Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux par un échange sur la précarité énergétique, en accueillant pour cela M. Thomas Pellerin-Carlin et Mme Marie Moisan.
Notre mission sénatoriale est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, c'est-à-dire plus le mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens qu'à des situations déjà installées, autant que cette distinction puisse être faite.
La question de la précarité énergétique, dont la définition n'est d'ailleurs peut-être pas complètement stabilisée - vous nous le préciserez -, nous semble permettre de mieux comprendre la situation de populations en situation de fragilisation. Bien entendu, on comprend cette précarité essentiellement à travers le logement mais le mouvement des « Gilets jaunes » en France, comme d'autres mouvements similaires en Europe, montrent que la précarité énergétique est plus large et touche des ménages dont le budget ne supporte pas une hausse même faible de leur facture énergétique pour se chauffer ou se déplacer.
Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire de chacun d'entre vous.
Merci beaucoup pour cette invitation. Je suis heureux que vous ayez choisi d'aborder l'enjeu de la précarité énergétique, qui constitue aujourd'hui un enjeu majeur à plusieurs titres.
Il s'agit tout d'abord et peut-être avant tout d'un enjeu de santé publique. En effet, la précarité énergétique se traduit par des êtres humains ayant froid chez eux l'hiver. Au-delà de l'inconfort qu'elle génère, cette situation a un impact sur le développement de pathologies, y compris respiratoires. Lutter contre la précarité énergétique apparait donc comme un enjeu prioritaire de santé publique.
Le phénomène de la précarité énergétique est de surcroît en train de s'accentuer aujourd'hui du fait de la crise sanitaire, car les gouvernements adoptent des mesures contraignant les populations à rester chez elles, ce qui aboutit à une hausse de la consommation d'énergie, a fortiori en hiver, ainsi qu'à une baisse de revenus importante pour beaucoup d'Européens et d'Européennes. Il est donc aujourd'hui urgent d'aborder ce sujet.
En France, le mouvement des Gilets jaunes a par ailleurs révélé un autre enjeu plus profond lié à la précarité énergétique, celui de l'acceptabilité politique et sociale de la transition écologique. Le vainqueur de la transition écologique doit-il être uniquement le « bobo », qui possède sa maison, s'est équipé de panneaux solaires et conduit un véhicule électrique, ou doit-il être aussi la famille de jeunes travailleurs pauvres qui, grâce notamment à la rénovation des bâtiments, peut subvenir aux besoins énergétiques de base de ses enfants (correspondant au fait de ne pas avoir froid en hiver) ? Il y a là un enjeu politique. L'objectif ne saurait être d'opposer ces populations, mais de faire en sorte d'inclure aussi parmi les vainqueurs de la transition écologique celles et ceux qui, dans nos sociétés européennes, ont une vie plus difficile.
Il existe de nombreuses manières de définir la précarité énergétique. Cependant, elle se caractérise avant tout par des personnes ayant froid chez elles en hiver. Au sein de l'Union européenne, en 2019, avant la crise sanitaire, 30 millions de personnes déclaraient ainsi ne pas réussir à bien se chauffer en hiver.
La précarité énergétique concerne également des personnes n'ayant pas nécessairement froid chez elles en hiver mais se chauffant mal et dépensant pour cela beaucoup trop. Au sein de l'Union européenne, toujours en 2019, cette population était estimée à 70 millions de personnes.
De manière caricaturale, s'ils étaient rassemblés, les précaires énergétiques d'Europe constitueraient ainsi le pays le plus peuplé de l'Union européenne.
En pratique, on observe que ces populations vivent toujours dans des logements mal isolés. L'isolement défaillant des logements apparait ainsi comme la première cause de la précarité énergétique. Ces populations figurent aussi souvent parmi les plus pauvres, car les logements les moins bien isolés sont aussi souvent les moins chers, tant à l'achat qu'à la location.
La deuxième cause de la précarité énergétique se trouve être le faible niveau de revenus des personnes. On retrouve ainsi parmi les précaires énergétiques des personnes vivant sous ou légèrement au-dessus du seuil de pauvreté : jeunes travailleurs pauvres, retraités, etc. On observe également une surreprésentation des femmes au sein de ces populations, du fait des revenus généralement plus faibles de celles-ci au sein de nos sociétés. Enfin, ces populations se caractérisent souvent par un nombre d'enfants important - la situation des familles monoparentales apparaissant, à cet égard, la plus difficile.
En termes de répartition géographique, de façon contre-intuitive, les Européens souffrant le plus de la précarité énergétique se trouvent être ceux du sud de l'Europe. L'Institut Jacques Delors a publié une carte de la précarité énergétique illustrant ce phénomène. Si la précarité énergétique s'avère quasi inexistante en Suède, en Finlande ou encore en Estonie (bien que cette dernière ne constitue pas un pays particulièrement riche), elle apparait extrêmement importante dans des pays du sud de l'Europe tels que la Bulgarie, Chypre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal ou encore la Croatie. En Bulgarie, près d'un tiers de la population ne parvient ainsi pas à se chauffer dignement l'hiver. À cet égard, la France se situe aujourd'hui en milieu de peloton, avec une situation moins grave que dans des pays tels que la Bulgarie mais bien plus préoccupante que dans des pays tels que les Pays-Bas, l'Allemagne, le Danemark ou la Suède.
Pour faire face à cette situation, la Commission européenne a formulé un certain nombre de recommandations en octobre 2020. Pour répondre à la précarité énergétique, la solution la plus simple demeure aujourd'hui la rénovation dite « profonde » des bâtiments. Cette approche de la rénovation consiste à transformer des bâtiments plus ou moins bien isolés en bâtiments à énergie positive ou à très basse consommation d'énergie.
En termes d'aides publiques, cette approche ne saurait se limiter à des aides attribuées pour remplacer des fenêtres. Bien que de telles aides puissent être utiles et produire un gain en termes de consommation d'énergie, elles ne sauraient constituer une solution pérenne pour éradiquer la précarité énergétique. La rénovation profonde des bâtiments implique des niveaux de travaux plus élevés, à hauteur de quelques dizaines de milliers d'euros dans le contexte français.
Cette solution technique est aujourd'hui réalisable. Elle est d'ailleurs déjà mise en oeuvre dans certains pays d'Europe, aux Pays-Bas notamment. En s'appuyant sur des fonds de la Commission européenne en faveur de la recherche et de l'innovation, les Pays-Bas ont ainsi lancé l'initiative « Energiesprong », traduisant une volonté d'opérer un saut qualitatif en matière d'énergie et devant permettre, en quelques semaines de travaux, la transformation de bâtiments en bâtiments à la consommation d'énergie quasi nulle ou alimentés par les sources d'énergie les moins coûteuses disponibles localement (s'agissant notamment des sources d'énergie renouvelable telles que les pompes à chaleur, la biomasse, les chauffe-eaux solaires, etc.).
Pour que cette solution technique soit mise en oeuvre de manière massive, nous manquons toutefois aujourd'hui, au niveau européen comme au niveau national voire au niveau régional, d'une approche stratégique et d'une véritable stratégie politique.
L'enjeu serait d'articuler autour de cette stratégie un véritable récit de société, que nos décideurs pourraient porter. L'un des éléments de ce récit pourrait être l'idée selon laquelle la transition écologique doit être juste et bénéficier en priorité aux publics dont la situation est la plus critique. Un autre élément de ce récit pourrait être l'importance accordée aux valeurs familiales dans nos sociétés - la précarité énergétique conduisant aussi des pères et des mères à ne pouvoir offrir à leurs enfants le minimum de sécurité physique que constitue le fait de ne pas avoir froid en hiver.
Pour ce qui est des outils de politique publique à mettre en place autour de ce récit, l'accent nécessiterait d'être mis sur la rénovation massive des bâtiments, en ciblant en priorité les publics les plus précaires et en les faisant bénéficier en priorité de l'innovation en matière de rénovation des bâtiments.
En ce sens, la Commission européenne, après avoir publié en octobre 2020 une stratégie pour une « vague de rénovation », devrait proposer, en décembre 2021, des évolutions majeures à la directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments.
Dans ce cadre européen, l'enjeu pour la France serait de jouer un rôle positif, pour porter les ambitions de justice sociale et d'égalité qui lui sont chères. L'enjeu pour la France serait également de développer, sur son territoire, un exemple à même d'inspirer d'autres pays européens.
Merci de me donner l'occasion de m'exprimer sur un sujet sur lequel je travaille depuis de nombreuses années et qui, malheureusement, appelle encore aujourd'hui des efforts importants.
Au-delà de la définition légale adoptée en 2010, ne permettant pas nécessairement un ciblage opérationnel des ménages concernés, la précarité énergétique se définit selon moi comme la difficulté voire l'incapacité pour un ménage à chauffer correctement son logement, à un coût acceptable au regard de ses ressources.
La précarité énergétique peut ainsi être liée à l'état des logements - la performance thermique des logements demeurant encore globalement mauvaise en France. Elle peut également être liée à des équipements de chauffage ou de production d'eau chaude vétustes, contribuant à gonfler la facture énergétique des plus pauvres, en particulier dans le parc privé. Elle peut aussi être liée au coût des énergies - le prix de l'ensemble des combustibles fossiles ayant été multiplié par deux ou trois au cours des vingt dernières années en France, avec en parallèle une augmentation constante du prix de l'électricité (du fait notamment de taxes payées uniformément par l'ensemble des consommateurs, y compris les ménages les plus modestes). La précarité énergétique s'apprécie également par rapport au niveau de ressources des ménages - l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) ayant retenu comme périmètre les ménages des trois premiers déciles de revenus. Enfin, la précarité énergétique recouvre également une dimension de non-recours aux droits, qu'il s'agisse des aides au paiement ou des aides à la rénovation énergétique des logements.
Pour les ménages et la société dans son ensemble, les conséquences de cette précarité énergétique sont nombreuses. Au plan financier, de nombreux ménages s'endettent pour payer leurs factures d'énergies. Au plan technique, les logements mal chauffés tendent à se détériorer, avec l'apparition de moisissures et d'humidité, ce qui les rend encore plus difficiles à chauffer. Au plan sanitaire, des études menées en France par des médecins ont montré une corrélation entre le fait de vivre dans un logement difficile à chauffer et l'apparition de certaines pathologies physiques ou mentales. Au plan sécuritaire, certaines stratégies mises en oeuvre pour conserver ou produire de la chaleur par des moyens complémentaires (obturation de grilles d'aération, utilisation de poêles à pétrole, etc.) peuvent induire des risques d'accident, d'incendie ou d'intoxication au monoxyde de carbone. Enfin, au plan environnemental, la précarité énergétique conduit à un gaspillage massif d'énergie.
En France, la précarité énergétique, identifiée par un taux d'effort énergétique supérieur à 8 % (correspondant à des dépenses pour se chauffer supérieures à 8 % des revenus), concernait, en 2016, 3,5 millions de ménages, soit 11,9 % de la population. Toutefois, cet indicateur ne prend pas en compte les ménages ayant froid dans leur logement et conservant un taux d'effort énergétique inférieur à 8 %. En considérant les ménages ayant froid dans leur logement et ceux dépensant trop pour se chauffer, la précarité énergétique concernait, en 2016, près de 5,6 millions de ménages français, soit 20,15 % de la population.
Face à cette situation, pour aider les ménages, l'enjeu serait d'accompagner une rénovation massive et performante du parc de logements. Pour ce faire, il conviendrait, de façon assez urgente, de sortir d'une logique d'aides publiques par geste de rénovation, pour aller vers des aides publiques plus systématiquement orientées vers la rénovation globale et performante. En pratique, les aides apportées pour réaliser certains travaux produisent aujourd'hui des gains de performance énergétique qui sont rapidement rattrapés par les augmentations du prix de l'énergie. En allant plus systématiquement vers une rénovation globale et performante, les travaux financés seraient globalement moins coûteux (dans la durée, malgré un investissement initial plus important) et mettraient plus longtemps les ménages à l'abri de la précarité énergétique.
En parallèle, l'enjeu serait de continuer à protéger les ménages les plus fragiles, pour leur permettre de faire face aux factures excessives et/ou leur éviter d'avoir à restreindre leurs dépenses de chauffage. Le montant du chèque énergie pourrait pour cela être augmenté. Les dotations aux fonds de solidarité pour le logement (FSL) pourraient également être augmentées sensiblement. Les dotations aux FSL diminuent d'année en année. Or, ces fonds, existant dans chaque département, ont vocation à financer des actions à la fois curatives et préventives vis-à-vis des impayés de factures d'énergie.
Enfin, l'accompagnement des ménages dans la réalisation de travaux de rénovation ambitieux nécessiterait d'être davantage financé. Cet accompagnement n'est aujourd'hui pas financé dans le cadre du dispositif MaPrimeRénov'. Une aide de 150 euros au titre de l'assistance à maîtrise d'ouvrage devrait être mise en place en 2021. Cependant, ceci ne saurait répondre aux besoins de ménages souvent noyés dans des difficultés sociales, très fragiles économiquement et démunis face à la complexité des aides à la rénovation.
Au-delà de la définition officielle de la précarité énergétique, chacun semble avoir la sienne. Y a-t-il un consensus sur la manière de définir la précarité énergétique, à l'échelle nationale et à l'échelle européenne ?
Cette mission d'information portant sur la précarisation et la paupérisation, constate-t-on aujourd'hui une évolution des publics concernés par la précarité énergétique, dans leur nombre ou leurs particularités ? Observe-t-on un basculement de certains publics vers la précarité énergétique ?
Vous avez par ailleurs abordé les enjeux liés à la rénovation. Dans ce domaine, des choix politiques peuvent être faits, s'agissant notamment d'orienter les aides vers tel ou tel mode de chauffage. Des évolutions autour du chauffage au fioul sont aujourd'hui en discussion - ce mode de chauffage concernant notamment beaucoup le milieu rural. En prenant en compte le coût des équipements, de telles orientations sont-elles de nature à influer sur le basculement de certains publics vers la précarité énergétique ?
Vous avez également insisté sur l'équilibre à trouver entre les politiques sociales et de rénovation énergétique. À cet égard, la solution est-elle au niveau national ou au niveau européen ? Avons-nous aujourd'hui des équilibres satisfaisants ? Devrions-nous aller plus loin ?
Enfin, vous avez évoqué la possibilité d'augmenter les dotations aux FSL. Le cas échéant, le financement de ces fonds pourrait-il être étendu à d'autres opérateurs, au-delà des trois opérateurs historiques les alimentant aujourd'hui ?
On observe effectivement une pluralité de définitions de la précarité énergétique. Cependant, toutes conservent des points communs, en essayant le cas échéant d'identifier différents publics.
L'Institut Jacques Delors, dans ses travaux de recherche, s'appuie sur la définition de la précarité énergétique retenue par l'Observatoire européen de la précarité énergétique (lancé par la Commission européenne en 2018 et animé avant tout par des universitaires). Cette définition repose sur quatre critères visant à couvrir la diversité des phénomènes de précarité énergétique. Elle inclut ainsi :
- les personnes déclarant ne pas être en mesure de se chauffer convenablement chez elles ;
- les personnes rencontrant des difficultés pour payer leurs factures d'énergies (ce critère apparaissant particulièrement important dans des pays tels que la Grèce, traversée par une crise économique profonde depuis 2008, où il a concerné jusqu'à 45 % des ménages) ;
- les personnes dédiant une part élevée de leurs revenus aux dépenses énergétiques (ce critère s'appliquant à environ 15 % des ménages européens et 11 % des ménages français) ;
- les personnes affichant des dépenses énergétiques anormalement faibles (cet indicateur visant à cerner les publics faisant le « choix » de ne pas se chauffer pour éviter des factures d'énergie trop importantes).
Ces critères doivent être combinés pour approcher les différentes réalités de la précarité énergétique.
Pour ce qui est de l'évolution de la situation, sous l'effet de la crise sanitaire notamment, les statistiques les plus récentes dont nous disposons au niveau européen datent de 2019. Je ne saurais donc vous répondre sur ce point. Du reste, nous avons déjà pu mesurer, en Europe, l'impact d'une crise économique sur la précarité énergétique. En Grèce, la crise économique de 2009-2010 a conduit à une explosion de la précarité énergétique, avec des conséquences dramatiques (décès liés au froid dans certaines régions, prélèvements sauvages de bois de chauffage dans les forêts, etc.).
Pour ce qui est de la dimension politique, force est de constater que la situation actuelle résulte de choix politiques faits dans les décennies précédentes. Nous disposons aujourd'hui de tous les moyens techniques pour éviter la précarité énergétique - certaines technologies performantes étant extrêmement anciennes. Cependant, le choix a jusqu'à présent été fait de ne pas mener une politique de rénovation des bâtiments à la hauteur des enjeux (qu'ils soient climatiques ou sociaux) et de ne pas favoriser systématiquement les modes de production de chaleur les plus propres écologiquement et les moins coûteux (biomasse, pompes à chaleur, chauffe-eaux solaires, etc.).
La question est donc celle des choix politiques à faire aujourd'hui pour remédier à la précarité énergétique, en matière de rénovation des bâtiments et de développement des modes de chauffage par des énergies renouvelables - ces modes de chauffage étant moins coûteux sur le long terme.
Une articulation nécessiterait par ailleurs effectivement d'être trouvée entre le niveau européen, le niveau national et le niveau local. À son niveau, l'Union européenne s'efforce de structurer un certain nombre de filières, pour abaisser le coût de certains matériaux isolants ou équipements (laine de verre, pompes à chaleur, etc.). Une action nationale demeure cependant nécessaire, a fortiori dans un pays très centralisé comme la France, s'agissant notamment d'orienter les aides attribuées (le cas échéant dans le cadre des plans de relance). Le niveau local est ensuite déterminant pour identifier les publics en situation de précarité énergétique et structurer le tissu des PME locales devant opérer la rénovation profonde des bâtiments (y compris en leur permettant, le cas échéant, de gérer la complexité administrative des aides).
Plusieurs définitions de la précarité énergétique cohabitent effectivement. Lors de son adoption, la définition légale du phénomène avait déjà fait l'objet d'un débat, s'agissant de prendre en compte l'inadaptation des ressources et/ou des conditions d'habitat. Le « ou » a finalement été retenu. Il est donc aujourd'hui possible pour un ménage d'être en situation de précarité énergétique dans un logement BBC, s'il ne parvient pas à payer ses factures d'énergies. À mon sens, le « et » aurait nécessité d'être retenu. En pratique, le fait de ne pas parvenir à payer ses factures d'énergies renvoie à une situation « classique » de pauvreté. La précarité énergétique, elle, se caractérise par la rencontre entre un ménage (avec ses caractéristiques socioéconomiques) et un logement (avec ses caractéristiques techniques) - des caractéristiques socioéconomiques différentes dans un même logement pouvant ne pas générer les mêmes difficultés et inversement. Sur le terrain, une majorité d'opérateurs et d'accompagnants semblent partager ce constat et font la distinction entre la précarité énergétique et la précarité ou pauvreté monétaire. Avec cette définition plus opérationnelle, une intervention sur le logement peut améliorer sensiblement la situation d'un ménage en situation de précarité énergétique.
Au-delà de ces définitions légales et opérationnelles, des indicateurs ont été mis en place par l'ONPE pour observer le phénomène. Ces indicateurs ne constituent pas des outils opérationnels. On y retrouve cependant les mêmes composantes.
Pour ce qui est de l'évolution des publics concernés par la précarité énergétique dans le contexte de la crise sanitaire, il est difficile de conduire aujourd'hui une analyse précise. La première période de confinement est intervenue durant la trêve hivernale - celle-ci ayant ensuite été prolongée jusque fin juillet 2020. Dans ce contexte, les ménages, avec des revenus en diminution, semblent s'être concentrés sur les factures d'énergie et de loyer prioritaires, c'est-à-dire celles ne pouvant être différées. En parallèle, le confinement a engendré une augmentation forte des consommations d'eau, des dépenses liées à l'alimentation, etc. Le paiement de certaines factures semble ainsi avoir été repoussé à l'issue de la trêve hivernale, avec pour conséquence un décalage dans le déclenchement par les fournisseurs d'énergies du recouvrement des impayés. La seconde période de confinement est ensuite intervenue de nouveau en période de trêve hivernale - celle-ci ayant à nouveau été prolongée jusqu'au 1er juin 2021.
Le véritable impact de la crise sanitaire sur le paiement des factures d'énergie pourrait donc être à venir, avec un risque d'explosion des impayés à la sortie de la trêve hivernale en cours, d'où la proposition faite d'augmenter les dotations aux FSL.
Entre fin juillet et novembre 2020, le CCAS de Nantes a déjà pu constater une augmentation des demandes d'intervention autour des impayés d'énergie. En octobre 2020, le baromètre Énergie-Info du Médiateur national de l'énergie a également fait état de 18 % des ménages ayant rencontré des difficultés de paiement de leurs factures d'énergies au cours des douze derniers mois, avec 32 % des 18-34 ans concernés par cette situation.
Concernant les outils législatifs, il est extrêmement positif que l'on vise aujourd'hui à éradiquer le chauffage au fioul. De fait, il s'agit d'une des énergies les plus chères, si bien que de nombreux ménages sont aujourd'hui dans l'incapacité de remplir leur cuve, ce qui contribue à la précarité énergétique, bien que ces dépenses ne soient pas comptabilisées dans les impayés d'énergie. Le chauffage au fioul est de surcroît très polluant et génère des accidents domestiques. Toutefois, l'enjeu serait d'être vigilant quant aux solutions proposées en remplacement du fioul, en envisageant systématiquement les systèmes les moins chers et les plus performants pour les ménages, ainsi que les interventions à mener sur l'enveloppe des bâtiments - les chauffages électriques ou les pompes à chaleur pouvant s'avérer très coûteux ou peu performants en l'absence de réduction des besoins énergétiques des logements. À cet égard, le recours au chauffage au bois (le cas échéant à travers des poêles à granulés très performants) pourrait être davantage encouragé, y compris à travers les aides publiques.
Les FSL, quant à eux, sont aujourd'hui financés à hauteur de 77 % par les conseils départementaux. Ils sont également alimentés par les fournisseurs d'énergie historiques que sont EDF et Engie. En revanche, aucun des fournisseurs alternatifs n'y contribue actuellement, bien que ceux-ci aient, en principe, l'obligation légale de signer en ce sens des conventions avec chacun des départements. Il pourrait être pertinent de rappeler cette obligation.
L'accent devrait par ailleurs d'être mis sur le volet préventif des FSL vis-à-vis des impayés d'énergie. Ce volet préventif est aujourd'hui très inégalement investi en fonction des départements. Avec un financement plus important, ce volet pourrait s'enrichir d'outils plus opérationnels, pour proposer un accompagnement plus poussé aux ménages, mener des actions de repérage des situations de précarité énergétique, voire mettre en place, comme tel est le cas dans certains départements, des fonds sociaux d'aide aux travaux de maîtrise de l'énergie (mobilisables par les travailleurs sociaux pour répondre aux situations d'urgence).
Les contributions des fournisseurs d'énergie aux FSL ayant vocation à être remboursées en partie au travers de la contribution au service public de l'électricité (CSPE), il pourrait également être envisagé de prévoir un financement direct des FSL par la CSPE, avec un abondement possible par les fournisseurs d'énergie. Cette proposition, soutenue par le Médiateur national de l'énergie, pourrait permettre d'augmenter sensiblement la dotation des FSL.
Aujourd'hui, le constat est plutôt celui d'une diminution des dotations aux FSL, avec en parallèle une diminution des demandes adressées aux FSL, traduisant, non pas une diminution des besoins, mais un non-recours accru au dispositif. Face à la complexité et à la dotation insuffisante du dispositif, les travailleurs sociaux eux-mêmes n'incitent plus systématiquement les ménages à formuler des demandes.
Au cours des dernières années, sous l'effet de la rénovation du parc de logements et de la production de logements nouveaux, avez-vous constaté une diminution du taux de ménages en situation de précarité énergétique ?
Par ailleurs, quel regard portez-vous sur le plan France Relance, devant consacrer environ 7 milliards d'euros à la rénovation énergétique au sens large, avec environ 2 milliards d'euros fléchés directement vers le parc privé ? En théorie, pour permettre une rénovation des logements aux étiquettes F et G d'ici 2030, près de 20 milliards d'euros serait nécessaires.
Dans quelle mesure les programmes de la politique de la ville, s'agissant notamment des plans de rénovation urbaine, ont-ils également un impact sur la précarité énergétique ?
Vis-à-vis de la rénovation énergétique des bâtiments, un programme a été mis en place par Action Logement. En octobre-novembre 2020, avec une enveloppe d'1 milliard d'euros portée à 1,3 milliard d'euros, jusqu'à 85 000 dossiers ont été déposés. L'enveloppe prévue ayant été épuisée, plus aucun dossier n'est désormais accepté. La consommation rapide de cette enveloppe traduit bien l'urgence de la situation actuelle et la forte demande des propriétaires et des bailleurs de financements pour assurer la rénovation énergétique des logements.
Concernant l'évolution de la précarité énergétique au cours des dernières années, au niveau du seul indicateur du taux d'effort énergétique supérieur à 8 %, on observe une relative stagnation, avec 12,1 % des ménages concernés en 2014, 11,9 % en 2016, 11,7 % en 2017, 12,1 % en 2018 (sous l'effet d'une forte augmentation des prix de l'énergie) et 11,9 % en 2019.
La politique de rénovation énergétique d'un certain nombre de logements semble ainsi limiter l'augmentation de la précarité énergétique. Cependant, les effets de ces rénovations sont rattrapés systématiquement par l'évolution des prix de l'énergie. Pour permettre un saut énergétique plus conséquent, il conviendrait donc de sortir d'une politique de rénovation par geste, pour aller vers une politique de rénovation globale.
À cet égard, les 2 milliards d'euros supplémentaires prévus par le plan France Relance pour la rénovation énergétique du parc privé apparaissent nettement insuffisants au regard des enjeux. À ce rythme, nous pourrions n'avoir rénové que 500 000 logements à l'horizon 2030, soit un volume correspondant au volume annuel fixé par la loi de 2015.
Dans le cadre des travaux de la Convention citoyenne pour le climat, la proposition a été faite d'instaurer une obligation de rénovation à l'horizon 2028, avec une prise en compte de l'offre technique disponible, des aides adaptées aux profils de ménages et un accompagnement adapté dans les territoires. Pour atteindre de tels objectifs, des investissements trois fois supérieurs à ceux aujourd'hui consentis seraient toutefois nécessaires, ne serait-ce que pour traiter les « passoires énergétiques ».
Le dispositif MaPrimeRénov' a eu le mérite de mettre sur la table le sujet de la rénovation énergétique et d'encourager un nombre croissant de ménages à s'y intéresser. Cependant, 86 % des dossiers déposés dans ce cadre ont porté sur des gestes uniques de rénovation ; 76 % ont par ailleurs porté uniquement sur le chauffage, sans isolation thermique du logement par l'extérieur. Or, au-delà de la réponse aux urgences, cette approche de la rénovation énergétique demeure insuffisante pour inverser la courbe de la précarité énergétique. L'enjeu serait au contraire de privilégier une rénovation énergétique globale, intégrant une intervention sur l'enveloppe du bâti et l'installation d'un mode de chauffage adapté aux nouveaux besoins énergétiques du logement, en prévoyant un accompagnement systématique des ménages dans cette dynamique.
En parallèle, l'enjeu serait de disposer d'outils financiers pour assurer la solvabilité des ménages les plus modestes dans le cadre de leurs travaux de rénovation énergétique. Ces outils ont été systématiquement supprimés au cours des dernières années, qu'il s'agisse des prêts à taux zéro des Sociétés Anonymes Coopératives d'Intérêt Collectif pour l'Accession à la Propriété, les SACICAP, qui permettaient, avant la faillite du Crédit immobilier de France, de financer le reste à charge des ménages les plus modestes, des aides au logement de la CAF accessibles aux propriétaires pour financer des travaux de rénovation énergétique (ayant été supprimées en 2018) ou encore des aides d'Action Logement (dont la suppression a été annoncée fin 2020, après atteinte d'un objectif de 50 000 dossiers engagés). Au-delà des aides à la rénovation énergétique, nous manquons aujourd'hui d'outils adaptés aux ménages les plus modestes, pour assurer le préfinancement de leurs travaux et, le cas échéant, les aider à supporter leur reste à charge.
Pour ce qui est de l'impact des politiques de rénovation urbaine, je tâcherai de solliciter des confrères plus sachant. Du reste, la réforme récente des aides à la rénovation des copropriétés, ayant introduit le dispositif MaPrimeRénov' Copropriétés, pourrait diminuer de moitié le montant des aides versées aux copropriétés les plus modestes. De la même manière, l'ouverture du dispositif MaPrimeRénov' aux ménages les plus aisés pourrait produire des effets d'aubaine, au détriment du soutien apporté et du budget consacré aux ménages les plus modestes.
Le plan France Relance devrait effectivement consacrer 7 milliards d'euros à la rénovation énergétique des bâtiments. Ceci marque une ambition significative mais cependant beaucoup moins importante que dans certains pays. En comparaison, le Portugal devrait consacrer 4 milliards d'euros à la rénovation énergétique des bâtiments. En France, rapporté au PIB, un investissement aussi ambitieux représenterait près de 40 milliards d'euros, dont 14 milliards d'euros pour le seul logement social.
L'enjeu serait par ailleurs de définir les cibles prioritaires de l'utilisation de cette enveloppe. Quels publics viser ? Quelle rénovation privilégier (par geste ou s'inscrivant une logique de rénovation profonde) ? Le cas échéant, une véritable politique de rénovation profonde des bâtiments nécessiterait aussi de prendre en compte des enjeux de formation des travailleurs du secteur et de diffusion de l'innovation technique et financière.
À cet égard, l'Institut Jacques Delors a préconisé la mise en place, en France et à l'échelle européenne, d'un grand plan de rénovation énergétique à même d'articuler les enjeux sociaux et d'innovation, autour du logement social notamment, en ciblant prioritairement les ménages les plus précaires et en privilégiant une rénovation profonde et innovante des bâtiments. Un tel plan permettrait de mieux répondre aux enjeux de la lutte contre le changement climatique. Il permettrait également de donner une visibilité sur les marchés à venir aux entreprises du secteur, s'agissant notamment des PME. Les pouvoirs publics pourraient pour cela s'appuyer, dès maintenant, sur le budget dédié à la relance et, à plus long terme, sur des investissements publics voire des dispositions règlementaires. En promouvant ainsi une rénovation énergétique profonde et innovante, l'objectif serait de faire en sorte que chaque Français puisse, à terme, bien se chauffer, pour un coût raisonnable.
Merci à tous pour cet échange autour de l'enjeu de taille que constitue pour notre société la précarité énergétique.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La question du mal-logement, dont s'occupe la Fondation Abbé Pierre et qu'elle cherche à caractériser dans son rapport annuel depuis maintenant 26 ans, devrait nous permettre de mieux cerner la situation de populations en situation de fragilisation et les évolutions récentes de ce phénomène. La Fondation Abbé Pierre identifie dans notre pays quelque 14 millions d'habitants en situation de mal-logement selon une forme d'échelle de précarité par rapport au logement. Monsieur le délégué général, c'est cela que nous voudrions mieux identifier avec votre aide. Comment entre-t-on dans cette spirale du mal-logement et comment en sort-on ?
Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire.
Bonjour à toutes et à tous. La Fondation Abbé Pierre lutte contre le mal-logement en s'appuyant principalement sur la générosité publique, avec 98 % de ses ressources issues de dons de particuliers ou d'entreprises.
Dans ce cadre, nous observons aujourd'hui un élargissement de la population en situation de fragilité. En effet, des publics qui jusqu'ici étaient méconnus de l'action sociale, ou du moins de nos permanences et lieux d'accueil, se retrouvent aujourd'hui en situation de fragilité nouvelle. Ces populations vivaient sans doute sur le fil mais parvenaient à s'en sortir, le cas échéant en s'appuyant sur une solidarité de proximité. Désormais, elles apparaissent en grande fragilité.
À ce stade, le constat est celui d'une vraie mobilisation de la puissance publique pour apporter des réponses à la crise actuelle, avec la mise en place du chômage partiel, de fonds de garantie, etc. Ces mesures continuent globalement de soutenir la majorité de la population. Cependant, de nombreux publics demeurent insuffisamment couverts par ces outils de protection, alors même qu'ils font face à une diminution significative de leurs ressources. Parmi ces publics, qu'il conviendrait de quantifier, on retrouve notamment des auto-entrepreneurs, artisans ou chefs d'entreprises récemment créées, des salariés de secteurs à l'arrêt (restauration, événementiel, activités saisonnières, etc.), mais aussi de nombreux publics dont l'activité relevait de l'économie informelle.
Dans ce contexte, la question du logement apparait centrale. En effet, le logement demeure le premier poste de dépenses des ménages, avec des taux d'effort plus importants pour les classes moyennes inférieures et les plus pauvres. Dans les grandes villes, où les prix de l'immobilier ont connu une forte augmentation depuis les années 2000, certains de ces ménages subissent aujourd'hui des taux d'effort de plus de 50 %.
Dans notre rapport annuel, que nous avons rendu public le 2 février 2021, nous avons ainsi pointé le fait que la crise actuelle produit des effets en cascade particulièrement inquiétants et qui pourraient s'inscrire dans la durée.
Vis-à-vis des impayés et des expulsions locatives, par exemple, on observe aujourd'hui des évolutions plutôt maitrisées. Cependant, ces phénomènes pourraient s'accentuer à moyen terme. Nous avons ainsi perçu certains effets de la crise de 2008, en termes de fragilisation vis-à-vis du logement, avec un décalage de 24 à 36 mois. Aujourd'hui, si les impayés n'augmentent pas de manière exponentielle, c'est que de nombreux ménages ont eu recours à des amortisseurs pour payer leurs charges et conserver un toit. De nombreux ménages ont ainsi mobilisé leur épargne, des solidarités familiales ou de proximité, etc. Cependant, ces amortisseurs ne sauraient suffire dans la durée. L'enjeu serait donc de déployer des politiques de prévention très en amont, y compris auprès des populations nouvellement fragilisées, au-delà des publics déjà identifiés comme en difficulté (s'agissant notamment des bénéficiaires de minimas sociaux), pour éviter la constitution d'impayés risquant de conduire à une explosion des expulsions locatives.
Des profils nouveaux viennent aujourd'hui rejoindre la cohorte des personnes en situation de pauvreté. On observe ainsi une augmentation des demandes de RSA et des sollicitations de l'aide alimentaire. Le recours à l'aide alimentaire, qui demeure un dernier recours pour de nombreux ménages au regard de la gêne qu'il suscite, a ainsi atteint dernièrement des pics à hauteur de 8 millions de bénéficiaires, alors qu'il était de l'ordre de 5,5 millions de bénéficiaires avant la crise.
La fermeture des écoles et des cantines scolaires a également eu un impact non négligeable sur le budget de certains ménages modestes, dans les villes déjà confrontées à des phénomènes de pauvreté telles que Marseille et dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville notamment.
Dans ce contexte, nous avons été confrontés à de nouvelles populations souffrant de la faim, ce qui nous a conduit à déployer des réponses inédites, avec la distribution de « tickets service » pour un montant de plusieurs millions d'euros. Après nous être mobilisés au coeur de la crise, nous pensions pouvoir nous retirer de ce type d'actions. Néanmoins, les demandes demeurent extrêmement importantes.
Durant cette crise, la forte réactivité de la puissance publique s'est également manifestée par des réponses apportées sur le front de la lutte contre l'exclusion, avec des places d'hébergement mobilisées pour les personnes sans domicile, des efforts pour garantir l'accès à l'eau dans les bidonvilles, une prolongation de la trêve hivernale vis-à-vis des expulsions, etc.
Cette réactivité est à souligner. Néanmoins, des éléments structurels ou des faiblesses de la politique du logement et de la protection sociale rendent aujourd'hui difficile une sortie de la crise par le haut.
La réduction de certaines distributions alimentaires, du fait des contraintes imposées par la crise sanitaire, a mis en évidence l'insuffisance de mesures telles que le RSA. Vivre avec 500 euros par mois sans aide complémentaire est ainsi apparu impossible. Ceci doit nous interroger sur le niveau d'un certain nombre de minima sociaux.
L'absence de minimum pour les jeunes de moins de 25 ans en rupture familiale est également apparue constituer un écueil majeur. Dans nos lieux d'accueil de jour pour les personnes sans domicile, nous faisons ainsi face à des jeunes ne disposant plus d'aucune ressource et confrontés à des enjeux de survie.
Les coupes budgétaires opérées par le Gouvernement depuis 2017 sur les APL ou le mécanisme des loyers de solidarité ont par ailleurs atteint près de 10 milliards d'euros, ce qui a eu un impact considérable sur la solvabilité de certains ménages pour accéder ou se maintenir dans un logement, mais aussi sur la production de logements sociaux. Or la crise sanitaire a montré l'importance de la bulle protectrice que constitue le logement. Une réflexion nécessiterait donc d'être menée sur ce point, y compris pour apporter une réponse durable aux personnes sans domicile hébergées durant la crise et aux populations conservant aujourd'hui des logements inconfortables parce que surpeuplés ou indignes.
À ces coupes budgétaires, se sont ajoutés, durant la crise sanitaire, un ralentissement de la construction, une diminution des attributions de logements sociaux et un recours moindre à certains droits. Ces facteurs cumulés ont créé une véritable « bombe à retardement », appelant une continuité de l'action publique au-delà de la crise.
En pratique, nous dénombrons aujourd'hui, en France, 4 millions de mal-logés et 12 millions de personnes fragilisées (qui pourraient basculer dans le mal-logement). En prenant en compte un certain nombre de doublons et sous réserve d'une actualisation de certains indicateurs de l'enquête Logement de l'Insee, le phénomène du mal-logement concernerait ainsi près de 14,6 millions de personnes en France.
Vous avez exprimé le sentiment d'être confronté à de nouvelles populations. Avez-vous aujourd'hui une capacité à objectiver ce sentiment ? Nous avons posé cette même question à des associations telles que le Secours populaire, le Secours catholique et ATD-Quart-Monde.
S'agissant de l'absence de couverture des jeunes de moins de 25 ans par les minima sociaux, une mission d'information du Sénat a été constituée pour aborder les enjeux de pauvreté et de précarisation de la jeunesse. Néanmoins, vis-à-vis de cette problématique, au-delà d'un élargissement éventuel du RSA, ne pourrait-on aussi agir à travers la mise en place de dispositifs de formation, d'indemnisation ou de garantie à destination des jeunes (garantie jeunes, écoles de la 2ème chance, EPIDE, etc.) ?
Vous avez par ailleurs fait état de personnes aujourd'hui fragilisées. Le cas échéant en tirant les enseignements de la crise de 2008, comment pourrait-on prévenir le basculement de ces personnes dans la pauvreté ?
Depuis le début de la crise actuelle, le public que nous découvrons véritablement est celui des auto-entrepreneurs, artisans et petits chefs d'entreprise. Cependant, de manière générale, deux catégories apparaissent particulièrement en difficulté : les jeunes et les femmes seules avec enfants.
Les jeunes sont aujourd'hui surreprésentés au sein des publics en situation de pauvreté et des publics sans domicile. On observe également une surreprésentation au sein de ces publics des jeunes issus de l'aide sociale à l'enfance (ASE). Ceci montre les défaillances, en amont, d'un certain nombre de politiques publiques (suivi des jeunes issus de l'ASE, des sortants de prison ou d'hôpitaux psychiatriques, des personnes expulsées de leur logement, etc.). La crise n'a fait qu'accentuer ces phénomènes, avec la disparition des petits boulots notamment.
Les femmes seules avec enfants sont également confrontées à des difficultés importantes, avec des conditions d'emploi et de ressources (temps partiel contraint, revenu limité, etc.) ne leur permettant nécessairement pas de vivre dans de bonnes conditions.
Nous observons par ailleurs les effets, depuis le début des années 2000, de la flambée des loyers et des charges. Cette augmentation du poids des dépenses de logement et d'énergie a abouti à une multiplication des travailleurs pauvres et/ou mal-logés. Des réflexions nécessiteraient donc d'être menées sur la maîtrise des prix du logement, mais aussi de l'énergie - le chèque énergie ne suffisant pas aujourd'hui pour répondre aux besoins de certains ménages.
Depuis le début de la crise sanitaire, la mise à mal de l'économie informelle a également eu un impact non négligeable. Certains publics se sont ainsi retrouvés extrêmement démunis, leur activité n'étant pas couverte par le chômage partiel.
La garantie jeunes, quant à elle, constitue un bon dispositif. Son extension potentielle à 200 000 jeunes est donc une bonne nouvelle. L'accompagnement par les missions locales, la formation et l'accompagnement dans la recherche d'emploi demeurent ainsi essentiels. Cependant, il convient de rappeler que la garantie jeunes, contrairement aux minima sociaux tels que le RSA, ne constitue pas un droit ouvert. Il s'agit d'un dispositif plafonné, en termes de financement et de volume de bénéficiaires. Une autre limite de ce dispositif pourrait être de ne pas parvenir à toucher une partie de la jeunesse en situation de grande précarité - ces publics n'étant pas nécessairement en capacité ou désireux de solliciter un accompagnement par une mission locale. L'enjeu serait de déployer une protection sociale qui puisse bénéficier aussi à ces jeunes.
Le développement d'une garantie jeunes universelle, tel qu'envisagé par la ministre du travail, pourrait donc constituer une bonne entrée en matière, à condition que cette garantie intègre toujours un accompagnement vers la formation et l'emploi. Néanmoins, ceci ne saurait supprimer la nécessité de déployer un droit ouvert, à même de fournir aux jeunes sans ressource et en rupture familiale un minimum pour survivre - un jeune occupé à survivre ne pouvant être occupé à se former ou à rechercher un emploi.
À cet égard, le projet de mise en place d'un Revenu universel d'activité (RUA) semble aujourd'hui suspendu, malgré des réflexions menées pendant près de 2 ans. Or, il était question que ce dispositif puisse aussi, en étant doté des moyens correspondants, accroître la protection sociale des jeunes de moins de 25 ans. Les réflexions sur ce dispositif pourraient être relancées à l'automne 2021. Néanmoins, en attendant, les bénéficiaires potentiels demeurent en grande difficulté.
Ce dispositif n'aurait pas vocation à être fusionné avec les APL, ne constituant pas un minimum social et évoluant dans le temps et en fonction des territoires, des publics, des niveaux de dépenses de logement, etc. L'enjeu serait davantage de penser une complémentarité entre les APL et le RUA.
Quoi qu'il en soit, si le RUA, qui devait constituer le grand chantier du Gouvernement en matière d'action sociale, devrait ne pas être mis en place au cours du quinquennat, rien n'empêcherait les pouvoirs publics, sans attendre une réforme majeure des prestations sociales, de se préoccuper du niveau des minima sociaux actuels, de lutter contre le non-recours aux droits et de trouver des solutions pour les jeunes de moins de 25 ans.
Pour ce qui est des perspectives de reprise à l'issue de la crise actuelle, il est aujourd'hui difficile de faire des prévisions. Néanmoins, la constitution d'un fonds d'aide au paiement des loyers et charges devrait constituer un enjeu majeur. En privilégiant une logique d'anticipation et de prévention, nous avons su éviter de reproduire l'erreur commise en 2008 de ne pas mettre en place un chômage partiel. Vis-à-vis des loyers et charges, de la même manière, l'enjeu serait de ne pas attendre une massification des impayés, susceptible d'entraîner ensuite une explosion des expulsions locatives.
Jusqu'à présent, nous n'avons guère été entendus sur ce point par l'exécutif, du fait d'une relative stabilité du niveau des impayés. Nous anticipons néanmoins une augmentation forte de ceux-ci. L'enjeu serait donc de prévenir plutôt que d'avoir à punir ensuite par des expulsions locatives. Le Gouvernement semble avoir ouvert la porte à des discussions sur le sujet.
Toujours dans une logique de prévention, un autre enjeu serait de prévoir de nouvelles aides ponctuelles à la reprise et de ne pas retirer trop tôt les outils de protection mis en place depuis un an (sans avoir mesuré les populations risquant, de ce fait, de basculer vers la pauvreté).
Lorsque l'on bascule vers la pauvreté, il est ensuite difficile de remonter la pente. L'accent nécessiterait donc d'être mis sur le déploiement de politiques de prévention en amont, en s'appuyant sur une meilleure connaissance des fragilités de certains publics. De ce point de vue, nous manquons encore aujourd'hui d'un certain nombre d'indicateurs.
La Fondation Abbé Pierre a estimé, a minima, à 300 000 le nombre de personnes aujourd'hui sans domicile stable. Or cette population était estimée par l'Insee en 2012 à environ 143 000 personnes. Cette population aurait donc potentiellement doublé en l'espace de 10 ans. J'avais fait voter un amendement sur cette question à la suite de mon avis sur le budget de la Mission Logement, afin que des décisions adaptées, tant sur le plan humain que sur le plan budgétaire, puissent être prises face à cette situation.
Devant ce constat, je formulerai une question volontairement provocatrice : est-il possible de mettre fin au sans-abrisme ? Le cas échéant, la crise sanitaire et sociale que traverse notre pays ne pourrait-elle pas constituer une opportunité d'impulser une véritable évolution structurelle en matière de politique du logement et de lutte contre le sans-abrisme ? Auriez-vous des pistes en la matière ?
Notre analyse du phénomène des personnes sans domicile s'est appuyée sur les indicateurs de l'Insee que nous étions en capacité d'actualiser. Ces indicateurs recouvrent les personnes sans abri, hébergées dans l'hébergement d'urgence ou d'insertion, hébergées dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile, résidant dans des locaux impropres à l'habitation, etc. L'actualisation des chiffres concernant ces publics nous a conduit à produire une estimation globale à hauteur de 300 000 personnes. Cette estimation a minima a ensuite été confirmée par la Cour des comptes. Nous ferions donc bien face à un doublement extrêmement préoccupant de cette population depuis 2012. Cette population aurait même triplé par rapport à l'enquête réalisée par l'Insee en 2001.
Du reste, l'enquête de l'Insee sur le sujet devrait être relancée prochainement, ce qui devrait aussi permettre de porter un regard sur les parcours des personnes concernées.
Pour ce qui est de mettre fin au sans-abrisme, cinq à dix années pourraient être suffisantes, en fonction de la tension au sein des territoires.
Toutefois, le problème du sans-abrisme nécessiterait d'être considéré, non pas en tant que tel, mais en tant que conséquence d'une défaillance d'autres politiques publiques (aide sociale à l'enfance, accompagnement des sortants de prison ou d'hôpitaux psychiatriques, accompagnement des personnes expulsées, accompagnement des victimes de violences conjugales, prise en charge des populations exilées, etc.).
L'enjeu serait donc de faire en sorte que les aides apportées à ces personnes, à tel ou tel moment de leur parcours, puissent permettre à la puissance publique et/ou aux associations de leur offrir ou de les orienter vers des solutions de logement dignes et durables, le cas échéant à travers le logement social, les APL, la mobilisation du parc privé à vocation sociale, la création de solutions accompagnées, le logement d'insertion, etc.
On observe par ailleurs, dans les grandes villes, une insuffisance chronique de logements à loyers accessibles pour des populations à faibles ressources, si bien que le secteur de l'hébergement ne cesse de croître, avec pour conséquence une augmentation constante du BOP 177, qui dépasse aujourd'hui les 2 milliards d'euros.
Pour mettre fin au sans-abrisme, il conviendrait donc de déployer la politique du logement d'abord à une plus grande échelle, pour prévenir les exclusions par le logement et être en capacité de proposer aux personnes concernées des solutions de logement adaptées et durables, plutôt que de les faire tourner au sein de différents dispositifs, à grands frais pour leur santé et les finances publiques.
Il y a là une réflexion à mener sur la définition d'une véritable politique sociale du logement.
Pour ce qui est des évolutions structurelles à impulser, force est de constater que nous souffrons aujourd'hui d'une grande complexité administrative. Or, dans le cadre de la crise sanitaire, nous avons su mobiliser tous les acteurs dans le même sens. Tous les acteurs se sont sentis responsables et se sont mobilisés, si bien que l'action publique a rarement atteint un tel niveau d'efficacité. Il nous faudrait pouvoir adopter la même posture autour d'un certain nombre d'objectifs fondamentaux. Dans cette optique, une réflexion nécessiterait d'être menée, le cas échéant dans le cadre de l'examen du projet de loi « 4D », sur la distribution et l'articulation des compétences et des responsabilités autour d'un certain nombre de sujets tels que l'action sociale, la prise en charge des exilés, la production de logements ou encore la réduction des inégalités territoriales.
Vous avez évoqué des amortisseurs temporaires ayant pu permettre à certaines populations fragiles de différer les effets de la crise. Le Conseil d'analyse économique a ainsi pointé, durant la crise sanitaire, un phénomène de désépargne au sein des deux premiers déciles de revenus, à hauteur de 2 milliards d'euros - les autres déciles ayant au contraire plutôt épargné durant la période.
L'utilisation de cet amortisseur ne risque-t-elle pas de produire ou de renforcer un sentiment d'insécurité chez ces populations ? Certaines pourraient également basculer vers la pauvreté à l'issue de la crise. Par ailleurs, le risque serait que ces populations soient amenées à procéder à des arbitrages entre leurs dépenses de logement et d'autres dépenses, s'agissant notamment des dépenses alimentaires.
Ces arbitrages expliquent en partie l'absence d'augmentation considérable, à ce stade, des impayés. Beaucoup de ménages se sont ainsi « saignés » pour conserver un toit. Ces arbitrages ont néanmoins des conséquences importantes sur la santé et l'alimentation des populations concernées et risquent aussi d'avoir des conséquences, à terme, sur la santé publique.
Du reste, parmi les amortisseurs, au-delà des minimas sociaux, il convient de souligner aussi l'importance des APL. Depuis leur création en 1977, les APL constituent une prestation déterminante pour sortir de la pauvreté. Elles ont néanmoins perdu de leur influence du fait des coupes budgétaires opérées depuis 2017 (y compris au travers de la désindexation, de la contemporanéisation et de la suppression de l'APL Accession à la propriété). Il conviendrait donc de réinterroger cette prestation, qui, au-delà du logement social, constitue un outil formidable pour permettre à des publics fragiles de bénéficier, dans le parc privé, de solutions de logement dignes et durables.
Le risque serait par ailleurs que la crise sanitaire, à travers les phénomènes d'épargne ou de désépargne observés, conduise à un creusement des inégalités, porteur de tensions accrues au sein de la société. Il nous faudrait donc réfléchir à un moyen d'engager utilement l'épargne générée durant cette période, pour le bien commun. En parallèle, une fiscalité plus redistributive pourrait également être envisagée. Nous pourrions ainsi prévenir certaines fragilités ou tensions et sortir grandis de la crise.
Il nous faudra également être attentifs à la gestion de la dette générée par la crise et à la manière dont les mesures de protection sociale ponctuelles mises en oeuvre seront retirées.
L'enjeu serait de mener ces réflexions, pour que nous soyons prêts au sortir de la crise sanitaire.
Merci pour cet échange. La Mission d'information poursuivra ses travaux riches des enseignements et des remarques formulées dans le cadre de cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.