Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous débattons ce jour de la proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale, dont le texte transmis par l’Assemblée nationale porte principalement sur la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés.
Derrière ce jargon, il faut comprendre qu’il s’agit d’exclure des ressources d’une personne en situation de handicap les ressources de son conjoint pour le calcul du montant de l’AAH. C’est une réelle mesure d’indépendance financière, de conquête d’autonomie, des termes porteurs de sens chez les personnes dont l’état de santé limite les pleines capacités à vivre en société.
Pour les parlementaires que nous sommes, la question du calcul du montant de l’allocation en fonction des revenus de la seule personne en situation de handicap, et non pas des revenus du foyer, n’est pas nouvelle. Nos collègues des groupes de gauche à l’Assemblée nationale avaient cosigné la proposition de loi déposée par Marie-George Buffet en décembre 2017. Les mêmes, au printemps 2018, rejoints par une poignée de Marcheurs et de Marcheuses, avaient déposé le même texte et proposé la création d’une commission spéciale, ce qui avait été refusé par Mme Bourguignon, alors présidente de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.
Dans la foulée, Laurence Cohen et nos collègues communistes du Sénat avaient déposé une proposition de loi, examinée par la Haute Assemblée à l’automne 2018.
Il s’agit donc d’une revendication de longue date, portée par le secteur associatif du handicap, et notamment par l’APF France Handicap et son mouvement « Ni pauvre, ni soumis ». Une revendication rendue d’autant plus sensible au début du quinquennat, quand la majorité LREM se targuait d’augmenter le montant de l’AAH, se refusant à voir les limites de son mode de calcul.
En commission, ici même, en octobre 2018, notre collègue du groupe LREM, Michel Amiel, assumait ainsi la position du Gouvernement : pour lui, l’augmentation de l’AAH ne visait qu’à « aider les personnes handicapées seules, qui sont les plus précaires ». Quant à la majorité sénatoriale, menée par notre rapporteur, elle tenait à ce que, « dès lors qu’il s’agit d’une prestation en espèces, le foyer serve de base fiscale ».
Au groupe socialiste, en revanche, nous avions dénoncé le tour de passe-passe du Gouvernement, qui reprenait d’une main, en baissant le plafond de ressources et en fusionnant la majoration « vie autonome » et le complément de ressources, ce qu’il donnait de l’autre en augmentant le montant de l’AAH.
Nous avions alors soutenu cette déconjugalisation, en vain.
Que s’est-il passé en deux ans pour que nous nous apprêtions à vivre ce tournant ? D’abord, il y a eu quelques fissures dans le bloc monolithique En Marche ! et le camouflet infligé au Gouvernement par l’Assemblée nationale en février 2020. Ensuite s’est manifestée une force citoyenne remarquable, incarnée notamment par Mme Tixier, à l’origine d’une pétition en ligne qui a mis le Sénat au pied du mur. En effet, contre toute attente, avouons-le, la pétition publiée sur le site du Sénat pour inscrire ce texte à notre ordre du jour a recueilli rapidement des dizaines de milliers de signatures. Cet engouement traduit l’indignation qui s’est propagée dans la société française depuis l’automne, bien au-delà des sphères militantes du handicap.
Nos concitoyennes et nos concitoyens nous ont adressé un message fort, qu’il convient d’entendre : non, il n’est pas juste qu’une personne en situation de handicap doive choisir entre son statut conjugal et ses ressources ; il n’est pas juste qu’étant dans l’incapacité d’assurer ses revenus par le travail elle doive dépendre de ceux de son conjoint ou de sa conjointe pour percevoir une allocation.
Comme lors de l’audition de Mme Tixier par la commission des affaires sociales, je veux souligner la détermination de celles et ceux qui ont contribué au succès de la pétition : elles ne savaient pas que c’était impossible, alors elles l’ont fait ! Non seulement nous examinons cette proposition de loi, mais il me semble que nous allons parvenir à une réelle avancée parlementaire.
Le groupe SER apportera son soutien au texte issu de la commission. L’article 3, modifié par le rapporteur Philippe Mouiller, a pour objet de supprimer la prise en compte des revenus du conjoint dans le périmètre des ressources de la personne sollicitant l’AAH. En complément, le dispositif transitoire de dix ans permettant de continuer à bénéficier du mode de calcul actuel, s’il est favorable, a pour effet de repousser l’entrée en application d’une déconjugalisation qui faisait craindre 44 000 foyers perdants. Ce temps de transition devra être consacré à la mise en place de correctifs neutralisant ces effets négatifs. Nous souhaitons amender le texte en ce sens.
Comme mon collègue Olivier Henno, je voudrais, au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, synonyme de lutte, souligner cette dimension égalitaire de la déconjugalisation, qui va permettre l’émancipation des femmes en situation de handicap. En effet, le mode de calcul actuel de l’AAH enferme les femmes porteuses de handicap dans une double dépendance : celle du handicap et celle, économique, à l’égard des ressources du conjoint.
Le cadre actuel soumet ces femmes et les expose, plus longtemps et plus durement encore que les compagnes valides, aux violences subies dans le cadre conjugal. Les enfants, covictimes des violences intrafamiliales, sont aussi concernés. Il était donc essentiel de faciliter la reprise d’autonomie des femmes en situation de handicap, beaucoup plus exposées que les femmes valides aux violences au sein du foyer – les femmes autistes le sont de deux à six fois plus.
Nous devons à la regrettée Maudy Piot une connaissance fine des phénomènes de violences qui concernent spécifiquement ces femmes, à l’intersection de la domination patriarcale et de la domination du monde des valides.
Nous pouvons compter sur les travaux et revendications de celles qui ont repris le flambeau de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir pour refuser le statu quo. Tout ou presque est à inventer, à mettre en place, à financer, madame la secrétaire d’État : des places de mise à l’abri d’urgence accessibles aux personnes à mobilité réduite ; des services d’accompagnement accessibles aux personnes malentendantes, etc.
Pour appuyer cette reprise d’autonomie, les socialistes proposeront que l’AAH soit versée directement sur un compte bancaire établi au nom de l’allocataire plutôt que sur un compte joint.
Pour revenir sur les propos du rapporteur, je dirai que la question qui nous est posée au travers du mode de calcul de cette allocation met en lumière le caractère ambigu de la prestation, entre minimum social et prestation de revenus visant à compenser la quasi-impossibilité de subvenir à ses besoins grâce aux fruits de son travail.
À une époque où s’impose de plus en plus le sujet du revenu universel, n’oublions pas que le montant de l’AAH laisse encore un quart de ses allocataires sous le seuil de pauvreté.
En parallèle, la compensation du handicap est l’autre chantier à ouvrir : comment mieux prendre en charge les dépenses induites par l’absence d’autonomie, le besoin d’équipements techniques et d’accompagnement humain ?
À l’automne dernier, lors de l’examen de la loi de financement de la sécurité sociale, les socialistes avaient relayé l’exigence d’avancer vers une prestation de compensation universelle de la perte d’autonomie, une prestation attendue par les personnes en situation de handicap comme par le secteur médico-social, et sous-tendue par le périmètre de la cinquième branche.
Avec la fin de non-recevoir opposée par le Gouvernement, nous avions compris qu’il était urgent de ne rien faire, d’attendre, au printemps 2021, la discussion parlementaire de la loi Grand Âge et autonomie, promise comme le tournant social du quinquennat, et dorénavant reportée à l’issue de la crise sanitaire.
Pour toutes ces raisons, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous voterons cette proposition de loi, en attendant la prochaine étape.