. En septembre 1908, il a fait dire dans toutes les églises que les pères de famille devaient surveiller l'école publique et en interdire l'accès à leurs enfants, si elle ne respectait pas l'« honnête neutralité » et mettait en péril la foi de leurs enfants. Certains prêtres ont menacé des enfants de ne pas leur permettre de faire leur première communion s'ils étudiaient dans certains livres scolaires et ont menacé les instituteurs catholiques.
Aristide Briand, devenu ministre de la justice, a poursuivi devant les tribunaux, au titre des articles 34 et 35 de la loi de 1905, ces ecclésiastiques, qui ont été condamnés. La condamnation du cardinal de Bordeaux, en juillet 1909, fut un évènement national. En septembre 1909, dans une nouvelle lettre, les cardinaux et évêques de France ont appelé les parents à retirer leurs enfants de l'école publique et à leur interdire l'étude de certains livres d'histoire. Le Gouvernement, présidé par Briand, a décidé, même si la liberté d'opinion s'appliquait aussi aux évêques, de poursuivre les ecclésiastiques qui exerceraient des menaces contre les enfants, les parents et les instituteurs ; d'où de nombreuses condamnations en 1910 et 1911. Selon Louis Méjean, directeur des affaires des cultes sous Briand, « les articles sur la police des cultes de la loi de 1905 ont suffi à préserver l'État du danger politique venant du clergé et même de l'épiscopat ».
Ces articles et ces condamnations ont été oubliés, grâce à l'Union sacrée de la guerre de 1914-1918, mais ils ont permis de résoudre cette très grave crise, face au chef de l'Église catholique.
Pour répondre aux menaces qui peuvent être aujourd'hui proférées à l'encontre de citoyens par des gens parlant au nom d'une religion, que propose-t-on dans le présent projet de loi ? L'inverse de ce qu'ont fait Briand et Clemenceau. Ces derniers avaient choisi d'ouvrir la porte de la République et de la loi à la masse des croyants et de cibler personnellement les individus qui mettaient en cause les lois de la République. Le présent projet de loi, même corrigé par l'Assemblée nationale, crée, à la place de la responsabilité individuelle des fauteurs de troubles, une responsabilité collective de l'ensemble des cultes.
Il place les cultes sous tutelle, en les soumettant à un régime d'autorisation quinquennale. À l'époque de la séparation, on aurait demandé aux cultes de respecter non les valeurs de la République mais ses lois, ce qui est évidemment nécessaire. Il y a une intrusion dans l'organisation interne des associations cultuelles qui remet en cause l'accord trouvé, après tant de difficultés, avec le Vatican, au travers des associations diocésaines. Le nouvel article 19 est très dangereux du point de vue de la stabilité juridique et politique de l'accord passé par la France en 1923-1924 avec le pape.
Par ailleurs, il y a de nouvelles exigences en matière de contrôle des finances des associations, avec le rôle de l'inspection générale des finances ; c'est un désordre total. Du reste, ni l'Assemblée nationale ni le Sénat n'ont, à ma connaissance, invité le ministre des finances alors que c'est le ministre qui intervient le plus dans le contrôle des cultes, au travers notamment des avantages fiscaux. Il a probablement bien des choses à dire sur la façon dont l'administration contrôle les finances de ces associations.
En outre, il est créé une responsabilité pénale collective, au travers de l'article 8.
Enfin, le sommet de l'absurdité est atteint par l'article sur la fermeture temporaire des lieux de culte. Il s'agirait de « prononcer la fermeture temporaire des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ». Cela ressemble à l'article 35 de la loi de 1905, que j'ai lu précédemment, mais l'Assemblée nationale a supprimé cet article ! On supprime donc la responsabilité individuelle des fauteurs de haine dans les lieux de culte - Briand explique d'ailleurs pourquoi il fallait une peine spéciale - et l'on crée une responsabilité collective, en fermant les lieux de culte. Cela porte atteinte à certaines libertés individuelles et à l'individualisation des peines mais également à la liberté d'association et de culte, ainsi qu'à la séparation.
Le Conseil constitutionnel a déclaré en 2006 que les directives européennes s'appliquaient à la France sauf si elles touchaient à l'identité constitutionnelle de notre pays. Or qu'y a-t-il dans cette identité constitutionnelle ? D'abord, la laïcité et notamment la séparation. Si la séparation n'existe plus, nous perdons la laïcité. Briand disait que, en pénétrant dans le domaine sacré de la conscience, le législateur avait comme premier devoir d'indiquer les principes qui l'ont inspiré. Si ce projet de loi est adopté, il me semble que ce qui suit les articles 1er et 2 sera en contradiction avec l'article 2. C'est un problème d'ordre constitutionnel.
Je comprends vos inquiétudes quant à ce projet de loi, sachez néanmoins que le Sénat est là pour préserver les libertés. Vous nous dites que l'impact pour les autres cultes serait disproportionné. Parmi les évolutions qu'apporte ce projet de loi, il y a effectivement une déclaration au préfet, mais il existe déjà une demande d'autorisation à l'administration fiscale. Quelle est la différence ?
S'agissant du durcissement du contrôle du financement en provenance de l'étranger, des influences étrangères se déploient effectivement sur le territoire, notamment en provenance de Russie, des États-Unis ou des pays du Golfe. La modification de l'article 19 bouleversera effectivement de nombreuses choses. Monsieur Weil, pouvez-vous développer les effets de cet article ?
L'objectif de cette loi étant, finalement, que les associations cultuelles mettent la partie cultuelle sous le régime de la loi de 1905, il est nécessaire de rendre cela plus attractif. Qu'est-ce qui serait susceptible de favoriser davantage cette attractivité ?
Vous avez évoqué, monsieur Weil, ce qui s'est passé avec les catholiques il y a plus d'un siècle. Permettez-moi de rappeler qu'au bout de quelques années, la religion catholique est rentrée dans le rang. En outre, sa différence avec l'islam est qu'elle dispose d'une structure administrative, d'un cadre et de règles. Il est donc difficile de comparer ces deux cas.
Nous sommes confrontés depuis vingt ans à un projet politique islamiste menant au séparatisme : des quartiers entiers sortent de la République au nom d'un projet religieux. Nous avons également connu un terrorisme qui a fait près de 300 morts et, si tous les islamistes ne sont pas terroristes, en revanche tous les terroristes sont islamistes. On peut donc faire toutes les analyses que l'on veut, il faut bien que l'on agisse pour que ce pays reste uni, avec des principes de laïcité, qui sont des principes d'émancipation. Nous avons un vrai sujet et nous ne pouvons pas fermer les yeux. Or, selon vous, ce projet de loi n'apporte rien. Que proposez-vous pour que l'on ne subisse pas ?
Vous parlez des risques sur la liberté d'expression. Ma liberté est menacée tous les jours : je ne peux pas dire ce que je veux parce qu'une religion m'en interdit. Donnez-nous des clefs pour que nous puissions retrouver cette insouciance. Mais nous inquiètent plus encore les jeunes qu'on laisse se construire hors de la République et qui seront les adultes de demain. Qui seront-ils si nous ne travaillons pas ce sujet aujourd'hui ?
Sur le côté technique de la déclaration au préfet plutôt qu'à l'administration fiscale, je me fais l'écho des craintes de certains cultes qui ont déjà subi ce genre de législation. Cette dernière a encombré les bureaux et leur a terriblement compliqué la tâche.
S'agissant des fonds étrangers, ils ne concernent pas seulement l'islam : la magnifique cathédrale russe du quai Branly a été intégralement financée par des fonds étrangers. Ce qui me gêne dans ce projet de loi est qu'il veut répondre par des dispositions techniques à un problème mondial du religieux. La préoccupation est légitime mais les outils sont insuffisants et ne ciblent pas le véritable problème posé à notre société.
Sur la façon de rendre la loi de 1905 plus attractive, c'est difficile de répondre. Le fait qu'il existe des associations de loi 1905 marque déjà une gestion particulière et propre à notre pays. On aurait pu imaginer que les associations à vocation religieuse soient du même type que les associations politiques ou syndicales. Cette spécificité de traitement du religieux va, selon moi, au-delà du principe de séparation. Il ne devrait pas y avoir de police des cultes différente d'une police des associations générales.
S'agissant de l'article 19 modifié, la crainte obsessionnelle du Vatican en 1905 était que le système des associations cultuelles, qui sont des associations avec membres, élections, autogestion, soit totalement contradictoire avec l'organisation hiérarchique de l'Église. Après la Première Guerre mondiale, le Conseil d'État a jugé le texte conforme à la loi de 1905. Mais que se passe-t-il dans le cas contraire ? S'agissant de l'organe délibératif, qui n'était pas prévu, il faut savoir qu'il n'y a pas d'organe délibératif dans l'Église catholique. C'est un problème. On va d'ailleurs entrer dans un débat glissant : l'accord de 1923-1924 est-il un accord international ou un échange de courriers ?
Je ne comprends pas l'intérêt de cette disposition. Quel est l'objectif ? Le culte musulman n'a, en effet, rien à voir avec l'organisation du culte catholique et n'importe quel musulman peut être ministre du culte. Ce projet de loi va faire l'objet d'énormes contentieux si l'impression est donnée d'une différence de traitement entre les cultes. Il y a donc quelque chose à vérifier auprès des juristes.
Sur l'islam, la loi comporte des dispositions qui ne sont pas appliquées depuis vingt ans. S'agissant de la suppression de l'article 35 par l'Assemblée nationale, permettez-moi de vous lire ce qu'écrit Aristide Briand dans son rapport sur la justification d'une pénalité spéciale : « De telles dispositions n'ont rien d'antilibéral, elles ne peuvent atteindre les ministres du culte exclusivement soucieux de leur oeuvre religieuse. Elles étaient indispensables, car ici, le droit commun restait insuffisant. Il était impossible de traiter sur le pied de l'égalité, quand il s'agit de l'exercice du droit de la parole, le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune de réunion publique. Le délit commis par celui-ci, qu'il s'agisse d'outrages, de diffamation envers les personnes ou d'excitation à la violence, n'est en rien comparable, comme gravité, au délit commis par un ministre des cultes en pareil cas. Le lieu, les circonstances du délit, l'autorité morale de celui qui la commet, sont des éléments dont il est impossible de ne pas tenir compte. Aucune assimilation n'est à faire entre la portée, les conséquences d'un discours de réunion publique devant un auditoire averti, où toutes les opinions sont le plus souvent en présence, où l'on est habitué à faire la part des exagérations, où la contradiction, toujours possible, offre toutes garanties de mise au point, et celles d'un sermon prononcé par un ministre du culte devant des auditeurs livrés inertes et sans défense par la croyance ou la superstition aux suggestions d'une parole qui tient sa force des siècles et n'a jamais été affaiblie par la controverse ». Je ne comprends donc pas : vous dites que vous avez besoin de moyens : ils sont dans la loi de 1905 et, après avoir été oubliés et retrouvés, ils sont supprimés.
Permettez-moi de préciser que l'Assemblée nationale a supprimé cet article pour l'élargir.
Non, ici, on supprime la responsabilité personnelle du ministre du culte. C'est incroyable : on transforme en responsabilité collective une responsabilité individuelle. Cela me paraît peu en accord avec les traditions du droit français.
Il aurait peut-être mieux fallu conserver la responsabilité très spécifique du ministre du culte.
Ce dernier point mérite une attention toute particulière.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 25.
.La réunion est close à 19 h 25.