Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous serons particulièrement attentifs à ce que feront ou ne feront pas les dirigeants européens à la fin de cette semaine. Cette attention va sans doute dépasser le cercle des initiés, car je crois que nos attentes précises, nos exigences d’avancées concrètes, sont partagées par bon nombre de nos concitoyens.
C’est d’abord évidemment face à la pandémie que l’Europe est attendue. Le choix de jouer collectif pour le groupement des commandes et l’approvisionnement en vaccins était le bon. Il ne produit cependant pas les résultats escomptés : les engagements de livraison ne sont pas tenus, les taux de vaccination sont toujours inférieurs à 10 % et la nette différence avec le Royaume-Uni, le Chili, les États-Unis ou Israël, par exemple – et l’incompréhension des opinions publiques qui en découle –, incite les uns et les autres à la tentation de rompre cette cohésion européenne et de faire cavalier seul pour leur fourniture en vaccins.
Cette évolution est délétère. Comment pourrait-on, avec ce retour du « chacun pour soi », imposer un rapport de force aux laboratoires pharmaceutiques ? Comment pourrait-on mettre en œuvre, dans une telle désorganisation, la mobilisation industrielle qui s’impose pour la production massive de vaccins ? Comment, si ce repli généralisé se confirmait, pourrait-on conduire l’indispensable soutien à la vaccination des populations les plus précaires de la planète ?
Aujourd’hui, à peine dix pays concentrent les trois quarts des personnes vaccinées dans le monde. Qui peut croire que l’on viendra à bout d’une pandémie mondiale en poursuivant de cette façon ?
Nous attendons donc de l’Europe qu’elle écarte ces dérives néfastes, qu’elle assume complètement lors de ce Conseil son choix d’agir collectivement face à la pandémie, qu’elle manifeste clairement sa détermination à ne pas rester au milieu du gué. La communication récente du commissaire Thierry Breton n’y suffira pas, même s’il est déterminé. Nous attendons des actes forts pour engager la production sur l’ensemble des sites qui le peuvent, pour mettre les laboratoires pharmaceutiques dans la logique de transparence, de mobilisation et, disons-le, de discipline collective qui est nécessaire.
Des sommes considérables d’argent public soutiennent la recherche et l’innovation technologique des laboratoires pour la riposte à la pandémie ; on ne peut pas gaspiller cet argent dans l’opacité, la désorganisation, le cynisme et la cupidité. Pour optimiser la disponibilité et le caractère abordable des vaccins, il faut une dérogation temporaire aux obligations prévues par l’OMC sur la propriété intellectuelle.
Les dirigeants européens sont attendus par l’Afrique du Sud, l’Inde, par plus de cent gouvernements, des organisations non gouvernementales, des syndicats et par le directeur général de l’OMS, pour peser afin que le vaccin devienne « bien public mondial ». Vous avez utilisé cette expression, monsieur le secrétaire d’État, encore faudrait-il lui donner corps !
Une autre attente forte vis-à-vis de nos dirigeants européens, c’est le renforcement de la transparence fiscale. Au moment où les dépenses publiques sont mises à forte contribution face à la pandémie, l’évasion fiscale pratiquée par de nombreuses multinationales apparaît totalement intolérable pour l’immense majorité des Européens. C’est là-dessus qu’il faut agir, par des dispositifs volontaristes et efficaces, plutôt que d’envisager d’énièmes réformes structurelles qui saccageraient le bien commun que constituent les services publics.
La directive en faveur d’un reporting public et obligatoire s’avérerait extrêmement efficace, puisqu’elle permettrait de vérifier que les impôts sont bien payés là où ils doivent l’être. Elle permettrait d’identifier les lacunes du système et d’avoir les données pour agir afin de garantir la justice fiscale et mettre fin à la concurrence déloyale fondée sur l’abus du système.
Nous ne voulons pas que les négociations interinstitutionnelles réduisent cette ambition. Aussi, nous n’acceptons pas le principe de la clause de sauvegarde que porte apparemment le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le secrétaire d’État. Permettre aux multinationales de garder secrètes pendant six ans des informations comptables basiques, sous prétexte d’un possible préjudice à leur position commerciale, affaiblirait considérablement l’exigence de transparence fiscale. Nous attendons des dirigeants européens qu’ils assurent un dispositif robuste.
Dans l’ordre du jour dense de ce Conseil européen, il y a aussi la politique industrielle. Notre conviction à cet égard est que la réindustrialisation en Europe et la création des emplois qualifiés de demain passeront par l’innovation industrielle bas-carbone. Cette ligne responsable, rationnelle et lucide n’a pas encore gagné face aux tenants d’un ancien monde qui minimisent toujours l’urgence climatique.
Le débat sur le futur ajustement carbone aux frontières montre crûment combien ces deux lignes s’affrontent. À quinze voix près, les plus conservateurs des parlementaires européens viennent d’emporter un vote qui voudrait maintenir les droits à polluer octroyés gratuitement aux industries hautement polluantes.
Ce traitement spécial temporaire entendait soutenir la compétitivité de ces industries considérées comme exposées à un risque de délocalisation. Il ne peut se perpétuer, car il deviendrait caduc avec l’instauration du mécanisme d’ajustement carbone. L’ambition doit en être maintenue : ne laissons pas certains lobbies vouloir le beurre et l’argent du beurre sans même faire les efforts requis pour le climat. Ces quotas gratuits ont fait leur temps, ils sont incompatibles avec l’ajustement carbone aux frontières, pour des raisons environnementales, d’abord, mais aussi de compatibilité avec le droit de l’OMC.
Nous attendons donc de ce Conseil européen qu’il fixe clairement la ligne de la stratégie industrielle pour que l’opportunité de la conversion vers l’économie décarbonée soit pleinement saisie et que nos industries ne soient pas fragilisées par des logiques à courte vue.