Au-delà de cette question d’usage, cette réunion du Conseil européen programmée de longue date tombe particulièrement à point, grâce à une concordance de plusieurs calendriers.
En effet, deux mois après l’investiture de Joe Biden, trois mois après la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union, quatre mois après le pré-accord d’investissement entre l’Union européenne et la Chine et, bien sûr, un an après l’explosion de la pandémie de covid-19 sur notre continent, cette réunion pourrait être une occasion forte de s’interroger sur l’état de l’Union et sur ses perspectives d’avenir dans un contexte géopolitique et stratégique extrêmement évolutif, et parfois même inquiétant.
Certes, ce questionnement global n’est pas inscrit à l’ordre du jour de la réunion. Cependant, à regarder l’ensemble des thèmes qui devraient y être discutés, on constate que jamais l’agenda d’un Conseil européen n’aura été – à ma connaissance, tout au moins – doté d’une tonalité aussi géostratégique !
On y parlera bien évidemment de la stratégie vaccinale au sein de l’Union et des pressions exercées par certains États tiers, tantôt pour limiter notre approvisionnement par rapport à ce qui est prévu, tantôt pour introduire un ou plusieurs vaccins non certifiés par l’Agence européenne des médicaments (AEM).
La réunion traitera également des priorités à donner aujourd’hui au marché unique et à la stratégie industrielle de l’Union, ainsi que de la nouvelle stratégie numérique – on parle de « nouvelle boussole numérique » –, qui a déjà fait l’objet d’un Conseil européen extraordinaire en octobre dernier.
Stratégie, souveraineté, protection, objectifs, cibles, boussole… Jamais le vocabulaire usité par l’Union, notamment dans le domaine économique, n’aura été autant empreint de connotations tactiques et géopolitiques.
Et ce n’est pas tout ! La réunion consacrera une part importante de son agenda à la situation en Méditerranée orientale, avec la présentation du rapport du Haut Représentant sur les relations – de plus en plus tendues – avec la Turquie, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire et plus agressif de M. Recep Tayyip Erdogan.
À l’ordre du jour, encore : la tenue d’un débat stratégique sur les relations avec la Russie, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire et plus répressif de M. Vladimir Poutine.
À cette liste de points épineux, qui renvoient à la définition d’une politique étrangère commune aux pays de l’Union, viendront certainement s’ajouter les tensions récentes, et d’un niveau sans précédent depuis Tiananmen, avec la Chine, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire, plus répressif et plus agressif du président Xi Jinping !
À travers ses débats, son vocabulaire et certaines de ses orientations politiques et stratégiques, l’Union européenne, aujourd’hui placée au pied du mur, semble sortir enfin de la béatitude et de la naïveté géopolitiques dans lesquelles elle baignait depuis la chute du Mur et l’effondrement de l’URSS.
Certes oui, il y a, si l’on veut voir le verre à moitié plein, des raisons de se réjouir de certaines initiatives européennes, comme la mise en œuvre de la réglementation Magnitski adoptée en décembre dernier, avec, d’ores et déjà, une salve de sanctions ciblées à l’endroit de plusieurs dirigeants russes, chinois et birmans. Je citerai également l’ouverture des fonds destinés à la Facilité européenne pour la paix, ou encore l’avancée de l’initiative franco-allemande, reprise par l’Union, en faveur de la réforme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Mais il est malheureusement impossible aussi de ne pas voir le verre à moitié vide, notamment à propos de certaines attitudes relativement ambiguës de notre grand partenaire, l’Allemagne, concernant la mise sur pied d’une Europe de l’armement, la politique spatiale européenne à mener, la construction du gazoduc Nord Stream 2 ou le préaccord d’investissement Europe-Chine, Berlin tentant de tordre le bras de ses partenaires au nom de ses seuls intérêts industriels et commerciaux.
C’est là, j’en ai peur, l’un des dégâts collatéraux du Brexit, encore peu mesuré, car la France a peut-être perdu un précieux allié en Europe à un moment où les enjeux géopolitiques et militaires semblent prendre une dimension sans précédent pour le futur de notre continent.
Si nous sommes d’accord pour penser que le multilatéralisme est en danger aujourd’hui, conclurai-je, nous ne devons cependant pas oublier que ce qui menace l’Europe en tant que véritable acteur dans le jeu mondial est aussi la tentation, chez certains de nos partenaires, d’un équilatéralisme concernant de tierces grandes puissances susceptibles d’entrer demain dans une conflictualité accrue les unes avec les autres.