Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, rappelons-nous : c’était il y a tout juste deux ans, le 15 septembre 2008, Lehman Brothers faisait faillite.
Le capitalisme financier était ébranlé. Tous les dogmes sur lesquels le néolibéralisme avait prospéré, efficience des marchés et capacité à s’autoréguler, apparaissaient soudain comme des mythes. Or ces mythes avaient conduit à la déréglementation dans le monde anglo-saxon depuis l’élection de Mme Thatcher et M. Reagan, mais aussi en Europe et en France, par l’Acte unique et ses trois cents directives.
Rappelons-nous aussi les propos tenus à Toulon, le 25 septembre 2008, par M. Sarkozy : il faut moraliser le capitalisme, tordre le cou au capitalisme financier pour sauver le capitalisme lui-même, celui des entrepreneurs, acteurs de l’économie réelle. Et tout le monde de louer sa réactivité lorsque, après s’être envolé pour Washington, M. Sarkozy réussit à convaincre M. Bush de créer le G20.
Le contribuable est appelé à la rescousse et les plans de refinancement et de relance se succèdent. Le Parlement approuve. C’est le grand retour des États. De fait, la liquidité bancaire a pu être préservée. Mais cela a un prix : la substitution d’un endettement public gigantesque à l’endettement privé.
M. Marini nous rapporte que les régimes d’aide au secteur financier ont été approuvés à hauteur de 4 131 milliards d’euros par la Commission européenne. Adieu Maastricht ! À l’heure du sauve-qui-peut, l’urgence commandait. C’était l’an dernier.
Aujourd’hui, une timide reprise s’esquisse.
Après les mâles résolutions du sommet de Londres, en 2009, le sommet de Toronto, un an plus tard, est un fiasco. Vous ne parvenez pas à imposer une taxe spécifique au secteur financier.
Les bonnes résolutions s’évanouissent, le capitalisme financier repart comme avant. Les bonus s’envolent, le taux de profitabilité des banques n’a jamais été aussi élevé dans la zone euro qu’en 2009, aussi curieux que cela puisse paraître, et ce dans l’indifférence au coût réel de la crise. Ce sont cette fois les marchés financiers qui prennent en otages les États, en jouant sur les écarts de dette.
Et voilà que vous nous saisissez de ce projet de loi de régulation bancaire et financière.
Tout ce qui améliore la régulation de l’économie, après vingt-cinq ans de déréglementation à tout va, est bienvenu. Mais le renforcement de la régulation que le Gouvernement propose au Parlement d’adopter est-il en mesure d’enrayer de nouvelles crises ?
Voilà la question, madame la ministre.
Ce n’est pas s’avancer beaucoup que de le prédire, les mesures de régulation que vous proposez, tout comme les dispositions issues de Bâle III, échoueront comme celles de Bâle II à prévenir les crises financières, et ce pour une raison très simple : vous vous contentez d’agir à la marge du système, sans en altérer les fondements.
Qu’on en juge.
Les mesures de régulation annoncées à grand fracas l’an dernier se révèlent, à l’examen, dérisoires. La montagne a bien accouché d’une souris !
C’est ainsi que la restriction des ventes à découvert se résume au raccourcissement de trois à deux jours du délai de livraison des titres. De même, le seuil de déclenchement des OPA est abaissé de 33 % à 30 % - la belle affaire, c’est l’usage dans tous les pays européens -, alors que l’on attendait au moins 25 % et que M. Beffa, devant la délégation sénatoriale à la prospective présidée par M. Joël Bourdin, préconisait un seuil de 20 % pour éviter les prises de contrôles rampantes.
Les projets d’interdiction des dérivés de crédit sur dettes publiques se bornent à une simple extension aux crédits dérivés des délits d’initiés et de manipulation des cours. C’est dérisoire ! Quant aux pouvoirs de sanction accordés à l’Autorité des marchés financiers, ils s’exerceront par définition quand il sera trop tard.
M. Jouyet, président de l’AMF, a d’ailleurs avoué devant la commission des finances qu’il n’avait pas les moyens de suivre en temps réel toutes les transactions : il demande des investissements technologiques. Cela n’a pas de sens si l’on considère que l’on peut donner deux cents instructions à la seconde sur un même titre, avec une durée de validité de 25 microsecondes pour chaque ordre passé, 95 % à 99 % de ces ordres n’étant pas exécutés !
Pourquoi ne pas réglementer pour limiter l’exercice de ces activités proliférantes ? Madame la ministre de l’économie, vous avez répondu à M. de Montesquiou, en commission des finances, que « ces étranges animaux » que sont les CDS et les ventes à découvert ne sont pas en voie de disparition. Et vous vous interrogiez de manière significative : « La créativité financière est-elle un mal en soi ? ». C’est là toute l’ambigüité de votre position qui ne peut que favoriser la pression des lobbys financiers.
Il n’y a rien de sérieux sur les hedge funds et les paradis fiscaux. Le système bancaire sous-marin, le shadow banking system, a de beaux jours devant lui ! Toutes les propositions un peu fortes ont été rognées, rabotées, édulcorées. Le crédit restera détourné de sa fonction première de financement de l’économie réelle au profit des actifs financiers et patrimoniaux.
M. Jouyet, toujours devant la commission des finances, s’est interrogé sur la capacité du marché axé sur le court terme à financer les besoins à long terme dans les secteurs de l’énergie, de l’environnement, de l’éducation, de l’alimentaire, bases de la future croissance. Ce ne sont pas les quelques mesurettes concernant OSEO, sans doute justifiées, ni les admonestations louables de M. Marini concernant la séquestration dans les bilans bancaires de plus de 4 milliards d’euros de fonds collectés au titre du livret A, qui mettront un terme à des pratiques déresponsabilisantes comme la titrisation, à l’origine de la crise des subprimes.
Au contraire, les mesures édictées par Bâle III conduiront à l’accentuation de ces transferts de risque. D’ailleurs M. Mario Draghi, président du nouveau conseil de stabilité financière, a appelé en mars dernier à une relance de la titrisation. J’ai même entendu le Président de la République dire que, après tout, la titrisation était bien nécessaire.
Le guichet de la subvention réglementaire aux activités de marché reste donc ouvert, les pondérations étant différentes selon qu’elles s’appliquent aux prêts des banques aux entreprises ou aux titres à l’actif des banques. Le résultat mécanique de cette différence de traitement sera évidemment d’encourager la titrisation.
En plus, Bâle III ne s’appliquera qu’à l’horizon 2019. D’ici là, nous avons le temps de connaître plusieurs nouvelles crises financières.
Le triplement des réserves de capitaux que les banques devront constituer pour se prémunir contre des pertes éventuelles risque d’être encore insuffisant, tant il est vrai, comme le déclare un éditorialiste du Financial Times, que « le fait de tripler presque rien ne change pas grand-chose au résultat » !
Les règles dites « Volker », qui vont dans le bon sens et qui n’ont été traduites que de manière édulcorée par la loi Dodd-Frank aux États-Unis, n’ont pas vraiment inspiré les timides essais de régulation initiés de ce côté de l’Atlantique. M. Mario Draghi a déclaré lundi à Paris que les mesures de Bâle III « ne sont pas suffisantes pour gérer le hasard moral porté par les plus importantes institutions financières systémiques ».
Voilà que nos superviseurs sont bien empêtrés dans leurs contradictions. M. Draghi insiste en effet sur la durée de la transition, jusqu’à 2019, pour « ne pas handicaper la reprise ». Ces contradictions ne font que traduire l’hésitation à s’attaquer aux problèmes de fond, en séparant les activités commerciales des activités de salles de marchés et en encadrant plus fortement la titrisation et les produits dérivés.
M. Jouyet a reconnu l’avance des États-Unis dans le domaine de l’organisation des marchés dérivés et les infrastructures de marché.
La source systémique des crises demeure, madame la ministre. Certes, l’émergence du concept de « risque systémique » peut permettre un retour, dans les politiques publiques, aux problématiques macro-économiques jusqu’ici négligées au bénéfice d’une simple régulation des acteurs.
Sachant que le comité européen du risque systémique verra ses prérogatives limitées à un simple pouvoir de recommandation, on voit bien que c’est peu de chose au regard d’un gouvernement économique de la zone euro dont l’absence ne saurait être palliée par des sanctions automatiques en cas de déficit budgétaire.
Vous vous êtes opposée à ces propositions d’automatismes avancées par l’Allemagne et relayées par M. Trichet. Je vous approuve, car c’est la négation même de l’appréciation politique.
La source systémique des crises repose en fait sur les déséquilibres macro-économiques qui n’ont pas été corrigés : stagnation des salaires favorisant l’endettement, envol de la dette privée grâce à des politiques monétaires laxistes, gonflement des déficits et de la dette publics, creusement des déficits commerciaux américains, désordre monétaire international.
Les réponses apportées ne sont pas à la hauteur.
Les États-Unis peuvent chercher à la fois à restaurer leur taux d’épargne et à diminuer leur déficit commercial, y compris en agitant la menace de mesures protectionnistes. Nous y sommes !
La Chine déclare vouloir augmenter sa demande intérieure, mais se refuse à toute réévaluation substantielle du yuan : 2 % seulement depuis l’annonce faite en juin dernier par les autorités chinoises !
L’Europe est incapable de mettre en œuvre une stratégie de croissance coordonnée et de prendre ainsi sa part de la résorption des déséquilibres mondiaux.
L’Allemagne, comme la Chine, exerce par ses excédents une pression déflationniste sur la conjoncture mondiale et européenne. À son instigation, les institutions européennes, Commission, Banque centrale au premier chef, couvrent la mise en route de plans d’austérité dans tous les pays membres, au prétexte d’une dette publique qui, comparée à celle des autres, États-Unis et Japon, est loin d’être la plus lourde.
La crise de l’euro était prévisible, étant donné l’hétérogénéité économique de la zone euro en l’absence d’un gouvernement économique harmonisant l’ensemble des politiques.
Les marchés financiers jouent sur les écarts de taux et la crise qui affectait hier la Grèce se polarisera demain sur d’autres pays, qui verront la spéculation fondre sur eux.
Le mécanisme européen de stabilisation financière est très imparfait : l’Allemagne et la France emprunteront séparément, et l’on peut déjà imaginer le creusement des écarts de taux entre pays emprunteurs...
Tout montre que, dans le grand désordre des monnaies, l’euro est la variable d’ajustement.
La Chine ne veut pas réévaluer son yuan. Les États-Unis laissent filer le dollar. C’est la politique du benign neglect. L’euro monte. Il a retrouvé, avec 1, 36 dollar, sa parité d’avant la crise grecque.
On nous assurait, il y a trois mois, que celle-ci avait eu du bon, en rapprochant l’euro de son cours initial. La réalité se présente aujourd’hui tout autrement : l’euro est poussé vers le haut par la faiblesse du dollar. Les difficultés de l’économie américaine et les rivalités entre la Chine et les États-Unis ne laissent nullement augurer une amélioration à moyen et long terme.
Avec un euro à 1, 50 dollar, voire davantage, c’est toute la zone euro qui sera asphyxiée, sauf peut-être, provisoirement, l’Allemagne. Mais c’est l’euro lui-même qui risque d’être emporté par l’exaspération des contradictions qui se manifestent en son sein.
L’intérêt de la France est de ne pas se laisser asphyxier par un euro trop cher, madame la ministre. C’est la zone euro tout entière qui doit être défendue. Autrement, c’est l’effet domino !
Ainsi la crise rebondit-elle constamment. Les certitudes se défont, à peine formulées. Hier, on saluait l’action des États. Aujourd’hui, la solution semble devenue problème. Hier, on vantait les vertus protectrices de l’euro. Aujourd’hui, celui-ci est devenu casse-tête.
Je ne comprends pas pourquoi, soit dit en passant, notre commission des finances propose de supprimer des demandes de rapport introduites par l’Assemblée nationale, au prétexte qu’elles lui paraissent « peu utiles », comme on peut le lire en page 53 du rapport de M. Marini.
Ce sont des sujets pourtant bien intéressants, monsieur le rapporteur général : la possibilité d’interdire les ventes de CDS portant sur des dettes souveraines dans la zone euro, ou encore la possibilité d’interdire les ventes à découvert par les filiales de fonds spéculatifs situées à l’étranger, ou enfin la possibilité de répercuter le coût de la crise sur les banques.
Ces rapports pourraient ne pas être inutiles s’il y avait une volonté politique, celle de mettre de gros grains de sable - par exemple, la taxation des mouvements financiers sur le marché des devises - dans les rouages d’un capitalisme financier devenu spéculatif.
Mais cette volonté de fermer l’économie casino n’existe pas !
Madame la ministre, il faut demander des « plans pilotes » à nos banques en cas de faillite rapide et de nationalisations, temporaires ou non – on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait -, comme le fait le Royaume-Uni. La loi américaine inclut également ces plans dans la loi. Selon mes informations, la Commission européenne voudrait avancer sur ce sujet, mais la France s’y oppose. J’aimerais que vous confirmiez ou infirmiez cette information.
Une seule chose est sûre : les mesurettes que vous nous proposez ne nous permettront pas de dépasser l’horizon lourd de nuages d’un capitalisme financier qui se débat et se débattra encore longtemps comme un forcené pour ne pas mourir. Il est temps de le redire, les marchés financiers ne constituent pas l’horizon de l’humanité. Ce sont les peuples et les nations qui, en dernier ressort, écrivent l’histoire.
On attend de la France, qui présidera la G8 et le G20 cet automne, qu’elle fasse des propositions qui, concertées avec l’administration américaine – les autres ne sont pas d’accord - permettront aux États et donc à la démocratie de remettre au pas une finance aveugle par des mesures de régulation efficaces.
Par ailleurs, la réforme du système monétaire international doit enfin être mise à l’ordre du jour. Nous comptons sur vous pour le faire. L’intervention des États, si nécessaire soit-elle, n’y suffira d’ailleurs pas si elle n’est pas éclairée par la vision d’un autre modèle de développement et, pour tout dire, d’un autre modèle de société.