Intervention de Philippe Bonnecarrere

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mars 2021 à 8h30
Justice et affaires intérieures — État de droit dans l'union européenne - rapport d'information proposition de résolution européenne et avis politique de mm. philippe bonnecarrère et jean-yves leconte

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, co-rapporteur :

L'absence de résultats d'une démarche reposant sur le dialogue a conduit la Commission à se montrer plus déterminée.

L'article 7 du TUE prévoit un mécanisme de sanctions à l'encontre d'un pays qui contreviendrait au respect des valeurs mentionnées à l'article 2 dudit traité. Il se compose d'un volet préventif, qui peut être enclenché en cas de « risque clair de violation grave » de l'État de droit dans un État membre, et d'un volet répressif, qui ne peut être déclenché qu'en cas de constatation de « l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l'article 2 ». L'application de ce volet répressif requiert une décision unanime du Conseil européen, à l'exception de l'État visé par la procédure. Une fois ce vote acquis, le Conseil peut décider, à la majorité qualifiée, de suspendre certains droits de l'État membre concerné, « y compris les droits de vote » au Conseil.

Cette procédure, souvent qualifiée d' « option nucléaire », est cependant lourde et, en réalité, inefficace. Non seulement, l'unanimité requise au Conseil européen la rend quasi impossible à réunir en pratique, mais encore il n'y aucun calendrier contraignant, ni le Conseil ni le Conseil européen n'étant soumis à une quelconque injonction. De surcroît, l'article 7 souffre d'un vice congénital : l'absence d'une étape intermédiaire permettant sa mise en oeuvre plus graduelle. Des sanctions moins lourdes, mais réalistes et donc potentiellement effectives, devraient être prévues.

Vous le savez, le volet préventif de la procédure de l'article 7 du TUE a été pour l'instant déclenché à deux reprises, mais selon des modalités différentes :

- le 20 décembre 2017, la Commission, après dix-huit mois de dialogue infructueux et trois recommandations, a déclenché la procédure à l'encontre de la Pologne, motivée essentiellement par les réformes du système judiciaire touchant la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, certains aspects des juridictions ordinaires et l'organisation du Conseil national de la magistrature et de l'École nationale de la magistrature ;

- le 12 septembre 2018, c'est le Parlement européen qui, après sept résolutions conçues de façon graduelle, a activé l'article 7 à l'encontre de la Hongrie qui, contrairement à la Pologne, n'avait pas fait l'objet d'une activation du nouveau cadre pour l'État de droit. Notre commission ayant adopté un rapport d'information sur la situation dans ce pays en novembre dernier, je rappelle simplement que les atteintes à l'État de droit, apparues dès 2011, concernent principalement la place de la société civile et la liberté d'association, la diversité déclinante du paysage médiatique, le recul de l'indépendance du système judiciaire, les insuffisances de la lutte contre la corruption, ainsi qu'une politique migratoire non conforme à la convention européenne des droits de l'Homme et au droit de l'Union européenne. J'indique que la Hongrie a contesté la validité de cette décision devant la CJUE. L'affaire n'a pas encore été jugée, mais l'avocat général, dans ses conclusions, a proposé à la Cour de déclarer le recours recevable, mais de le rejeter comme étant non fondé.

Dans ces deux cas, le Conseil n'a pas encore statué : il n'a donc pas constaté l'existence d'un risque clair de violation grave de l'État de droit. La Pologne et la Hongrie ayant fait savoir qu'elles seraient solidaires l'une de l'autre au Conseil européen, la procédure de l'article 7 est aujourd'hui dans l'impasse.

Pour autant, d'autres États membres que la Pologne et la Hongrie rencontrent des difficultés à respecter l'État de droit, mais le niveau de gravité n'y est pas le même ; les atteintes y sont ponctuelles, mais néanmoins pointées par le Parlement européen. C'est le cas pour Malte, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie.

Par ailleurs, la quasi-totalité des États membres ont été amenés à prendre des mesures d'urgence pour faire face aux conséquences de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de covid-19. Ces mesures ont pu conduire à des atteintes, nouvelles ou amplifiées, à l'État de droit. Notre commission avait d'ailleurs adopté, en mai dernier, à mon initiative, un avis politique sur ce sujet.

Devant l'impasse de l'article 7 du TUE, l'Union européenne a cherché à renforcer ses mécanismes pour faire respecter l'État de droit.

Les difficultés sur le terrain politique ont conduit la Commission à investir le terrain juridique, sur lequel ont été jusqu'à présent obtenus les seuls résultats. La Commission a en effet activé la procédure d'infraction pour non-respect de la réglementation européenne et a, dans plusieurs cas, saisi la CJUE de recours en manquement.

Ainsi, en juin et novembre 2019, la Cour a condamné la Pologne en manquement à deux reprises pour l'adoption de deux législations relatives aux conditions d'admission à la retraite des juges, d'abord pour ce qui concerne les juges de la Cour suprême, puis s'agissant des juges des juridictions ordinaires. La question préjudicielle a également permis à la Cour de remédier à certaines violations de l'indépendance de la justice polonaise. Dans une affaire qui n'a pas encore été jugée, la Cour, par une ordonnance en référé d'avril 2020, a ordonné des mesures provisoires tendant à la suspension de l'activité de la très controversée chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise.

La Hongrie a également fait l'objet de condamnations de la CJUE, par exemple pour non-respect de ses obligations juridiques en matière de relocalisation de demandeurs d'asile au titre du programme européen temporaire de relocalisation d'urgence de 2015, ou pour sa législation relative aux ONG bénéficiant de capitaux étrangers ou encore pour sa loi sur l'enseignement supérieur, qui, en réalité, visait l'Université d'Europe centrale fondée par George Soros.

Toutefois, le recours en manquement n'est efficace que dans le cas d'une violation d'une disposition spécifique du droit de l'Union - par exemple le principe d'égalité dans le cas de certaines réformes de la justice polonaise. Or, il existe parfois des situations préoccupantes qui ne relèvent pas du champ d'application de ce droit ou ne constituent pas une violation d'une disposition juridique, tout en représentant une menace systémique pour l'État de droit, l'article 2 du TUE étant rédigé en termes trop généraux pour être invocable devant la CJUE. En cas de menace systémique, le recours à la procédure en manquement n'est pas possible. La Commission devra alors lancer autant de procédures en manquement qu'elle relève de violations spécifiques du droit de l'Union.

Il n'en demeure pas moins que ces décisions de la justice européenne constituent autant de « preuves » de violations de l'État de droit en Pologne et en Hongrie. Il devient donc difficile d'admettre la passivité du Conseil.

De surcroît, l'utilisation du recours en manquement et de la question préjudicielle démontre le rôle acquis par la CJUE dans la protection de l'État de droit, sa jurisprudence apportant un éclairage progressif sur le sens et la portée de ce dernier. Elle consacre en effet la dimension formelle, mais aussi matérielle de l'État de droit. D'un point de vue formel, l'Union européenne est une union de droit dans laquelle les justiciables ont le droit de contester en justice la légalité de toute décision ou de tout acte national relatif à l'application à leur égard d'un acte de l'Union. D'un point de vue matériel, l'État de droit ne signifie pas la soumission à n'importe quel droit, mais à un droit protecteur des droits fondamentaux. Désormais, la CJUE est susceptible de tirer des conséquences majeures de la violation des principes de l'État de droit dans un État membre. À cet égard, je rappelle l'importance d'un arrêt du 27 février 2018, dit des « juges portugais » : la Cour estime que la valeur de l'État de droit est consacrée par l'article 19 du TUE sur le droit au contrôle juridictionnel, qui implique l'indépendance des juges, et qui peut directement servir de fondement, tant à un recours en manquement de la Commission qu'à une contestation du droit par la voie d'une question préjudicielle. Le juge français à la CJUE, Jean-Claude Bonichot, nous l'a rappelé : les différentes mesures prises par le gouvernement polonais ne sont pas toutes critiquables prises individuellement, mais le contexte dans lequel elles interviennent et leur combinaison peuvent faire apparaître une atteinte à l'indépendance de la justice. Et notre juge a conclu : face à l'impossibilité de fait de mettre complètement en oeuvre des mécanismes pourtant prévus à cet effet par les traités, la Cour apparaît comme l'ultime rempart.

Par ailleurs, l'Union européenne a mis en place une stratégie globale pour promouvoir et protéger les droits et valeurs fondamentaux sur lesquels elle est fondée. Je rappelle la proposition du Parlement européen d'un mécanisme approfondi pour la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux, qui reposerait sur un accord interinstitutionnel impliquant le Conseil, la Commission et le Parlement européen, dont les chances de prospérer paraissent toutefois très minces.

Je mentionne également le plan d'action présenté en 2019 par la Commission, dont la principale innovation tient à un suivi plus régulier et approfondi de l'État de droit dans les États membres, dans le cadre d'un cycle d'examen de l'État de droit. Il repose notamment sur un rapport annuel, présentant une synthèse des principales évolutions nationales. Le premier rapport annuel a été présenté le 30 septembre dernier par la Commission. Après une large consultation, il prend en compte quatre aspects de l'État de droit : les systèmes de justice nationaux, les cadres de lutte contre la corruption, le pluralisme et la liberté des médias, et l'équilibre des pouvoirs.

La Commission a également présenté une stratégie décennale visant à renforcer l'application de la Charte des droits fondamentaux, ainsi qu'un plan d'action pour la démocratie européenne comportant un volet sur la désinformation en ligne, que nos collègues Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly viennent de nous présenter.

Dès mai 2018, au titre de ses propositions pour le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, la Commission avait proposé un règlement relatif à la protection du budget de l'Union en cas de défaillance généralisée de l'État de droit dans un État membre.

Cette question, dite de la « conditionnalité État de droit », a sans doute été l'une des plus délicates des négociations sur le CFP et le plan de relance européen. Lors du long Conseil européen de juillet 2020, les chefs d'État et de gouvernement avaient certes acté le principe de la « conditionnalité État de droit », mais les conclusions sur ce point étaient rédigées de façon ambiguë pour aboutir à un compromis. À l'issue de longues négociations, un texte de compromis avait été conclu début novembre 2020, mais la Hongrie et la Pologne ont estimé qu'il n'était pas conforme aux conclusions du Conseil européen de juillet et ont annoncé qu'elles ne pourraient accepter ni le CFP ni le plan de relance européen si le texte restait en l'état. Elles se sont également opposées à l'adoption de la décision « ressources propres » et du règlement sur le CFP, pour lesquels l'unanimité est requise. Pour débloquer ces négociations sans rouvrir le règlement relatif à la « conditionnalité État de droit », la présidence allemande a proposé une déclaration interprétative, intégrée aux conclusions du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020 : elle donne des assurances sur la manière dont le règlement sera interprété. Ces conclusions ont reçu valeur normative dans un règlement du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l'Union. Son objet est d'établir les règles nécessaires à la protection du budget de l'Union en cas de violation des principes de l'État de droit dans un État membre.

Toutefois, pour être pleinement opérationnelle, la « conditionnalité État de droit » requiert la publication par la Commission d'orientations sur la manière dont elle appliquera le règlement, y compris une méthode pour procéder à son évaluation. Tant que ces orientations n'auront pas été définitivement mises au point, la Commission ne proposera pas de mesures au titre du règlement. Or, ces orientations n'ont, à ce jour, pas été publiées. Il est donc essentiel qu'elles le soient dans les meilleurs délais, sans quoi le caractère dissuasif de la conditionnalité ainsi établie n'est pas garanti. À défaut, ce nouveau dispositif de nature financière serait dépourvu d'efficacité et la crédibilité de l'Union européenne à défendre ses valeurs serait grandement écornée.

Voici à grands traits les éléments d'information que comprend notre rapport et qui motivent la proposition de résolution européenne et l'avis politique que nous vous soumettons.

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