Intervention de Jean-Yves Leconte

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mars 2021 à 8h30
Justice et affaires intérieures — État de droit dans l'union européenne - rapport d'information proposition de résolution européenne et avis politique de mm. philippe bonnecarrère et jean-yves leconte

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte, co-rapporteur :

Si, dans l'esprit des Pères fondateurs de l'Union européenne, la construction européenne était un projet essentiellement politique, elle se traduisit d'abord par une entreprise de nature économique. Elle a toutefois accordé progressivement une large part au droit et il existe toute une jurisprudence sur la notion de Communauté puis d'Union de droit. Ainsi, dans une décision du 29 mai 1974, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe avait indiqué se réserver la possibilité de mesurer à l'aune des droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale allemande les actes de la Communauté que la Cour de justice aurait déclarés licites. Cet arrêt constituait une réponse à un arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes de 1970, qui avait confirmé que la primauté du droit communautaire s'exerçait même à l'égard des règles constitutionnelles des États membres. Dès lors que la primauté du droit européen était conditionnée par l'Allemagne au respect par l'Union européenne des bases constitutionnelles de la République fédérale d'Allemagne, et notamment à la garantie des droits fondamentaux, il fallait que l'ordre juridique communautaire garantisse une protection des droits fondamentaux équivalente à celle assurée par la Constitution allemande pour que la saisine du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe n'ait plus lieu d'être : « aussi longtemps que » cette condition ne serait pas remplie, des recours contre une disposition de droit communautaire invoquant la violation d'un droit fondamental reconnu par la Constitution allemande resteraient recevables.

C'est le traité de Maastricht de 1992 qui, au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique, marque une césure en intégrant des valeurs européennes, dont l'État de droit. Le traité de Lisbonne de 2007, dans l'article 2 du traité sur l'Union européenne (TUE), a consacré cette évolution en faisant de ces valeurs le fondement de l'Union européenne et en rappelant qu'elles sont « communes aux États membres ». Sur cette base, l'Union européenne s'est dotée, plus particulièrement depuis une dizaine d'années, d'une véritable politique publique de l'État de droit, dans un contexte où de sérieuses atteintes aux droits fondamentaux sont portées dans plusieurs États membres.

L'État de droit fait l'objet de normes juridiques internes et internationales qui demeurent très générales et qui ne donnent pas de définition précise de cette notion. Au niveau européen, la Charte des droits fondamentaux et le TUE mentionnent l'État de droit, à la fois comme valeur et principe, mais sans le définir. Néanmoins, les valeurs européennes dessinent les contours d'un modèle de société démocratique. La consécration de l'État de droit comme un principe et comme une valeur de l'Union a une double signification : d'une part, l'Union se définit en tant qu'Union de droit régie par la prééminence du droit, donc ses institutions et ses États membres ne peuvent échapper au contrôle de la conformité de leurs actes à la « charte constitutionnelle » que constituent les traités, selon la formule désormais classique retenue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 23 avril 1986 ; d'autre part, l'Union est une Union d'États de droit.

Le Conseil de l'Europe et ses organes, à commencer par la Commission de Venise, ont joué un rôle central dans la formalisation de la notion d'État de droit - l'Organisation de Strasbourg utilise plus volontiers le terme de « prééminence du droit » -consacrée par la convention européenne des droits de l'Homme de 1950, appliquée et interprétée par la Cour européenne des droits de l'Homme. La Commission de Venise a contribué à définir le contenu de l'État de droit puis à évaluer son respect, ce qui a conduit à rehausser la place de l'État de droit au sein de la « trilogie » dans laquelle il figure aux côtés de la démocratie et des droits de l'Homme. Je voudrais notamment citer son rapport de 2011, complété et précisé cinq ans plus tard, sur la prééminence du droit. Selon la Commission de Venise, « il semble qu'il existe désormais un consensus sur le sens profond de la prééminence du droit et sur les éléments qui la composent ». Ces éléments sont au nombre de six : (1) la légalité, qui suppose l'existence d'une procédure d'adoption des textes de loi transparente, responsable et démocratique ; (2) la sécurité juridique ; (3) l'interdiction de l'arbitraire ; (4) l'accès à la justice devant des juridictions indépendantes et impartiales, qui procèdent notamment à un contrôle juridictionnel des actes administratifs ; (5) le respect des droits de l'Homme ; (6) la non-discrimination et l'égalité devant la loi.

L'État de droit est devenu un critère d'adhésion à l'Union européenne. Dès 1993, l'adhésion à l'Union européenne a été conditionnée au respect, de la part du pays candidat, de critères politiques, tels que des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'Homme, et le respect des minorités et leur protection. Ces critères dits « de Copenhague » ont été intégrés à l'article 49 du TUE, selon lequel « tout État européen qui respecte les valeurs visées à l'article 2 [dont l'État de droit] et s'engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l'Union ».

Toutefois, si ces critères furent instaurés à cette date, c'est dès l'adhésion de la Grèce, en 1981, qu'une adhésion marquait l'ancrage du nouveau pays membre dans la famille des pays démocratiques. Ce fut le cas aussi du Portugal et de l'Espagne en 1986. En revanche, après 1989, alors que les nouvelles démocraties d'Europe centrale abordaient l'adhésion de cette manière, les années 1990 ont été pour elles assez douloureuses dans leur rapport à la construction européenne. Elles voulaient parler démocratie, intégrer l'Union avec cette motivation au coeur. On leur répondait qu'il fallait d'abord négocier la manière de mesurer la circonférence des tomates... Et qu'elles devaient former des fonctionnaires aptes à mener ce type de négociations. Je me rappelle de cette tristesse qui transparaissait de la part de certains « anciens combattants de la liberté » face à cette attitude. Ce que nous vivons aujourd'hui en est, partiellement, la conséquence.

À partir de 2011, l'État de droit est placé au coeur du processus d'adhésion avec la proposition par la Commission d'une nouvelle approche en matière d'État de droit, de justice, de liberté et de sécurité. Cette nouvelle approche a consisté à placer ces sujets au coeur de la politique d'élargissement : ils avaient vocation à être abordés de manière précoce dès l'ouverture des négociations et clos en fin de processus, afin de s'assurer de l'adoption des réformes nécessaires et de pouvoir s'appuyer sur des résultats effectifs en la matière. L'avancée des négociations devait également dépendre des progrès accomplis. La nouvelle méthodologie adoptée en 2020 renforce encore la place de l'État de droit dans le processus d'élargissement : le sujet devient transversal puisqu'en dépend notamment l'accès à certains bénéfices concrets (programmes ou politiques de l'Union avant même l'adhésion par exemple). De plus, une réversibilité du processus a été introduite et permettra de suspendre les négociations en cas de recul ou de violation persistante des valeurs européennes. Enfin, la promotion de l'État de droit, et plus largement des valeurs de l'Union européenne, est aussi une composante de ses relations extérieures, en particulier avec son voisinage, même si notre manière d'aborder la question migratoire avec nos voisins réduit une partie de nos efforts et notre crédibilité en la matière.

Bien que la Commission ait adopté une approche restrictive de l'État de droit, plusieurs de ses axes de travail illustrent sa volonté de promouvoir aussi les droits de l'Homme et la démocratie, dans l'esprit de la « trilogie » du Conseil de l'Europe.

La Commission a ainsi présenté, le 25 mars 2020, un plan d'action 2020-2024 en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie - le troisième depuis 2012 - qui constitue en quelque sorte le volet extérieur de sa politique dans ce domaine. Ce plan d'action identifie plusieurs priorités, dans un contexte marqué par l'émergence de nouveaux défis tels que le changement climatique, la transition numérique ou la réduction de la place de la société civile.

Par ailleurs, le 18 septembre dernier, la Commission a présenté un plan d'action 2020-2025 contre le racisme. Celui-ci n'a pas vocation à s'inscrire formellement dans le cadre des travaux sur l'État de droit, mais réévalue le précédent plan d'action qui visait déjà à promouvoir l'échange de bonnes pratiques avec les pays partenaires en ce qui concerne les stratégies et les politiques de lutte contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance. Le nouveau plan d'action vise plus particulièrement les discours et crimes haineux et préconise une coopération accrue entre l'Union européenne et les États membres, mais aussi les médias et la société civile. Les États membres sont encouragés à s'assurer que le droit de l'Union est pleinement transposé et correctement appliqué sur leur territoire, et à adopter des plans d'action nationaux contre le racisme et la discrimination fondée sur la race d'ici la fin 2022.

Les droits fondamentaux font l'objet d'un suivi régulier par les institutions et les organes de l'Union européenne. En tant que gardienne des traités, la Commission assure le suivi de la bonne mise en oeuvre de la législation de l'Union européenne. Pour ce qui concerne l'État de droit, elle assure cette fonction de monitoring sur la base de différents outils et avec le soutien de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Cette agence, créée en 2007 et qui siège à Vienne, a un rôle essentiellement informatif. Elle assiste les institutions européennes et nationales dans le domaine des droits de l'Homme et des libertés, en s'assurant que les mesures prises et les législations adoptées respectent les droits fondamentaux et ne présentent aucune discrimination. Ses partenaires peuvent solliciter une demande d'avis, mais l'Agence est libre d'en rendre de son propre fait. Toutefois, ses travaux restent peu connus et son mandat, antérieur au traité de Lisbonne, est restreint et mériterait sans doute d'être révisé de façon à ce que l'Agence exerce des activités plus opérationnelles.

Par ailleurs, dans le cadre du Semestre européen, destiné à la gouvernance économique de l'Union, les États membres sont appelés à mettre en oeuvre des réformes structurelles, parmi lesquelles figurent celles des systèmes judiciaires. Ceux-ci sont évalués par le tableau de bord de la justice dans l'Union européenne, une base de données comparatives portant sur trois caractéristiques : l'indépendance, la qualité et l'efficacité de la justice d'un État membre.

Enfin, lors de l'adhésion, le 1er janvier 2007, de la Bulgarie et de la Roumanie, l'Union européenne avait institué un mécanisme spécifique, le mécanisme de coopération et de vérification (MCV), pour aider ces deux pays à pallier leurs lacunes et à vérifier régulièrement les progrès accomplis au regard de critères de référence spécifiques (6 pour la Bulgarie et 4 pour la Roumanie). Le MCV permet de traiter les questions relatives à l'État de droit comme un sujet post-adhésion, et non plus comme un critère justifiant un report de l'adhésion. Sur la base d'un rapport de la Commission, le Conseil adopte des conclusions sur le respect des critères de référence.

Alors que le MCV a été conçu comme un dispositif provisoire, il reste toujours en vigueur, plus de 14 ans après l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. Ces deux pays n'ont d'ailleurs pas progressé au même rythme ni de manière linéaire. La Commission a ainsi recommandé de mettre fin au MCV pour la Bulgarie, mais porté une appréciation moins positive sur la Roumanie. Sur ce point, je voudrais faire deux remarques. Premièrement, un pays éprouve nécessairement des difficultés à réussir une réforme de la justice lors de sa transition politique. Il est dangereux d'affirmer l'indépendance de la justice dans une nouvelle démocratie, sans l'avoir préalablement réformée profondément, ce qui implique nécessairement une intervention politique sur l'autorité judiciaire. Deuxièmement, la lutte contre la corruption, qui fait aussi partie des principes de l'État de droit, ne saurait se faire au détriment de l'indépendance de la justice ou du respect de la présomption d'innocence. Parfois, certaines procédures, elles-mêmes soutenues par l'Union européenne, pouvaient s'apparenter à une « loi des suspects ».

Les atteintes à l'État de droit au sein même de certains États membres ont suscité des inquiétudes grandissantes de la part des institutions européennes, de la Commission en particulier. En 2013, Viviane Reding, alors commissaire européenne à la justice, avait évoqué une crise de l'État de droit révélant des problèmes de nature systémique, tandis que la Commission Juncker comprenait, pour la première fois, un vice-président chargé de ces questions.

Face à cette situation, la Commission a d'abord adopté une démarche de nature précontentieuse reposant sur le dialogue : en mars 2014, elle a proposé un nouveau cadre pour renforcer l'État de droit, prenant la forme d'un outil d'alerte précoce permettant de réagir de façon préventive. Ce nouveau cadre doit précéder la procédure contentieuse de l'article 7 du TUE. Comportant trois étapes - évaluation, recommandation et suivi -, ce nouveau cadre ne concerne que les menaces ou violations systémiques - notions dont le contenu n'est toutefois pas précisé - affectant l'État de droit, et non les violations mineures ou ponctuelles.

On notera que le Conseil, au mois de décembre suivant, a instauré en son sein un dialogue annuel sur l'État de droit. Il y avait sans doute meilleure façon de soutenir la proposition de la Commission que d'instaurer un outil parallèle et concurrent...

À ce jour, le nouveau cadre pour l'État de droit a été utilisé une seule fois, à l'encontre de la Pologne, à partir du 13 janvier 2016 : le dialogue avec ce pays porte sur la situation du Tribunal constitutionnel et sur les modifications apportées à la loi concernant la radio et la télévision publiques. Faute de progrès, la Commission a adopté pas moins de quatre recommandations, alors que seule la première, celle de juillet 2016, était véritablement prévue par le nouveau mécanisme. De son côté, le Parlement européen a adopté plusieurs résolutions sur la situation en Pologne.

Au total, le nouveau cadre pour l'État de droit a certes permis d'exposer publiquement et de façon transparente les problèmes systémiques affectant l'État de droit en Pologne. Il comporte cependant une faiblesse intrinsèque : il ne repose que sur le dialogue dont le succès est présupposé. Il n'a pourtant pas permis d'éviter le déclenchement de la procédure de l'article 7 du TUE à l'encontre de la Pologne.

Avant de laisser la parole à Philippe Bonnecarrère, je souhaiterais souligner quelques points :

- en matière d'État de droit, nos exigences évoluent avec le temps. Ainsi en France, nous n'imaginons plus vivre sans cet outil de protection de l'État de droit qu'est la question prioritaire de constitutionnalité qui ne date pourtant que de 2008. Aujourd'hui, la question de l'indépendance du parquet reste posée et la réforme constitutionnelle visant à l'améliorer n'a pas encore abouti ;

- l'État de droit, incluant l'indépendance de la justice, est le coeur de la construction européenne car il assure la protection de la liberté, il garantit la sécurité et il permet la mise en place de dispositifs tels que le mandat d'arrêt européen reposant sur une bonne mise en oeuvre du droit européen par l'ensemble des juridictions des États membres ;

- il faut saluer la démarche de la Commission d'engager un suivi de la situation dans l'ensemble des États membres. En effet, au-delà de la situation en Pologne et en Hongrie, la liberté de la presse en Slovénie, les situations à Malte, depuis peu en Grèce ou en Croatie, méritent aussi une attention soutenue ;

- enfin, il est essentiel que les mécanismes de protection développés par l'Union soient efficaces pour protéger l'État de droit, mais aussi ceux qui se mobilisent pour lui dans les pays concernés, je pense en particulier au juge Igor Tuleya en Pologne. À défaut, nous risquons une « fatigue » des militants les plus engagés et une perte de crédibilité des institutions de l'Union européenne.

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