Bonjour à toutes et à tous. La Fondation Abbé Pierre lutte contre le mal-logement en s'appuyant principalement sur la générosité publique, avec 98 % de ses ressources issues de dons de particuliers ou d'entreprises.
Dans ce cadre, nous observons aujourd'hui un élargissement de la population en situation de fragilité. En effet, des publics qui jusqu'ici étaient méconnus de l'action sociale, ou du moins de nos permanences et lieux d'accueil, se retrouvent aujourd'hui en situation de fragilité nouvelle. Ces populations vivaient sans doute sur le fil mais parvenaient à s'en sortir, le cas échéant en s'appuyant sur une solidarité de proximité. Désormais, elles apparaissent en grande fragilité.
À ce stade, le constat est celui d'une vraie mobilisation de la puissance publique pour apporter des réponses à la crise actuelle, avec la mise en place du chômage partiel, de fonds de garantie, etc. Ces mesures continuent globalement de soutenir la majorité de la population. Cependant, de nombreux publics demeurent insuffisamment couverts par ces outils de protection, alors même qu'ils font face à une diminution significative de leurs ressources. Parmi ces publics, qu'il conviendrait de quantifier, on retrouve notamment des auto-entrepreneurs, artisans ou chefs d'entreprises récemment créées, des salariés de secteurs à l'arrêt (restauration, événementiel, activités saisonnières, etc.), mais aussi de nombreux publics dont l'activité relevait de l'économie informelle.
Dans ce contexte, la question du logement apparait centrale. En effet, le logement demeure le premier poste de dépenses des ménages, avec des taux d'effort plus importants pour les classes moyennes inférieures et les plus pauvres. Dans les grandes villes, où les prix de l'immobilier ont connu une forte augmentation depuis les années 2000, certains de ces ménages subissent aujourd'hui des taux d'effort de plus de 50 %.
Dans notre rapport annuel, que nous avons rendu public le 2 février 2021, nous avons ainsi pointé le fait que la crise actuelle produit des effets en cascade particulièrement inquiétants et qui pourraient s'inscrire dans la durée.
Vis-à-vis des impayés et des expulsions locatives, par exemple, on observe aujourd'hui des évolutions plutôt maitrisées. Cependant, ces phénomènes pourraient s'accentuer à moyen terme. Nous avons ainsi perçu certains effets de la crise de 2008, en termes de fragilisation vis-à-vis du logement, avec un décalage de 24 à 36 mois. Aujourd'hui, si les impayés n'augmentent pas de manière exponentielle, c'est que de nombreux ménages ont eu recours à des amortisseurs pour payer leurs charges et conserver un toit. De nombreux ménages ont ainsi mobilisé leur épargne, des solidarités familiales ou de proximité, etc. Cependant, ces amortisseurs ne sauraient suffire dans la durée. L'enjeu serait donc de déployer des politiques de prévention très en amont, y compris auprès des populations nouvellement fragilisées, au-delà des publics déjà identifiés comme en difficulté (s'agissant notamment des bénéficiaires de minimas sociaux), pour éviter la constitution d'impayés risquant de conduire à une explosion des expulsions locatives.
Des profils nouveaux viennent aujourd'hui rejoindre la cohorte des personnes en situation de pauvreté. On observe ainsi une augmentation des demandes de RSA et des sollicitations de l'aide alimentaire. Le recours à l'aide alimentaire, qui demeure un dernier recours pour de nombreux ménages au regard de la gêne qu'il suscite, a ainsi atteint dernièrement des pics à hauteur de 8 millions de bénéficiaires, alors qu'il était de l'ordre de 5,5 millions de bénéficiaires avant la crise.
La fermeture des écoles et des cantines scolaires a également eu un impact non négligeable sur le budget de certains ménages modestes, dans les villes déjà confrontées à des phénomènes de pauvreté telles que Marseille et dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville notamment.
Dans ce contexte, nous avons été confrontés à de nouvelles populations souffrant de la faim, ce qui nous a conduit à déployer des réponses inédites, avec la distribution de « tickets service » pour un montant de plusieurs millions d'euros. Après nous être mobilisés au coeur de la crise, nous pensions pouvoir nous retirer de ce type d'actions. Néanmoins, les demandes demeurent extrêmement importantes.
Durant cette crise, la forte réactivité de la puissance publique s'est également manifestée par des réponses apportées sur le front de la lutte contre l'exclusion, avec des places d'hébergement mobilisées pour les personnes sans domicile, des efforts pour garantir l'accès à l'eau dans les bidonvilles, une prolongation de la trêve hivernale vis-à-vis des expulsions, etc.
Cette réactivité est à souligner. Néanmoins, des éléments structurels ou des faiblesses de la politique du logement et de la protection sociale rendent aujourd'hui difficile une sortie de la crise par le haut.
La réduction de certaines distributions alimentaires, du fait des contraintes imposées par la crise sanitaire, a mis en évidence l'insuffisance de mesures telles que le RSA. Vivre avec 500 euros par mois sans aide complémentaire est ainsi apparu impossible. Ceci doit nous interroger sur le niveau d'un certain nombre de minima sociaux.
L'absence de minimum pour les jeunes de moins de 25 ans en rupture familiale est également apparue constituer un écueil majeur. Dans nos lieux d'accueil de jour pour les personnes sans domicile, nous faisons ainsi face à des jeunes ne disposant plus d'aucune ressource et confrontés à des enjeux de survie.
Les coupes budgétaires opérées par le Gouvernement depuis 2017 sur les APL ou le mécanisme des loyers de solidarité ont par ailleurs atteint près de 10 milliards d'euros, ce qui a eu un impact considérable sur la solvabilité de certains ménages pour accéder ou se maintenir dans un logement, mais aussi sur la production de logements sociaux. Or la crise sanitaire a montré l'importance de la bulle protectrice que constitue le logement. Une réflexion nécessiterait donc d'être menée sur ce point, y compris pour apporter une réponse durable aux personnes sans domicile hébergées durant la crise et aux populations conservant aujourd'hui des logements inconfortables parce que surpeuplés ou indignes.
À ces coupes budgétaires, se sont ajoutés, durant la crise sanitaire, un ralentissement de la construction, une diminution des attributions de logements sociaux et un recours moindre à certains droits. Ces facteurs cumulés ont créé une véritable « bombe à retardement », appelant une continuité de l'action publique au-delà de la crise.
En pratique, nous dénombrons aujourd'hui, en France, 4 millions de mal-logés et 12 millions de personnes fragilisées (qui pourraient basculer dans le mal-logement). En prenant en compte un certain nombre de doublons et sous réserve d'une actualisation de certains indicateurs de l'enquête Logement de l'Insee, le phénomène du mal-logement concernerait ainsi près de 14,6 millions de personnes en France.