Intervention de Catherine Procaccia

Commission des affaires sociales — Réunion du 24 mars 2021 à 8h30
Communication de mme catherine procaccia sur la note scientifique de l'office parlementaire des choix scientifiques et technologiques opecst n° 24 : « la phagothérapie : médecine d'hier et de demain »

Photo de Catherine ProcacciaCatherine Procaccia :

Permettez-moi avant toute chose de remercier Catherine Deroche de l'opportunité qu'elle me donne de vous présenter ce travail, ainsi qu'Alain Milon et René-Paul Savary, qui ont évoqué ce sujet par le passé en commission des affaires sociales.

Les phages sont connus depuis plus d'un siècle, suite aux découvertes du savant franco-canadien Félix d'Hérelle durant la Première Guerre mondiale. Ils sont les virus naturels des bactéries, présents en abondance dans notre environnement. Ils ont la capacité fantastique d'infecter la bactérie et d'ensuite se multiplier au sein de celle-ci, jusqu'à la faire éclater et la tuer.

C'est cette propriété des phages dits « lytiques » qui est intéressante sur le plan thérapeutique, puisqu'on peut ainsi traiter des patients atteints d'infections bactériennes. C'est ce qu'ont fait les pionniers de la phagothérapie à partir de 1917 et jusqu'aux années 1940, mais de manière très empirique et avec des résultats assez aléatoires.

Car la phagothérapie nécessite de la précision : il faut chercher le bon phage qui s'adapte à la bonne bactérie. En effet, les phages n'ont pas un large spectre d'action ; la phagothérapie reste une thérapie de précision.

L'arrivée des antibiotiques dans les années 1940 puis leur développement spectaculaire après la Seconde Guerre mondiale a rendu obsolète la phagothérapie, puisqu'on disposait avec les antibiotiques d'une arme peu coûteuse et à large spectre d'action, efficace contre les infections bactériennes les plus courantes. Il n'y a que dans les pays du bloc soviétique, où l'accès aux antibiotiques était restreint, qu'une connaissance et une utilisation habituelle des phages ont été conservées, notamment en Géorgie où un disciple de Félix d'Hérelle, Georges Eliava, a fondé un institut qui détient aujourd'hui une collection importante de bactériophages et soigne les patients qui y sont accueillis.

Partout ailleurs, et en particulier en Europe, nous ne disposons plus aujourd'hui de médicaments à base de phages et nous ne pouvons donc pas pratiquer la phagothérapie, même si les phages ont été utilisés en France assez longtemps : on m'a montré des pages du dictionnaire Vidal de 1978, époque à laquelle on pouvait aller en chercher à la pharmacie !

Or, avec le développement des bactéries multirésistantes (BMR), on ne peut plus faire reposer notre arsenal thérapeutique entièrement sur l'antibiothérapie. Il faut trouver des alternatives. Rappelons en effet que l'on estime à environ 25 000 le nombre de décès par an en Europe dûs à l'antibiorésistance. Et ce chiffre est appelé à augmenter. L'enjeu n'est donc pas mince.

Les avantages des phages sont nombreux.

Le traitement est rapide : une seule application peut suffire car lorsqu'un phage infecte une bactérie, il s'y reproduit jusqu'à tuer la bactérie-hôte et les phages libérés lors de cette destruction vont ensuite infecter les bactéries voisines.

Il n'y a pas d'effets secondaires et, contrairement à l'antibiothérapie, la phagothérapie est très ciblée et ne modifie pas l'ensemble du microbiome du patient.

Enfin, les phages ont la capacité de s'attaquer au biofilm bactérien dont on sait qu'il bloque l'action des antibiotiques, si bien qu'en combinant phages et antibiotiques, en particulier sur les infections de prothèses, on peut casser le biofilm et traiter les bactéries avec efficacité.

Nombreux sont les domaines où l'utilisation des phages pourrait être pertinente : infections ostéo-articulaires, mais aussi infections respiratoires, urinaires, infections cutanées.

Mais, pour le moment, l'utilisation des phages est très limitée, bloquée au stade des traitements expérimentaux à titre compassionnel.

Un traitement par phage passe par plusieurs étapes.

D'abord, l'identification du « bon phage », actif sur la bactérie qui infecte le patient, grâce à un phagogramme, qui suppose de disposer préalablement d'une bibliothèque de phages.

Ensuite, la production d'une solution contenant ces phages, suffisamment purifiée pour pouvoir être administrée au patient.

Enfin, l'administration au patient de la solution elle-même, par voie locale, intraveineuse ou autre, visant à éviter que le phage ne soit détruit par des mécanismes biologiques ou mécanique avant d'atteindre sa cible.

Nous ne disposons aujourd'hui d'aucun médicament reconnu de phagothérapie. Pour cela, il faudrait qu'un laboratoire produisant des phages ou des cocktails de phage ait fait la démonstration de l'efficacité et de la sécurité d'une spécialité pharmaceutique dont il envisage la commercialisation à travers des essais cliniques menés avec des produits respectant les bonnes pratiques de fabrication (BPF) et suivant les normes habituelles applicables aux médicaments - notamment les essais randomisés - puisque les autorités règlementaires considèrent que les phages sont des médicaments et que la réglementation s'applique à eux en totalité. À ce jour, en France, seul un essai clinique a été mené avec des résultats mitigés - Phagoburn - et un autre doit être lancé prochainement par une petite société nommée Phercydes Pharma.

La seule façon d'utiliser les phages est donc au coup par coup, de manière expérimentale, dans des établissements qui proposent à leurs patients un traitement de la dernière chance, à titre compassionnel, en fabricant des produits sous la forme de préparations magistrales pharmaceutiques et en s'appuyant sur un réseau de laboratoires et pharmacies hospitalières qui mènent des recherches sur cette question : hôpital Reine-Astrid de Bruxelles, Université de Lausanne, Hospices civils de Lyon, Assistance publique des hôpitaux de Paris.

Pendant ce temps, faute de solutions adaptées, certains patients souffrant trop, proches de l'amputation ou même des soins palliatifs, se tournent vers le tourisme médical et obtiennent des résultats, en dehors de toute validation scientifique.

Un premier blocage est économique : les phages ne sont pas brevetables en tant que tels (car issus de la nature), un traitement par phage n'est pas un traitement au long cours, et donc pas rentabilisable comme un produit destiné à un malade chronique. Ils ne semblent donc pas beaucoup intéresser les grands laboratoires pharmaceutiques.

Un autre blocage est scientifique : les phages sont très spécifiques et il est difficile de trouver beaucoup de cas similaires et donc de mener des essais randomisés contrôlés pour prouver l'efficacité et l'innocuité des phages, même si l'expérience laisse penser qu'ils sont efficaces et sûrs. Or la règlementation européenne et nationale des médicaments exige des preuves avant d'admettre un nouveau médicament sur le marché.

Trois pistes peuvent être envisagées.

La première consisterait à renforcer le cadre de recherche sur les phages, en mettant en place un registre répertoriant toutes les utilisations. Renforcer l'effort de recherche pourrait aussi conduire à se pencher sur les questions liées à la perte d'efficacité des phages du fait de la coévolution entre phages et bactéries ou encore sur l'utilisation de phages génétiquement modifiés.

La deuxième créerait un cadre facilitant la fabrication d'un large éventail de phages. Il y a la place pour un système dual avec d'un côté des phages « commerciaux » sous forme de cocktails proposés par des laboratoires pharmaceutiques, et d'un autre côté des phages « académiques », produits à façon, pour traiter des cas plus rares. Les hospices civils de Lyon viennent de mettre en place une telle structure de production.

La troisième ouvrirait un chantier, en lien avec les autorités réglementaires et notamment en France avec l'agence de sécurité du médicament (ANSM), du cadre juridique de la phagothérapie : faut-il alléger les essais cliniques pour les phages ou mettre en place un statut distinct de celui des médicaments (par exemple se rapprochant des probiotiques) pour les phages ? Il est clair que le cadre juridique applicable aujourd'hui aux phages bloque le développement de la phagothérapie.

Nous avions voté un amendement allégeant la procédure dans le PLFSS pour 2021, qui n'a malheureusement pas été retenu par l'Assemblée nationale.

Pour conclure, soulignons que l'antibiorésistance est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes et à l'heure où certains pays comme les États-Unis investissent dans la phagothérapie, il serait plus que dommage que la France rate le coche de la renaissance d'une médecine ancienne, qui pourrait connaître un véritable regain d'intérêt en rendant un immense service à nombre de patients en situation d'impasse thérapeutique.

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