Intervention de Sophie Cluzel

Réunion du 9 mars 2021 à 14h30
Mesures de justice sociale — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Sophie Cluzel :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, faire de notre société une société pleinement inclusive : telle est l’ambition qui guide l’action du Gouvernement en matière de handicap depuis désormais quatre années.

Le sens de cette action, qui vise à améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap et à leur donner la possibilité de vivre une citoyenneté comme les autres, s’inscrit dans un projet plus large d’égalité des chances, de justice, d’équité, de liberté d’agir et de choisir. Ces principes républicains ne sauraient s’épanouir dans un système autre que celui de la solidarité.

La proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale vient justement remettre en cause le cœur de nos principes de solidarité et de redistribution.

Je souhaite le rappeler, car je pense que c’est fondamental : le fait que la solidarité nationale s’appuie sur la solidarité familiale pour adapter son soutien aux personnes précaires constitue la base même de notre système socio-fiscal. C’est un système qui considère le foyer comme la cellule protectrice, et ce dans l’esprit même du code civil, qui consacre à l’article 220 la solidarité entre époux. C’est un système qui s’attache à assurer en permanence une redistribution juste et dédiée en priorité à la protection des plus fragiles.

Cette juste articulation entre solidarité nationale et solidarité conjugale ne peut fonctionner que si les ressources du foyer des bénéficiaires sont prises en compte.

C’est dans cette philosophie que la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées a créé l’allocation aux adultes handicapés (AAH) pour assurer des conditions de vie dignes aux personnes en situation de handicap dont les ressources sont les plus faibles.

Sur l’ensemble des pans de l’action publique, le Gouvernement a fait de l’augmentation du pouvoir d’achat des personnes en situation de handicap une priorité du quinquennat.

À ce titre, rappelons qu’actuellement 51 milliards d’euros, soit 2, 2 % de notre PIB, sont consacrés chaque année à l’amélioration et à la simplification du quotidien des personnes en situation de handicap. L’AAH représente à elle seule un budget de 11, 1 milliards d’euros en 2020.

Les deux vagues de revalorisation exceptionnelles menées en 2018 et en 2019 ont entraîné une augmentation d’environ 775 millions d’euros des dépenses annuelles.

À cela s’ajoutent des avancées majeures en termes d’accès aux droits : l’allongement de la durée d’octroi des droits, l’abandon de l’obligation de faire valoir le droit à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) et le maintien automatique des droits acquis depuis le début de la crise sanitaire. Nous pouvons collectivement en être fiers.

L’AAH s’établissait à 810 euros par mois en avril 2018. Nous l’avons portée à 903 euros par mois en avril 2019, conformément à un engagement du Président de la République, ce qui représente une augmentation de pouvoir d’achat de près de 12 % pour le 1, 2 million de bénéficiaires. Cet investissement massif est estimé à plus de 2 milliards d’euros sur l’ensemble du quinquennat.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Je ne crois pas que l’on puisse remettre en cause la place du handicap au sein des priorités du Gouvernement et du quinquennat.

Néanmoins, ces actions ont toujours été menées dans l’objectif de faire des personnes en situation de handicap des citoyens à part entière, des citoyens ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs, faisant pleinement partie de notre système de solidarité, de notre système fiscal, de notre système redistributif, et contribuant aujourd’hui à cette notion de partage des ressources et des charges au sein d’une famille, d’un couple.

Toutefois, dans cette logique de droit commun, nous avons voulu assurer la prise en compte des spécificités des personnes en situation de handicap. Il s’agit non pas de créer un régime dérogatoire – vous savez à quel point j’ai à cœur d’inclure ces personnes –, mais bien d’avoir un système juste et adapté à chacun.

Permettez-moi de revenir sur ces mécanismes, certes complexes, mais importants pour prendre en compte la situation de handicap, selon trois objectifs spécifiques.

Tout d’abord, du fait de l’éloignement à l’emploi pour certaines personnes en situation de handicap, le montant de l’allocation est beaucoup plus élevé que celui du revenu de solidarité active (RSA) : 903 euros pour l’AAH contre 565 euros pour ce dernier.

Son fonctionnement est également fait pour favoriser le cumul d’un emploi et de l’AAH. Car rappelons que, dans 35 % des couples, c’est la personne en situation de handicap qui travaille.

En effet, le plafond pour percevoir l’AAH lorsqu’on est en couple est de 3000 euros si c’est la personne handicapée qui travaille et de 2270 euros si c’est le conjoint, en raison d’un abattement supérieur à 50 % sur les revenus du bénéficiaire et de 28 % sur ceux du conjoint.

Par ailleurs, les abattements retenus sur les ressources d’activité pour le calcul de l’AAH sont bien plus élevés que pour toutes les autres allocations, que l’on parle du conjoint ou du bénéficiaire, toujours pour favoriser l’incitation à la reprise d’activité.

La reconnaissance de la spécificité liée à la situation de handicap passe également par une exonération d’assiette fiscale pour l’AAH. De fait, une demi-part fiscale supplémentaire est attribuée aux foyers avec une personne en situation de handicap, à laquelle s’ajoute une exonération sur la taxe d’habitation et la taxe foncière.

Il est normal que ces règles existent. Comme je l’ai souligné, elles visent à permettre une meilleure intégration des personnes dans l’emploi. Cet accès à l’emploi est l’un des piliers de notre politique en matière de handicap.

Au-delà de ces considérations, la présente proposition de loi est surtout révélatrice d’un appel des associations concernant la situation des femmes en situation de handicap victimes de violences et sous emprise de leur conjoint.

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, j’étais hier matin dans un centre d’hébergement d’urgence qui favorise l’accès au droit et la mise en protection de jeunes femmes ayant subi des violences : j’y suis extrêmement sensible.

Madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, vous connaissez mon engagement sur le sujet. Je l’ai rappelé lors de la table ronde sur les violences faites aux femmes, à la fin de l’année 2018. Je sais que nous partageons ce combat, madame Billon.

Mais nous devons aller plus loin et donner une réponse concrète et opérationnelle. Et je remercie les auteurs de la présente proposition de loi de me donner l’occasion de répondre à ces femmes.

Comme je l’ai rappelé, actuellement, lorsqu’une séparation est signalée à une caisse d’allocations familiales (CAF), elle entre dans les situations prioritaires que la caisse s’engage à traiter en dix jours au maximum.

Ce mécanisme nécessite néanmoins un accompagnement individuel des femmes violentées pour leur permettre de se loger et de sortir de l’emprise de leur conjoint violent.

Afin de proposer des mesures destinées à améliorer le repérage et l’accompagnement des femmes, des travaux seront menés sur trois territoires d’expérimentation. Ils seront appuyés par le groupe de travail « handicap » mis en place dans le cadre du Grenelle des violences à l’encontre des femmes. Ils devront permettre de déterminer, puis d’expérimenter un cadre prévoyant notamment une plus grande réactivité du montant de l’AAH aux situations de violence conjugale.

Les premiers jalons de ces travaux ont été lancés hier, avec l’aide du département de la Gironde. Je souhaite que l’ensemble des parties prenantes puissent y trouver leur place : les associations, les acteurs du territoire, les élus locaux et, bien évidemment, les sénatrices et sénateurs concernés, notamment Alain Cazabonne, Nathalie Delattre et Florence Lassarade, entre autres. C’est avec vous que de telles politiques se construiront.

La proposition de loi que nous examinons pose de réelles questions sur le sens donné à nos politiques publiques et sur le chemin qu’il nous reste à parcourir pour améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap.

Les amendements du rapporteur Philippe Mouiller ont permis la correction de la rédaction initiale de la proposition de loi, en rétablissant l’existence d’un plafond de ressources, en respect des principes de solidarité, auxquels nous sommes tous attachés, comme j’ai pu le mesurer lors de nos échanges.

La réécriture de l’article 3 se concentre donc sur la neutralisation des ressources du conjoint dans le calcul des droits à l’AAH : la « déconjugalisation » de l’éligibilité de l’AAH. À ceci près qu’en raison des effets négatifs induits par ce mode de calcul, l’article 3 bis crée un nouveau droit d’option pendant dix ans pour les bénéficiaires actuels à conserver les règles de conjugalisation des ressources.

En plus de renchérir le coût de la mesure, qui atteint 730 millions d’euros, une telle disposition ajoute à la complexité du recours à l’allocation. Elle crée pour les personnes une incertitude forte et des difficultés à projeter leur pouvoir d’achat. Elle ne relève pas de la justice sociale. Elle ne crée qu’un dispositif à deux vitesses, aux règles toujours plus compliquées alors même que l’effort devrait être porté sur l’amélioration du recours au droit et la simplification des parcours de vie.

L’exemple le plus parlant concerne les couples de travailleurs en établissements et services d’aide par le travail (ÉSAT), pour lesquels la déconjugalisation entraîne une perte nette de 400 euros en moyenne. Comment pourront-ils actionner le droit d’option ? Les professionnels qui les accompagnent auront-ils dorénavant la charge de les conseiller en la matière ?

Ne créons pas de complexité dans les parcours des personnes ! Attachons-nous plutôt à leur simplifier l’accès aux dispositifs conçus pour les accompagner et les soutenir.

Depuis la loi de 2005, la création de la prestation de compensation de handicap (PCH) assure une prise en compte de la situation de handicap de manière individualisée et sans condition de ressources. Cette prestation vise à compenser les besoins d’autonomie des personnes avec de l’aide humaine, de l’aide technique, de l’aménagement du logement, du transport et des aides spécifiques.

En 2019, nous lui avons consacré 2, 6 milliards d’euros de dépenses publiques, en cofinancement avec les départements, chefs de file des politiques de solidarité.

Ainsi, un tiers des personnes qui touchent l’AAH peuvent avoir, en moyenne, 500 euros de plus avec la prestation de compensation de handicap.

La PCH et l’AAH répondent donc à des objectifs différents. La première vient compenser la situation de handicap de façon individuelle, en assurant les moyens de l’autonomie, comme son nom l’indique, alors que la seconde assure un revenu digne pour les personnes à faibles ressources.

Suivant cette idée, et comme je l’avais annoncé lors de mon audition le 18 février dernier, je vous propose donc qu’une mission puisse formuler des propositions s’agissant de la simplification et de l’articulation des dispositifs existants, afin d’assurer un soutien plus efficace et équitable aux personnes en situation de handicap.

Ces réflexions nécessitent un temps plus long que celui qui est offert par le débat parlementaire. C’est un sujet qui mérite un travail de fond, approfondi et concerté.

Je crois qu’il nous faut entamer un travail posé nous permettant de réexaminer les différents dispositifs existants, leur articulation avec la prestation de compensation du handicap, ainsi que leur place dans notre système de solidarité, au regard notamment de la création de la cinquième branche que tous les parlementaires mobilisent dans le débat.

Enfin, l’article 4 relève de 60 ans à 65 ans au moins l’âge maximum pour bénéficier de la PCH. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous qui siégez au sein de la Chambre haute de notre Parlement et qui êtes les garants des intérêts des territoires, vous comprendrez bien que nous ne pouvons pas prendre de telles dispositions sans avoir mené de travaux concertés avec les présidents des conseils départementaux, avec lesquels nous sommes en coresponsabilité. Car rappelons qu’une telle augmentation correspondrait à un coût supplémentaire de 20 millions d’euros.

Pour toutes ces raisons, je ne suis pas favorable à la proposition de loi telle qu’elle a été amendée par la commission des affaires sociales.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion