Intervention de Françoise Férat

Commission des affaires économiques — Réunion du 17 mars 2021 à 8h35
Moyens mis en oeuvre par l'état en matière de prévention d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en situation de détresse — Présentation du rapport d'information

Photo de Françoise FératFrançoise Férat, rapporteur :

Merci Madame la Présidente, mes chers collègues, ce n'est pas sans émotion qu'Henri Cabanel et moi-même vous présentons ce matin le fruit de nos travaux réalisés depuis un an sur le sujet, douloureux, des agriculteurs en détresse. Un an d'auditions, de déplacements, de rencontres, dont nous souhaitons rendre compte aujourd'hui.

Pour réaliser ce rapport et élaborer nos recommandations, nous avons bien entendu réalisé des auditions, qui nous ont permis d'entendre tout à la fois des chercheurs, des syndicats agricoles, les pouvoirs publics, la MSA, le réseau des chambres d'agriculture et d'autres encore.

Mais la base de nos réflexions, la matière première sur laquelle se fonde ce travail, c'est avant tout le point de vue des premiers concernés, c'est-à-dire le témoignage et le ressenti des agriculteurs ou de leurs proches. Rien n'aurait été possible sans entendre les agriculteurs en activité, qu'ils aient été confrontés à de fortes difficultés ou qu'ils le soient encore ; rien n'aurait été possible sans rencontrer les proches de victimes, femmes, enfants, voisins, etc. Ce sont leurs histoires, leurs remarques, leurs constats, qui nous ont permis d'avancer.

Pour ce faire, nous avons lancé un appel à témoignage sur le site du Sénat en décembre dernier, et je remercie chacun d'entre vous. Vous avez relayé cette initiative dans votre circonscription et nous avons reçu près de 150 témoignages, ce qui illustre et traduit les attentes du monde agricole sur ce sujet. Chaque récit nous a été précieux et a apporté sa pierre à l'édifice. De très nombreux témoignages sont repris dans le rapport.

Je souhaite à ce sujet faire une incise pour vous indiquer combien Henri Cabanel et moi-même avons été admiratifs du courage dont ont fait preuve toutes les personnes, agriculteurs ou familles et amis endeuillés, pour venir nous livrer leur témoignage. Spontanément ou à la suite de nos demandes, des dizaines de personnes, en physique ou via le site internet, ont souhaité raconter leur histoire, leurs malheurs, pour faire avancer la cause. Dans un monde traditionnellement décrit comme un monde de « taiseux », peu habitué à faire part de ses difficultés, cela montre que le tabou commence à se briser, enfin !

Au-delà de l'appel à témoignages, nous nous sommes également rendus sur le terrain, dans cinq départements, pour échanger avec des agriculteurs ou des proches de victimes, et avec les acteurs du monde agricole qui agissent en la matière : le Morbihan, la Vienne, l'Indre-et-Loire, la Saône-et-Loire et l'Ain. Que nos collègues qui nous y ont accueillis en soient vivement remerciés !

Vous l'aurez compris : c'est un sujet de terrain, et nous avons voulu écrire un rapport de terrain.

Abordons maintenant le contenu du rapport.

Nous nous en rendons désormais tous compte : trop longtemps, une forme d'omerta a régné sur ce sujet. Alors qu'un drame sévissait dans nos campagnes, fauchant des pères et mères de famille, des frères et soeurs, des amis, des voisins, la société restait pour l'essentiel sourde à cette souffrance. Pouvoirs publics comme consommateurs et citoyens ont longtemps ignoré voire détourné les yeux, pour ne pas voir, pour ne pas savoir, que certains de ceux qui la nourrissent souffraient de difficultés insurmontables. Aujourd'hui, ces difficultés existent toujours, mais l'indifférence n'est plus de mise.

Quelles que soient les études, quelles que soient les méthodologies, le phénomène est désormais incontesté : il existe une surmortalité par suicide dans le monde agricole.

Et ce phénomène n'est pas nouveau, contrairement à ce que la récente médiatisation du sujet pourrait laisser penser. Il est en effet repéré au moins depuis les années 1970. Les travaux du sociologue Nicolas Deffontaines, que nous avons entendu et qui a consacré sa thèse à ce sujet, l'ont démontré : depuis la fin des années 1960 au moins, les agriculteurs sont proportionnellement plus nombreux à se suicider que la moyenne des Français. Or durant le siècle précédent, ils étaient les moins concernés par cette problématique !

Le phénomène du suicide en agriculture est inséparable du contexte historique de modernisation de ce secteur qui a suivi la fin de la guerre. Il ne s'agit pas seulement de nouvelles méthodes de production : c'est une accumulation de facteurs, c'est à la fois la nature du travail, l'identité professionnelle, le regard social, le rapport personnel à la terre, qui ont drastiquement et soudainement été bouleversés. La combinaison de l'augmentation drastique de la charge de travail et de l'impossibilité de tracer une frontière nette entre les deux sphères, personnelle et professionnelle, est un des éléments causals qui nous a été évoqué de façon répétée lors des entretiens.

Si les études réalisées avant le XXIe siècle ne sont pas légions, l'une d'entre elles a toutefois prouvé qu'entre 1968 et 1999 les hommes agriculteurs présentaient un risque de décès par suicide 1,5 fois plus élevé et les femmes agricultrices un risque 1,9 fois plus élevé que les femmes non agricultrices.

Depuis le début des années 2010, trois études ont cherché à quantifier précisément ce phénomène en France. Si leurs résultats divergent, en raison notamment de méthodologies différentes, elles confirment toutes cette surmortalité, sans exception. La dernière en date, celle de la MSA conduite en 2019 sur des données de 2015, observe deux suicides par jour ! Une autre en 2017 de Santé publique France concluait plutôt à un suicide tous les deux jours. Mais au-delà du chiffrage exact, force est de constater qu'il se passe dans nos campagnes des drames dont toutes les études notent l'ampleur anormale.

Notons par ailleurs que la France n'est pas isolée : s'il est vrai que nos voisins espagnols ou italiens font moins face à cette problématique, nombre de pays industrialisés y sont confrontés dans le monde. Notre rapport passe ainsi en revue la situation des États-Unis, du Canada, de l'Australie, du Royaume-Uni, et bien entendu de l'Inde, qui est certainement le pays où ce phénomène est le plus marqué.

Or c'est justement parce que l'existence de cette situation est reconnue par tous que le manque de données récentes en France en la matière est incompréhensible. Il est regrettable qu'un phénomène de cette nature ne soit pas suivi sur une base régulière, à partir de données statistiques actualisées chaque année. Rendez-vous compte : l'étude de 2019 se fonde sur l'année 2015, et l'étude de 2017 se fonde sur les années 2007 à 2011. Le délai, de quatre à six ans, entre l'année étudiée et la publication de l'étude, empêche de connaître précisément l'évolution de ce phénomène ; ce qui complexifie, en retour, l'élaboration d'outils de soutien qui soient adaptés et bien calibrés aux réalités des territoires et des filières concernés.

Cela semble un détail. Mais il est important de bien suivre ce phénomène si on veut mettre en place une politique de prévention adaptée ou identifier à temps une multiplication des cas. L'explication majeure de ce délai réside dans le trop long circuit administratif de transmission des certificats de décès, analysé en détail dans le rapport. Nous recommandons donc d'accélérer la dématérialisation de cette transmission afin de gagner en célérité. Il faut que nos chercheurs puissent travailler sur des données contemporaines, si nous voulons améliorer notre connaissance de ce phénomène.

Ces derniers mois, une mobilisation artistique et médiatique pour alerter le grand public sur ce phénomène ancien a permis de libérer progressivement la parole et de jeter une lumière nouvelle sur la situation. L'oeuvre la plus connue aura certainement été le film « Au nom de la terre » d'Édouard Bergeon.

Bien sûr, aucune oeuvre ne permettra d'expliciter en une fois l'ensemble des causes à l'origine des situations de détresse, tant elles sont nombreuses et imbriquées. Tous les acteurs rencontrés l'ont évoqué : chaque suicide s'explique par une combinaison de raisons professionnelles et non professionnelles, dont l'articulation est spécifique à chaque cas individuel. Pour le dire autrement : il y a autant d'explications au suicide d'un agriculteur que de suicides en agriculture.

C'est un sujet multifactoriel. Nous avons choisi de faire un rapport qui s'attache, à partir de nombreux témoignages, à recenser les causes collectives de ces suicides et les moyens de les prévenir. Je n'en mentionnerai ici que quelques-uns, ceux qui reviennent très souvent.

Il y a tout d'abord l'incontournable question du revenu agricole. Bien sûr, certains récits ne le retenaient pas comme un facteur incontournable dans la mesure où des exploitants ont mis fin à leurs jours sans difficultés financières particulières. Toutefois, si la cause n'est ni nécessaire ni suffisante, elle est majeure pour quiconque veut entendre la détresse des agriculteurs aujourd'hui. Il est proprement insupportable que des agriculteurs se couchent parfois plus pauvres qu'ils ne se sont levés, ce qui pose la question de prix rémunérateurs, sujet abordé dans nombre de travaux de notre commission.

La question du revenu dans l'absolu se double de celle de la hausse des charges, imputable bien souvent à des mises aux normes onéreuses et à de lourds investissements. Un agriculteur s'endette parfois fortement pour adapter son exploitation, puis le cahier des charges exigé par son client ou par la réglementation en vigueur implique subitement que de nouvelles adaptations soient réalisées, sous peine de perdre le contrat. Comment voulez-vous éviter dans ces conditions le surendettement ? D'autant que les investissements sont parfois perçus comme une éventuelle porte de sortie afin de dégager davantage de revenus.

En outre, la mise en perspective du faible revenu avec le nombre d'heures de travail effectuées, entre 50 et 70 heures par semaine, est vécue comme une profonde injustice. Pour nombre d'agriculteurs que nous avons entendus, elle symbolise l'absence de reconnaissance que la société leur témoigne.

Au-delà du revenu, les témoignages recueillis ont mis en avant d'autres facteurs : le sentiment d'isolement très marqué de certains agriculteurs, mais également l'importance de l'héritage et de la transmission, qui sont parfois à l'origine de tensions familiales vives lorsque les enfants ne reprennent pas l'exploitation. À cet égard, il convient de noter que l'étude de 2019 de la MSA notait une proportion plus élevée de suicides à partir du moment où la retraite est envisagée. La présence des parents sur l'exploitation peut rajouter également une pression indirecte, tant le métier a changé entre deux générations. Enfin, un autre facteur souvent entendu réside dans le sentiment de la perte de la liberté d'exploiter, du fait de la complexité administrative, de la multiplication des contrôles, autant de contraintes vues comme une défiance envers leur métier.

Enfin, il est un élément particulièrement important, déploré par l'intégralité de nos interlocuteurs : l'agribashing, alimenté par des actions médiatiques dont sont victimes les agriculteurs.

Son spectre est large : il va des tags inscrits sur les murs ou des insultes entendues sur les routes ou dans les champs aux intrusions, vols, menaces... Il faut savoir que 15 000 atteintes aux biens ont par exemple été relevées en 2020. Pas moins de 40 % des exploitants disent avoir vécu une situation de harcèlement lors du dernier mois. L'agribashing est même une réalité si présente que la gendarmerie nationale a mis en place une opération Demeter visant à renforcer la sécurité dans le monde agricole.

Travaillant 70 heures par semaine, pour un faible revenu, croulant sous les tâches administratives et les contrôles, certains agriculteurs ne supportent pas de voir leur engagement, leur rôle dans la société, leur fonction nourricière, être ainsi méprisée, souvent par des personnes ignorantes des réalités du terrain.

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