Intervention de Jean Arthuis

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 24 mars 2021 à 10h30
Audition de M. Jean Arthuis président de la commission sur l'avenir des finances publiques

Photo de Jean ArthuisJean Arthuis, président de la commission sur l'avenir des finances publiques :

C'est vrai, monsieur le Président, que je retrouve cette maison avec plaisir - et plus encore la commission des finances.

Vous avez rappelé les objectifs assignés à la commission pour l'avenir des finances publiques, que j'ai eu l'honneur de présider. Après son installation par le Premier ministre en décembre, nous avons été contraints de travailler en seulement trois mois. Je tiens à dire que les dix membres ont partagé et assumé les conclusions du rapport, dans la diversité des convictions, des parcours et des expériences. Nous avons bien sûr pris acte que l'État providence s'est montré à la hauteur des enjeux de cette crise pour prévenir un écroulement du tissu productif.

Dans ce cadre, trois questions se sont posées. D'où vient cet argent, alors que des milliards d'euros ont soudainement été injectés dans l'économie et mis au secours de l'offre de soins ? Il ne faut pas se méprendre, ce n'est pas de l'argent magique. Comment l'État peut-il s'endetter dans un tel contexte ? En réalité, l'épargne mondiale est surabondante et les taux d'intérêt sont très faibles, notamment du fait des interventions des banques centrales. Enfin, nous nous sommes interrogés sur la soutenabilité de la dette française. Avant de contracter une « dette Covid », la France a abordé cette crise dans des conditions moins favorables que ses partenaires car nous n'avons jamais réussi à équilibrer nos finances publiques depuis 1974. La dette publique représentait 20 % du PIB en 1980, 40 % en 1990, 60 % en 2000, 80 % en 2010 et 100 % à la veille de la crise sanitaire. Sa soutenabilité pourrait être mise en cause, alors que la France va sortir de la crise avec une dette d'au moins 120 % du PIB, contre 70 % du PIB en Allemagne.

Dans ce contexte, le risque est triple.

Tout d'abord, la hausse des taux. Bien sûr ils sont très faibles aujourd'hui et les économistes pensent que cela va durer mais Joe Biden a engagé 1 900 milliards de dollars de dépenses supplémentaires, ce qui pourrait entraîner une hausse de l'inflation et des taux directeurs de la réserve fédérale américaine. Un effet de contagion peut s'opérer.

Ensuite, la stabilité de la zone euro. Il faut prévoir que des règles s'appliqueront demain afin qu'il y ait un minimum de convergence, faute de quoi des turbulences ne sont pas à exclure.

Enfin, la crise peut devenir la norme. Si l'on devait affronter un nouveau choc, où seraient les nouvelles ressources, sachant que nous devons déjà nous préparer à financer les dépenses écologiques et celles liées à la dépendance ?

Nous avons constaté que si nos finances publiques poursuivaient sur le même rythme qu'avant-crise, on ne pourrait espérer une stabilisation de la dette qu'autour de 2030 et à un niveau supérieur à 130 % du PIB. Ce serait bien au-delà si la crise pesait durablement sur notre potentiel de croissance. Si les planètes s'alignent, on peut toutefois espérer une stabilisation à 125 % du PIB à échéance 2030.

Cela souligne la nécessité d'agir. Mais comment ?

Une première erreur serait de restreindre le soutien tant que la crise n'est pas terminée. Il ne faut pas commettre les mêmes erreurs que lors de la crise des dettes souveraines. Maintenir cet effort est nécessaire mais il faut bien distinguer les dépenses exceptionnelles de celles qui présentent un caractère structurel.

Nous préconisons également d'écarter les « fausses pistes » qui sont désormais dans le débat, telles que l'annulation de la dette. Cela n'aurait aucun intérêt car la dette est largement prise en charge par l'Eurosystème. Près de 80 % des titres émis par la France en 2020 se trouvent aujourd'hui dans les livres des banques centrales. Si la banque centrale annulait les créances qu'elle détient sur les États, cela n'aurait aucune conséquence pour les comptes publics, car cela se traduirait par de moindres dividendes pour le budget général. C'est un jeu à somme nulle qui n'a aucun intérêt. Mais le signal envoyé aux marchés pourrait mettre à mal la réputation de la France sur les marchés. On scierait la branche sur laquelle on est assis !

D'autres ont évoqué des mécanismes de dette perpétuelle, mais connaissez-vous des investisseurs prêts à ne jamais récupérer leurs fonds pour un intérêt somme toute très modique ? C'est un marché de niche.

Venons-en maintenant au cantonnement. J'en ai un souvenir très précis pour avoir mis en place la caisse d'amortissement de la dette sociale à Bercy après la crise de 1993. Puisque nous n'avions pas trouvé les moyens d'équilibrer les comptes de la sécurité sociale, nous avions prévu un impôt spécifique - la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS). Cela devait durer quinze ans mais la CRDS est devenue la « voiture-balai » des déficits chroniques de la sécurité sociale.

Si on cantonne la dette, il faut prévoir une ressource affectée et donc un nouvel impôt. On devrait plutôt présenter de manière séparée le niveau de la dette Covid, à des fins de transparence et de pédagogie.

Nous avons en effet écarté la voie de l'augmentation des prélèvements obligatoires, qui atteignent déjà 45 % du PIB en France, contre 40 % en moyenne dans la zone euro. La seule voie possible est donc celle de la maîtrise de la dépense : la progression de la dépense devrait être inférieure à la progression de la recette, en visant le plus rapidement possible la stabilisation du poids de la dette par rapport au PIB. Ce taux devrait se réduire mécaniquement avec la reprise de la croissance du PIB.

Rappelons que nous ne remboursons jamais la dette, mais nous la renouvelons lorsqu'elle arrive à l'échéance.

S'agissant des règles européennes, nous avions fait de la règle des 3 % un objectif en soi, alors qu'il faut viser l'équilibre. Ces règles ont été suspendues, mais il faudra bien les réinstaurer, sans doute sous une forme modifiée. Il faut que nous ayons nos propres règles afin de pouvoir servir de référence au niveau européen. Nous devons donc oser nous donner des règles de gouvernance de nos finances publiques.

Notre gouvernance est en effet inadaptée : les lois de programmation des finances publiques n'ont jamais été respectées. Nous sommes très vertueux lorsqu'on parle de finances publiques, mais très dépensiers lorsque nous passons aux politiques sectorielles, comme si la dépense publique était un indicateur de performance. Les politiques de rabot des dépenses ne sont pas efficaces dans la durée et nos finances publiques sont peu transparentes et difficiles à expliquer aux citoyens : nos marges de progression sont donc considérables.

Notre commission propose donc une réforme radicale de notre gouvernance budgétaire, qui s'appuierait sur trois piliers.

Le premier est une norme de dépenses pluriannuelle, avec des compteurs des écarts : au début d'une législature, le premier acte serait la préparation d'une loi pluriannuelle couvrant toute la législature, qui serait adoptée avant la première loi de finances et la première loi de financement de la sécurité sociale. Cette loi de programmation fixerait un plancher de financement des dépenses d'avenir, qui ne se confondent pas avec les investissements car certaines dépenses de fonctionnement, par exemple dans l'éducation et la recherche, sont aussi des dépenses d'avenir. Ce premier pilier serait notre « boussole » budgétaire.

Le deuxième pilier est la « vigie », une institution telle que l'Office for Budget Responsibility au Royaume-Uni ou le Congressional Budget Office, rattaché au Parlement aux États-Unis. Indépendante de l'institution chargée du contrôle qui est la Cour des comptes, cette vigie fixerait les données macréconomiques, qui relèvent actuellement du Gouvernement, sous l'appréciation du Haut Conseil des finances publiques. Elle procéderait à des projections bien au-delà de cinq ans, qui est notre limite de visibilité actuellement. Cette institution porterait également une appréciation sur les projets importants présentés par le Gouvernement ou le Parlement, du point de vue de leur impact sur les finances publiques et de leur soutenabilité à moyen et long termes. Elle devrait s'appuyer sur des collaborateurs à temps plein, certains issus des grands corps de l'État mais aussi des économistes.

Le troisième pilier serait un débat parlementaire qui permette une appropriation par les Français des enjeux budgétaires. Nous passons beaucoup trop de temps sur l'examen et la discussion des projets de loi de finances, qui pourraient durer quelques jours, comme dans nombre de pays. En revanche, nous ne consacrons pas suffisamment de temps à l'examen des lois de règlement. Une loi de résultats devrait d'ailleurs être instituée pour les finances sociales. Il faudrait organiser, au moins annuellement, un grand débat sur les finances publiques, avec une présentation globale qui pourrait figurer à l'article liminaire des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale, faisant une synthèse des recettes et des dépenses publiques par nature, ainsi qu'une présentation de la trajectoire de la dette.

Je vous ai résumé le rapport que j'ai présenté au Premier ministre le 18 mars. Je dois souligner l'importance de l'Europe : nous avons résisté à la crise de 2008 parce que l'euro a été un bouclier. Et dans la crise actuelle, l'État français aurait-il pu emprunter autant d'argent, à des taux aussi faibles, sans la Banque centrale européenne ? L'Europe a manifesté sa solidarité en prévoyant un plan de relance de 750 milliards d'euros, la France bénéficiant de 40 milliards d'euros de dotations : préparons-nous à en rendre compte à nos partenaires lorsqu'il s'agira de rétablir des règles pour le fonctionnement de la zone euro. La dette européenne n'est qu'une addition de dettes nationales : les investisseurs peuvent jouer un pays contre l'autre. Il faudra revoir les textes existants et le poids de la France sera d'autant plus fort pour faire valoir son point de vue que nous aurons fait des propositions responsables et lucides concernant la stratégie de gouvernance budgétaire.

Toutefois la crise n'est pas encore terminée, donc ce rapport est encore chargé d'incertitudes.

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