Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre débat de cet après-midi doit beaucoup à trois personnes.
Je souhaite tout d’abord saluer Mme Jeanine Dubié, députée, auteure de la proposition de loi que nous examinons.
Je voudrais citer ensuite Mme Véronique Tixier, qui, en septembre 2020, a déposé sur la plateforme de pétition du Sénat un court texte intitulé Désolidarisation des revenus du conjoint pour le paiement de l ’ allocation aux adultes handicapés. Sa proposition a rapidement recueilli de nombreux soutiens, jusqu’à dépasser le seuil requis pour saisir la Conférence des présidents. Cette dernière n’a toutefois pas attendu les 100 000 signatures pour décider d’inscrire à l’ordre du jour, sur proposition de la commission des affaires sociales, le véhicule législatif propre à répondre à cette demande.
Mais Mme Tixier elle-même doit aussi beaucoup au président Larcher. C’est en effet le groupe de travail placé sous sa présidence qui a souhaité la création d’une telle plateforme, en janvier 2020, pour revivifier les procédures de démocratie participative et, ainsi, enrichir la démocratie représentative. Nous en avons cet après-midi la preuve : ce mécanisme constitue une courroie de transmission rapide et efficace des souhaits de nos concitoyens qui nous permet cet après-midi de débattre à nouveau de l’allocation aux adultes handicapés.
Je dis « débattre à nouveau de l’AAH » par souci de concision, car ce débat est, plus exactement, une occasion de clarifier notre système de protection sociale. La déconjugalisation de l’AAH est en effet tout, sauf une mesure technique. Elle tient en une ligne dans le code de la sécurité sociale, mais c’est une ligne fondamentale dans notre logiciel de solidarité.
En rejetant la proposition de loi analogue de nos collègues du groupe CRCE en octobre 2018, le Sénat n’avait d’ailleurs fait que défendre une logique d’ensemble, selon laquelle nos prestations sociales prennent en compte la composition d’un foyer donné. C’est cette logique qui fait l’objet du débat, que les derniers mois ont éclairé d’une lumière complètement nouvelle.
Mais partons plutôt de la demande qui nous est adressée, avant de remonter aux grands principes.
Le montant de l’AAH est calculé en tenant compte des revenus du bénéficiaire et de ceux de son conjoint, lorsqu’il est en couple, lesquels ne doivent pas dépasser un certain plafond, qui prend par ailleurs en considération le nombre d’enfants.
Par conséquent, tel bénéficiaire de l’AAH qui s’installerait en couple avec quelqu’un dont les revenus, additionnés aux siens, dépasseraient le plafond fixé perdrait le bénéfice de son allocation.
Les associations de personnes handicapées appellent cela « le prix de l’amour ». Entre parenthèses, c’est une vue quelque peu réductrice, car certaines personnes handicapées, dont les revenus personnels sont au-dessus du plafond, deviennent bénéficiaires de l’AAH, en s’installant en couple avec quelqu’un dont les revenus sont si faibles que le plafond applicable aux couples n’est pas franchi.
Reste que la majorité des personnes, dont l’AAH est supprimée ou écrêtée du seul fait de leur statut conjugal, éprouve une frustration bien compréhensible à voir leur aspiration à l’autonomie aussi brutalement censurée. Peut-être même la dépendance à leur conjoint pour les dépenses quotidiennes leur serait-elle plus supportable si elle ne leur semblait pas imposée par l’entêtement inhérent à la pression d’une règle administrative.
Il faut encore, pour comprendre leur sentiment, accorder un peu d’attention à une autre catégorie d’arguments : les plus jeunes générations, mes chers collègues, aspirent à davantage d’autonomie financière dans leur couple.
Le phénomène est d’autant plus sensible chez les jeunes femmes. Chez les jeunes femmes d’une manière générale, car elles gagnent toujours moins, en moyenne, que leur conjoint masculin, alors que désormais elles sont, en moyenne là aussi, plus diplômées. Chez les jeunes femmes en situation de handicap en particulier, car elles sont – hélas ! – plus souvent victimes de violences conjugales, comme l’a montré un récent rapport de notre délégation aux droits des femmes.
Jusqu’à présent, cette demande se heurtait à un argument assez simple : l’AAH n’est pas une prestation de compensation du handicap, mais un minimum social, et la solidarité nationale qui s’exerce à travers un minimum social passe après la solidarité familiale qu’organise le code civil. En conséquence de quoi, ce sont les revenus du ménage qui doivent être pris en compte pour calculer la prestation.
En réalité, cet argument est de moins en moins convaincant. En effet, ce qui confère à l’AAH son caractère de minimum social, c’est essentiellement son mécanisme : l’AAH est une prestation versée sous condition de ressources et de manière différentielle afin de porter le niveau de vie du bénéficiaire à un minimum de subsistance, une fois prises en compte toutes les ressources dont il dispose. Elle est, en outre, financée par l’État et n’a donc pas de caractère indemnitaire.
L’AAH a cependant toujours été un minimum social d’un type un peu particulier : l’assiette des ressources prises en compte et le mode de calcul de la prestation sont plus avantageux que ceux des autres minima sociaux et son montant est relativement plus élevé. Ce montant a d’ailleurs été fortement revalorisé à deux reprises, en 2008 et en 2017, par les présidents Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron.
Comment justifier de telles augmentations pour la seule AAH, et non pour les autres prestations assurant un minimum de subsistance ? Si elle est plus généreuse, l’AAH compense forcément quelque chose. Et quoi, sinon un éloignement de l’emploi imputable au handicap ? C’est d’ailleurs le sens des critères exigés des personnes dont le taux d’incapacité est compris entre 50 % et 80 %. Si l’AAH compense quelque chose propre à la personne, on ne saurait indexer son montant sur des variables qui lui sont exogènes.
La clarification des termes du débat ne pouvait venir que d’une manifestation de la volonté politique.
Il faut alors souligner la volonté du Président de la République, exprimée lors de la conférence nationale du handicap de février 2019, de retirer l’AAH du chantier relatif au revenu universel d’activité. Une telle décision confirme que l’AAH a moins à voir avec un minimum social qu’avec une prestation de compensation, ce qui ouvre la voie pour accepter la demande sociale qui nous est faite en cohérence avec les principes généraux de notre système d’intervention.
Cette question réglée, que penser du texte qui nous est transmis ?
Hélas ! la commission des affaires sociales ne pouvait pas le voter en l’état pour deux raisons.
D’une part, il aurait eu, en dépit de son titre, des conséquences injustes. La déconjugalisation ferait certes un grand nombre de ménages gagnants, environ 196 000, mais aussi 44 000 ménages perdants, parmi ceux que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire lorsque le conjoint valide a peu ou pas de revenus.
D’autre part, la rédaction de l’article 3 conduisait à supprimer tout plafond de cumul de la prestation avec les ressources personnelles des bénéficiaires : cette mesure aurait pour effet d’attribuer l’AAH à taux plein à tous ceux remplissant les conditions nécessaires. La direction statistique des ministères sociaux, la Drees, en estime le coût à 20 milliards d’euros…
La commission a par conséquent accepté la déconjugalisation, mais rétabli le plafond de cumul entre les ressources personnelles du bénéficiaire et le montant de la prestation. Et pour éviter de pénaliser 44 000 ménages, elle a ménagé un mécanisme transitoire simple, permettant aux bénéficiaires de continuer pendant dix ans de percevoir l’AAH selon les modalités actuelles de calcul.
Restent les questions que la commission ne pouvait pas trancher seule au détour d’une proposition de loi en cours de navette.
D’abord, la cohérence générale des principes n’est pas encore totale. Si l’on accepte d’y voir une prestation compensant les moindres chances de percevoir des revenus d’activité et de suivre une progression de carrière normale, on devrait considérer l’individualisation complète de l’AAH, et donc revoir son mode de calcul. C’était toutefois l’hypothèse faisant le plus grand nombre de perdants.
Ensuite, nous savons bien que le pilotage de la prestation est difficile – la Cour des comptes l’a montré dans un rapport de novembre 2019. La procédure est complexe et peu claire pour les demandeurs, la connaissance des bénéficiaires insuffisante et l’appareil statistique peu réactif – la commission l’a constaté en essayant, en vain, d’évaluer les conséquences du texte plus finement que ne l’a fait la Drees.
Par conséquent, la dépense croît assez rapidement. Les 560 millions d’euros de la déconjugalisation sont ainsi à rapporter aux 11 milliards d’euros que représente l’AAH aujourd’hui, en hausse de 2 milliards d’euros depuis quatre ans.
Or il se trouve que notre système de protection sociale s’est enrichi l’an dernier d’une cinquième branche de sécurité sociale, consacrée au soutien à l’autonomie, dont la gestion a été confiée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Le Gouvernement nous l’a assez dit : le périmètre de cette branche n’est pas définitif. Voyons-y l’occasion de repenser notre système d’intervention pour le rendre plus efficace. Il serait ainsi cohérent, comme le proposait Laurent Vachey dans son rapport de septembre dernier, d’admettre que l’AAH « n’est pas un pur minimum social » et de se poser la question de son éventuel transfert à la branche autonomie ; il faudrait alors sans doute penser son articulation avec la PCH ou le régime des pensions d’invalidité, dont l’AAH n’est jamais que le pendant, hors couverture assurantielle.
Un mot enfin sur l’article 4, qui relève de 60 à 65 ans la barrière d’âge pour solliciter la prestation de compensation du handicap. L’idée de supprimer toutes les barrières d’âge est débattue depuis longtemps par les conseils départementaux ; elle date en fait de la grande loi du 11 février 2005 sur le handicap, mais sa mise en œuvre a toujours été ajournée depuis lors.
J’avais naguère proposé de supprimer la seconde barrière d’âge, celle des 75 ans, pour solliciter la PCH. Cette proposition est devenue la loi du 6 mars 2020.
Il est désormais temps d’aller plus loin, en élargissant la couverture des besoins des bénéficiaires de la PCH jusqu’à leurs 65 ans.
Il faudra ensuite s’atteler sérieusement au décloisonnement des politiques destinées au handicap, d’une part, et au grand âge, d’autre part, dans une logique de parcours de vie. C’est encore tout l’enjeu de la branche autonomie, qui ne pourra rester en chantier trop longtemps – le fait que nous débattions aujourd’hui de ce texte le montre clairement.
C’est pourquoi je vous invite, mes chers collègues, à adopter, pour commencer, la proposition de loi dans la rédaction résultant des travaux de la commission des affaires sociales.