Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà deux ans, le 25 septembre 2008, le Président de la République dressait, dans son discours de Toulon, un réquisitoire implacable contre les dérives insensées du capitalisme : il fallait, nous expliquait-il, « moraliser le capitalisme financier ». Il s’engageait à agir en urgence, en déclarant : « Le Gouvernement de la République réglera le problème par la loi avant la fin de l’année. »
Deux années se sont écoulées, et le projet de loi qui nous est aujourd’hui soumis ne paraît nullement correspondre à la vigueur de cet engagement, comme en témoignent son contenu, bien trop modeste à nos yeux, et le faible degré d’urgence de son examen par le Parlement.
Dans ces conditions, nous sommes en droit de nous interroger : l’état d’esprit général aurait-il changé au cours de ces deux années ? Aux yeux de certains, le capitalisme financier serait-il à nouveau redevenu acceptable, sinon plus respectable ? Plusieurs indices conduisent à le penser.
Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à une chronique du journal Le Figaro du 21 septembre dernier. Que nous y explique-t-on en effet avec aplomb ? Selon le chroniqueur, « le capitalisme va bien », et « non seulement [il] ne s’est jamais aussi bien porté, mais les États sont aujourd’hui des victimes consentantes de cette crise ». Et d’interroger doctement, avec une belle et ostensible assurance retrouvée : « Pourquoi le capitalisme est-il autorisé à crier victoire, alors qu’il y a deux ans, on l’enterrait sans fleurs ni couronnes ? » Eh bien, mes chers collègues, la réponse apportée par l’apologiste du Figaro à sa question laisse sans voix : si le capitalisme peut crier victoire, c’est parce que « jamais on n’a dépensé tant d’argent public (plus de 5 000 milliards de dollars en dix-huit mois) pour venir à son secours ». Devant cette ahurissante analyse, on se demande s’il faut parler de cynisme, d’arrogance ou de provocation calculée !
Le rapport de M. Marini est, lui, empreint de réalisme. La question est néanmoins de savoir si les préconisations régulatrices du projet de loi sont à la hauteur des enjeux. On voit en effet aujourd’hui où les excès des marchés financiers nous ont conduits : les dégâts sont considérables ! Sachant que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, il est essentiel, si l’on veut éviter d’autres catastrophes financières du même type, de prévoir des mesures législatives qui ciblent réellement les véritables causes de la dérive financière constatée. C’était là l’objet des nombreux amendements que nous avions présentés en commission.
Certains observateurs se sont accommodés de l’idée que la désignation de boucs émissaires suffirait à dédouaner toute la sphère financière de sa part de responsabilité dans la crise. À cet égard, que n’a-t-on entendu au sujet des agences de notation ! Certes, elles n’ont pas fait preuve d’habileté dans la gestion temporelle de la communication financière sur les firmes et les États.
Doit-on, pour autant, considérer que le thermomètre est responsable de la fièvre intense du malade ? Non, bien évidemment ! À mon sens, ce qui explique la fièvre de cheval du capitalisme financier, c’est bien moins les dérèglements des mécanismes de marché ou les manquements de telle ou telle catégorie d’acteurs que la dérive généralisée des comportements et de la hiérarchie des valeurs et des objectifs prévalant au sein de la sphère financière occidentale. « Une rentabilisation maximale à très faible risque pour soi au prix d’une maximisation du risque pour les autres » : tel semble être aujourd’hui le précepte majeur véhiculé par la socio-culture financière occidentale.
Devant ce constat, monsieur le rapporteur général, on peut s’accorder sur la nécessité d’un retour à la norme guidé par trois principes : transversalité, transparence, responsabilité. Nous vous suivons sur ce point.
Cependant, à nos yeux, le principe de responsabilité doit véritablement être la clé de voûte de tout le dispositif. Il doit conduire tout à la fois à une indispensable clarification de la mission des firmes bancaires et financières, à une approche plus collective et intégrée de la gestion du risque et à une plus juste perception de la place des profits et des rémunérations. À ce sujet, d’ailleurs, on ne peut qu’être inquiet de constater que les rémunérations des traders ou des administrateurs de sociétés s’envolent de plus belle depuis 2009.
Le projet de loi qui nous est soumis répond à l’idée qu’il faut s’efforcer de faire face et donner une suite à un diagnostic largement partagé. Dans le monde, les multiples déclarations des autorités publiques et les engagements du G20 témoignent qu’un processus lourd de régulation est souhaité, sinon enclenché.
Ce processus conduira-t-il à faire émerger un ensemble de garde-fous suffisamment robustes et à modifier durablement les comportements des acteurs de la finance ? C’est là toute la question ! Il en va en effet de l’addiction à la spéculation financière comme de l’addiction aux casinos : la fièvre du gain et des bonus gagne les esprits de façon aussi foudroyante que la fièvre du jeu. Si aucune mesure de dissuasion sérieuse n’empêche un joueur invétéré d’entrer au casino, il retourne très rapidement à ses vieilles habitudes…
Dans ce contexte, on ne peut que se féliciter du courage et de la détermination à agir du président Obama, qui cet été a doté les États-Unis d’une nouvelle réglementation contraignante, après une lutte sévère contre les lobbies très organisés de la banque et de la finance. Il est remarquable que les États-Unis aient décidé de remettre en cause l’architecture même de la fonction financière sous tous ses aspects. En ce sens, c’est une véritable réforme structurelle qui est en train de voir le jour.
Quant à l’Union européenne, elle a abordé les problèmes au travers d’approches parcellaires, dans la mesure où il est très vite apparu impossible d’élaborer un consensus sur une architecture nouvelle.
On peut regretter que la réforme institutionnelle des autorités européennes n’ait malheureusement pas transféré de compétences d’intervention à l’échelon européen. Cela étant, on peut se féliciter de l’adoption récente par le Parlement européen du paquet « supervision financière ». Ces textes instaurent trois autorités de supervision et un Comité européen du risque systémique. Ces progrès sont sans nul doute importants, mais pas encore à la hauteur des promesses faites en 2009, à l’occasion des sommets du G20.
On ne peut que regretter, et le rapport le souligne bien, que certains projets de régulation cristallisent en Europe des différences de philosophies, de traditions juridiques, de stratégies politiques ou d’approches économiques entre États membres. Je citerai à cet égard l’exemple du projet de directive sur les gérants de fonds alternatifs, dont l’adoption a été plusieurs fois reportée.
C’est donc dans ce contexte européen un peu flottant que s’inscrit le projet de loi de régulation bancaire et financière aujourd’hui soumis au Sénat. Si les dispositions présentées sont certes utiles, elles résultent, pour beaucoup d’entre elles, de la déclinaison ou de la transposition en droit français de réglementations européennes, telles que, par exemple, la directive du 16 septembre 2009 relative à la réglementation bancaire. Cependant, reste à nos yeux posée la question de l’entrée en application et surtout de la pleine efficacité des dispositifs introduits par ce projet de loi, tant ils paraissent modestes au regard de l’ampleur du chantier que le Président de la République lui-même s’était engagé à mener à bien dans l’urgence.
Pour illustrer les motifs de notre circonspection, j’évoquerai la façon dont la question des agences de notation financière est abordée. Mon collègue Jean-Pierre Fourcade vient d’en parler, mais j’irai plus loin que lui dans l’analyse sur ce point.
Le projet de loi vise à adapter le droit français aux dispositions du règlement n° 1060/2009 du 16 septembre 2009, tendant à mieux encadrer les agences de notation financière, ce qui est un objectif légitime. Or, malgré l’adoption somme toute récente de ce règlement, la Commission européenne a déjà présenté, le 2 juin 2010, une nouvelle proposition législative afin de le modifier. L’objet central du nouveau texte est de transférer à la future autorité européenne de supervision le pouvoir d’autoriser et de superviser les agences de notation, sans créer pour autant, du moins pour le moment, les conditions de l’instauration d’une agence européenne de notation, demandée par certains, notamment par le commissaire européen Michel Barnier. De nouvelles propositions doivent, semble-t-il, être faites dans les semaines à venir, et Jean-Pierre Jouyet, président de l’AMF, préconise, quant à lui, la création d’une agence mi-publique mi-privée, sous l’égide du FMI.
Si le présent projet de loi témoigne d’une véritable exigence en matière de transparence pour les agences de notation financière, il ne permet pas de progresser beaucoup dans la voie d’un accroissement de leur responsabilisation.
En effet, s’il est assez simple, pour des superviseurs, de contrôler les procédés d’évaluation utilisés, il est bien plus aléatoire de déterminer si une note émise est fiable ou non ! Sur quelles informations se fondent aujourd’hui les agences de notation financière dans leurs évaluations ? La réponse est simple : elles s’appuient sur les informations mises à leur disposition par les entreprises et les États. Or, depuis l’affaire Enron, sans oublier celle, plus récente, des statistiques trafiquées de la Grèce, chacun a conscience que les informations comptables et budgétaires, et même certaines données dites officielles des États, ne donnent pas une image fidèle et fiable de la réalité patrimoniale sous-jacente.